"Je ne suis pas mexicain, j'appartiens au peuple de la pluie" : Kalu Tatyisavi, poète Ñuu Savi

Publié le 29 Janvier 2022

Tonatiuh Lima
26 janvier 2022
Illustration : René Zubieta

En tu'un savi, le mot "Dieu" n'existe pas. Dit Kalu Tatyisavi, poète, orateur et enseignant de cette langue.

-Si pour nos ancêtres il n'y avait pas de Dieu, tel que l'Occident le conçoit, existait-il une figure similaire ? Qu'est-ce que Dieu ? Est-ce la nature elle-même ? Est-ce une relation avec l'autre ?

Nous sommes dans la bibliothèque du Centre Culturel José Martí, situé à côté de l'Alameda Central à Mexico. Ici, depuis plus d'une décennie, le poète Kalu Tatyisavi propose des cours dans sa langue maternelle à qui veut bien s'y rendre. 

-La chose la plus difficile dans une culture, et probablement la plus importante, est sa langue. Quand une culture perd sa langue, elle perd tout, tout ! 

Pour Tatyisavi, et pour ceux qui participent à son atelier, les mots sont plus qu'un simple moyen de communication. L'apprentissage d'une langue indigène est également une décision politique. C'est pourquoi il n'est pas étrange qu'aujourd'hui, on parle ici de Dieu et de la façon dont le christianisme a été utilisé, depuis le colonialisme jusqu'à l'histoire récente, pour tenter de rayer les langues indigènes de la carte. Il n'est pas non plus étrange que ceux qui viennent dans cet espace adoptent une position critique à l'égard des décisions gouvernementales et des politiques publiques visant la population indigène.

Le réseau Ve'i Ñuu Savi en est un exemple : formé par certains de ses étudiants, ce collectif tente non seulement de travailler sur la langue mais aussi de construire une identité qui adhère aux communautés d'origine, mais loin du folklore et des discours officiels. De plus, Kalu et le réseau Ve'i Ñuu Savi font partie d'une tendance des mouvements indigènes dans laquelle l'"identité mexicaine" a commencé à être remise en question.

Ainsi, face à des actions comme la célébration des " 500 ans de résistance indigène ", annoncée en 2021 par le président Andrés Manuel López Obrador, Ve'i Ñuu Savi affiche clairement sa position et définit l'identité mexicaine comme une " entreprise chargée de reproduire la condition coloniale " : 

"Dire nos noms a été la première chose qui a été interdite depuis la colonisation jusqu'à l'actuel État mexicain qui impose des dénominations pour nous désigner comme : " indix ", " indígena ", " oaxqueñx ", " mexicanx " ; cela annule notre identité mais aussi nos souvenirs."

Kalu Tatysavi le dit clairement :

-Ntu kuvi ni mejikano -il traduit ensuite- : Je ne suis pas mexicain.

Il appartient au Peuple de la Pluie.

LE PEUPLE DE LA PLUIE

-À l'école, nous ne pouvions pas parler tu'un savi. Les professeurs l'interdisait. Les livres, tous, étaient en espagnol. Les professeurs parlaient espagnol.

Kalu est né à l'hôpital de Tlaxiaco, Oaxaca, à deux heures et demie de Jie'e Yuku, la communauté où il a grandi. Même s'il était heureux de jouer dans les vignes avec ses amis, faisant toujours des blagues en tu'un savi, la vie de paysan était trop dure : planter du maïs et du café en affrontant les difficultés du terrain, du soleil et de la pluie.

Aujourd'hui, Kalu est titulaire d'un diplôme en sociologie et en philosophie de l'UNAM et d'une maîtrise en littérature latino-américaine. Il a publié des essais, des aphorismes, des pièces de théâtre, des scénarios de films et, bien sûr, des poèmes. Plus qu'un écrivain ou un poète, Kalu est un penseur. Il consacre sa vie à réfléchir sur l'identité, l'histoire et sa langue maternelle : le tu'un savi ou "langue de la pluie", la langue de la communauté ñuu savi, qui se traduit en espagnol par "peuple de la pluie". 

Selon l'Institut national de géographie, de statistique et d'informatique (Inegi),  le Tu'un savi compte plus de 500 000 locuteurs, principalement dans les régions de Oaxaca, Puebla et Guerrero. Toutefois, les processus migratoires ont dispersé la communauté, qui vit aujourd'hui également dans la zone métropolitaine de la vallée de Mexico, à Tijuana, ainsi qu'en Californie et dans d'autres États des États-Unis. 

À l'origine, cette communauté habite une zone montagneuse qui traverse trois États : à l'ouest de l'Oaxaca, au sud de Puebla et à l'est deu Guerrero. Dans cette région, le Ñuu Savi, la Sierra Madre orientale et la Sierra Madre occidentale convergent également. Les métis la connaissent mieux sous un autre nom : Mixteca Oaxaqueña. Mais plus d'une personne, comme Kalu Tatyisavi, se bat pour éradiquer le gentilé "Mixteco".

-Nous travaillons à la reconstruction de la langue, à la reconstruction de l'histoire. C'est pourquoi nous sommes ñuu savi et parlons la langue tu'un savi", explique-t-il. Le mot "mixtèque" n'existe pas dans notre langue.

Kalu Tatyisavi a reçu plus d'un prix pour ses recueils de poèmes publiés. Le prix Bellas Artes de littérature en langues indigènes en 2019, par exemple, et, à deux reprises, le prix Nezahualcóyotl de littérature en langues indigènes. Mais il n'est pas fier de ces distinctions et s'est même absenté des cérémonies de remise de prix.

Ces prix servent à justifier l'action de l'État à l'égard des peuples indigènes", se plaint-il, "pour [prétendre] qu'ils font quelque chose pour eux, qu'ils les représentent. C'est juste le truc des "Indiens autorisés". C'est comme dire : "Moi, le gouvernement, je vous autorise, vous, les indigènes, à concourir, à faire ceci, à vous présenter ; mais dès que je le veux, je l'annule et je garde le pouvoir sur vous, parce que je possède les ressources".

C'est une longue histoire et chaque gouvernement a contribué un peu à l'extermination des langues indigènes. Tatyisavi, par exemple, rappelle que c'est sous le président Lázaro Cárdenas (1934-1940) que l'Institut d'été de linguistique (IDL), une organisation chrétienne d'origine américaine, a été autorisé à commencer à fonctionner au Mexique. L'IDL avait pour mission de "castillaniser" les peuples indigènes par le biais de traductions du Nouveau Testament en adaptant phonétiquement les langues indigènes à l'alphabet latin. Une fois encore, le Dieu chrétien a été utilisé comme un instrument de colonisation. 

Selon des chercheurs comme Ezequiel Maldonado, l'objectif de l'IDL, ainsi que de multiples réformes éducatives promues par le cardénisme, était la "mexicanisation de l'Indien" et la création d'une nouvelle identité : celle du métis qui parle espagnol, celle de l'indigène qui parle "castillan"

Tout le monde n'a pas mordu à l'hameçon. Kalu, par exemple, n'a pas fréquenté l'école maternelle ou la première année de l'école primaire - son frère aîné lui a appris à lire dès l'âge de trois ans -, ce qui lui a permis d'avoir une relation différente avec sa propre langue.

Je voulais aller à l'école secondaire", dit-il. Mon père m'a toujours inculqué que je devais étudier la langue de l'autre, n'est-ce pas ? La profession de l'autre, les caractéristiques de l'autre. 

Mais dans sa communauté, il n'y avait qu'une seule école primaire. À l'âge de 11 ans, pour poursuivre ses études, Kalu Tatysavi émigre à Ñu'u Ko'yo : "Lieu des marécages".

Ou, comme les métis l'appellent aujourd'hui : Mexico.

-Je suis arrivé en 1972. J'étais un enfant très maigre, aux cheveux clairsemés et, peut-être, mal nourri. Je n'ai jamais cessé d'être un farfelu, un Indien, un patarrajada. C'était un endroit trop hostile. Il y a des choses dont je ne peux pas parler parce qu'elles me font encore mal. Maintenant, je n'ai pas peur, je connais la ville, je parle sa langue et d'autres langues ; en plus, je parle la mienne. Mais je sens que ce n'est pas ma ville : je n'ai pas de place, je ressens le besoin d'être toujours en mouvement. C'est à partir de là que je cherche à faire mon histoire : écrire l'histoire de ma culture, développer la langue comme paradigme fondamental.

VE'I ÑUU SAVI : UN LIEU POUR LA LANGUE

C'est ainsi qu'est né le réseau Ve'i Ñuu Savi : des enseignants, des cinéastes, des écrivains et des chercheurs qui parlent Tu'un Savi, étudient la langue et la politisent.

En 2010, après des années de recherche d'un espace pour enseigner le tu'un savi, le directeur du centre culturel José Martí a proposé à Tatyisavi d'utiliser l'espace deux heures par semaine. En peu de temps, son atelier est devenu un lieu de rencontre pour les ñuu savi qui avaient migré vers la capitale et qui, à cause du racisme, des préjugés ou de l'oubli, avaient cessé de parler leur langue.

-Nous nous réunissons, nous discutons, nous allons dans les villages, nous donnons des cours et nous le faisons dans la langue", explique Kalu. On s'amuse aussi : on monte dans le métro et on fait des blagues en tu'un savi : on se crie dessus, on jure, on se moque de l'autre et de l'autre aussi, mais l'autre ne nous comprend pas. Dans le métro, ils doivent dire "ces Indiens, que font-ils ? 

Cela semble être un geste innocent, mais amener dans l'espace public une langue qui leur a été interdite depuis leur enfance et qui, pendant des années, a été reléguée, peut-être, dans des espaces intimes et familiaux, ressemble à une forme de liberté.

Face aux commémorations des "500 ans de résistance indigène" et à d'autres actes symboliques du gouvernement actuel - comme le retrait de la statue de Christophe Colomb sur le Paseo de la Reforma - Ve'i Ñuu Savi dit : "Nous ne sommes pas d'accord avec vous [l'État], nous vous survivons, et surtout, au lieu de retirer une statue de Christophe Colomb, préoccupez-vous davantage du bien-être général de la population. Il y a beaucoup de pauvreté dans ces cultures indigènes. 

Avec Ve'i Ñuu Savi, Kalu Tatyisavi donne souvent des ateliers dans différentes communautés où il cherche à souligner l'importance des langues - pas seulement la sienne - et l'impact de la colonisation à travers les politiques éducatives du Mexique. Ils le font avec leurs propres moyens, sans recourir au soutien des pouvoirs publics ou des associations civiles. 

Le discours du gouvernement actuel est le discours du gouvernement Cardenista", dit Tatyisavi. Nous l'appelons "néo-indigénisme". À l'époque de Cárdenas, l'exécutif s'appelait Tata. L'exécutif actuel veut que nous les appelions tous Tata, alors pourquoi ce désir d'en faire nos pères, de les voir décider pour nous ?

La récente disparition de l'Institut national des langues indigènes (Inali), créé en 2005, s'inscrit dans le même débat. Le 2 janvier 2022, le ministère de la Culture a publié un communiqué informant qu'Inali sera absorbé par l'Institut national des peuples indigènes (dont le siège est toujours occupé par le peuple Otomí-Hñähñü). La nouvelle a suscité l'inquiétude, entre autres secteurs, de l'association civile Escritores en Lenguas Indígenas, dont les membres ont exprimé leur rejet dans une lettre adressée au président de la République : "Ne permettez pas qu'Inali disparaisse, mais renforcez-le plutôt pour qu'il continue à arroser notre terre de son travail et pour que nos langues germent et se répandent aux quatre coins du monde".

Kalu ne partage pas ce point de vue.

Ces institutions sont absolument inutiles et devraient être abolies", dit-il. Inali a été créé à l'époque de Fox, imaginez ça. Les peuples originaires doivent créer leurs propres institutions et structures en s'appuyant sur la critique et leur vision du monde. Sinon, tout sera colonial, imposé, occidental et chrétien.

KALU TATYISAVI ET LA "PAROLE DU SILLON"

Dans ses recueils de poésie Porque el silencio et Huellas del nagual, Tatyisavi propose de créer de nouvelles significations qui peuvent fissurer celles que nous prenons pour acquises.

Par exemple, il ne se considère pas comme un poète mais comme un semeur, et il a nommé sa poésie Tu'un yukun itu : "parole du sillon".

L'art, dit-il, doit rompre, être transgressif, provoquer des crises chez l'autre. C'est pourquoi ses poèmes ne parlent pas de "beaux" paysages, de fleurs ou de rivières ; chacun de ses textes est un aperçu de la douleur profonde de la perte et du pillage, une réflexion sur l'existence et la mémoire.

-Dans toute ma littérature, je questionne l'histoire. L'histoire forte que nous avons subie et l'histoire que nous, les peuples originels, n'avons pas encore faite.

Ainsi, dans Aforismos y requerimientos intios, l'un de ses derniers livres publiés - et aussi l'un de ses plus sardoniques et douloureux - Kalu Tatysavi écrit :

Kuvi kua kuvi kuvi jin da nakani, iyo da kuatyi naku, iyo da tee je iyo da no' ma. Va, da intígena va nku kene-daa tyi ntia'an ka'an-daa je ntia'an nakanu-daa da kaa ji'ni sukun jin na'a-daa.

Comme toujours avec l'histoire, certains la répètent, d'autres l'écrivent et d'autres la subissent. En d'autres termes, les indigènes tentent de se sauver eux-mêmes, au lieu de se donner une voix et d'interpréter les chaînes.

Et puis :

Kuvi kueka tuni ini.ni sa tee so'o-ni kaxin xu'un kuat yi ini kaa, kuvi-i kua sa te'ni in poema intíjena. 

Il est pitoyable d'entendre le tintement des aumônes, comme de renifler un poème intíjena.

À propos de l'œuvre de Kalu Tatyisavi, Florentino Solano, poète de Metlatónoc, Guerrero, également locuteur de Tu'un savi, écrit dans l'introduction de Huellas del Nahual : "Sa poésie est un message dans le vent, et nous continuons à regarder la pluie en attendant l'orage".

Kalu signifie Carlos, Tatyisavi est un jeu de mots : Tatyi est le vent et Savi la pluie. Cela pourrait être traduit par une averse ou une tempête.

Le nom lui-même semble contenir un message : si la pluie est comme une langue vivante, personne ne peut l'arrêter lorsqu'elle devient un orage.

source d'origine Corriente Alterna

Traduction caro d'un reportage paru sur Desinformémonos le 26/01/2022

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