Chili - Un moment pour réarmer nos vies

Publié le 31 Mars 2020

L'universitaire mapuche Elisa Loncon, l'écrivaine yaghan Cristina Zarraga et l'anthropologue Rapa Nui Paloma Huke, femmes indigènes, donnent leurs impressions sur la situation actuelle.

"Plus que d'attaquer le virus, je me concentrerais sur ce que cette situation nous montre : plus d'attention à nos soins personnels, à notre nourriture, à notre respiration, à nos émotions, à nos relations Il est temps d'arrêter, de retrouver notre pouvoir pour que nous puissions être libres, pour que nous puissions faire face aux crises et nous sentir en bonne santé", déclare l'une d'entre elles.

Ce n'est là qu'une des réflexions de la Mapuche Elisa Loncon, universitaire de l'Université de Santiago, lorsqu'on lui a demandé quelles étaient les impressions des membres des peuples ancestraux concernant la pandémie de coronavirus et ses conséquences actuelles.
Paloma Huke, anthropologue de Rapa Nui, déclare quant à elle : "Je pense qu'en tant que peuple, nous sommes toujours exposés, même si nous ne voulons pas l'être. Le premier cas de la maladie a été déclaré sur l'île mardi."

"Je pense que c'est le bon moment pour revenir à l'essentiel, pour nous regarder avec honnêteté et pour rassembler nos vies sur un terrain sain", déclare l'écrivain Cristina Zarraga, petite-fille de Yaghan.

EN QUARANTAINE


Toutes trois sont en quarantaine dans les lieux où elles vivent : Loncon à Santiago, Huke avec sa famille sur l'île de Pâques et Zarraga avec sa famille en Allemagne, où elle vit depuis quelques années.

"Je travaille depuis chez moi", explique la professeure mapuche, membre du département d'éducation de son université. "L'USACH nous a permis de faire du télétravail, j'examine des thèses, des articles universitaires. J'essaie aussi d'écrire. Nous avons eu des réunions sur Internet."

Zarraga est impressionnée par tout ce qui se passe dans le monde, avec toutes les restrictions, arrêtant la vie matérielle en quelques jours, démontrant ainsi que ce qui était considéré comme impensable aujourd'hui peut être fait, "malheureusement poussé par la peur."

"Je dis malheureusement, car pour parvenir à la guérison de la terre, de l'environnement, jamais des mesures aussi drastiques et conscientes n'ont été prises pour faire face à ce changement climatique qui nous affecte tous, car si la terre tombe malade, les animaux, nous tombons malades", réfléchit-elle.

"Pour moi, cette situation m'a amené à réfléchir, à confirmer certaines croyances internes et à pouvoir les partager avec ma famille, mes amis. Elle nous affecte tous d'une manière ou d'une autre. Pas nécessairement en s'infectant  du virus, c'est beaucoup plus", souligne-t-elle.

ÉPIDÉMIES DANS LE PASSÉ


Les peuples ancestraux ont un souvenir terrible des épidémies qui sont arrivées en Amérique avec l'arrivée des colons européens. Des millions d'indigènes sont morts de maladies telles que la rougeole, la variole et le typhus. La population de Rapa Nui elle-même, par exemple, a été décimée à la fin du XIXe siècle par des maladies telles que la tuberculose et la variole.

"Notre peuple était l'un des plus primitifs de ces Terres Fuégiennes, pur, vivant en équilibre avec la nature, avec son environnement, vivant dans la plénitude et la liberté", se souvient Zarraga. "Et comme nous le savons déjà, la rencontre avec les Européens brise cette harmonie chez les peuples originaires de ces latitudes. La sauvagerie avec laquelle ils ont été traités, violés, l'introduction d'autres coutumes, telles que la nourriture non naturelle, les vêtements, l'alcool, marque une rupture avec ce passé vers une civilisation imposée".

Cela s'est fait en "affaiblissant l'âme humaine et en cédant aux forces d'invasion, comme l'ont été ces virus ou ces maladies endémiques, qui ont entraîné la mort d'un grand nombre de Yaghans à cette époque. C'était particulièrement vrai pour les familles qui s'entassaient dans les missions anglicanes qui y étaient installées dans le but d'évangéliser et d'éduquer les aborigènes pour une vie civilisée".

Elle souligne qu'il y a eu des groupes Yaghans qui ont choisi de s'isoler dans leur vie primitive. Plusieurs d'entre eux n'ont pas pu être atteints par ces épidémies, ou ceux qui ont réussi à quitter les missions ont également pu se remettre de ces maladies.

"Cela me fait réaffirmer l'importance de revenir à l'essence de ce que nous sommes vraiment et de ce dont nous avons besoin pour vivre en harmonie avec les autres et avec notre environnement.

UN SOUVENIR DOULOUREUX SUR LE WALLMAPU


La question des épidémies a également été une expérience difficile pour le peuple mapuche.

"Il existe des récits oraux qui nous rappellent les maladies, les famines, les morts en masse. Les conquistadors espagnols ont apporté des épidémies telles que la typhoïde, le paludisme, la variole, la rougeole, la malaria, beaucoup de gens sont morts par milliers dans notre Amérique pendant la conquête", dit Loncon. Elle ajoute que l'occupation militaire du territoire mapuche par l'État chilien a également apporté des maladies.

"Je me souviens des histoires que mon père nous racontait, des histoires de famine et de maladie. Le peuple Mapuche se cache dans les montagnes en mangeant des tiges de quila, la tige est douce et nutritive. Ils ont survécu avec des pertes et de nombreuses douleurs, ils étaient affaiblis, mais ils n'ont pas perdu leur kimvn. Dans une culture orale comme la nôtre, il existe une mémoire collective et même une génétique, une connaissance spirituelle qui peut nous aider à comprendre ce qui nous arrive et à comprendre pourquoi. Il existe des connaissances sur les maladies, il y a des herbes antiseptiques, sur le nettoyage du corps, mais si le virus pénètre dans les poumons, c'est déjà plus complexe. Il existe aussi des connaissances sur la nourriture donnée par la montagne, la terre."

Elle regrette qu'il y ait aujourd'hui très peu de diversité et que les monocultures de pins et d'eucalyptus soient également devenues des épidémies pour la terre : "Elles l'ont asséchée, rendue acide, rendue malade. Une grande partie de la biodiversité de Wallmapu est morte".

L'INTERPRÉTATION DE LA SITUATION


Lorsqu'on lui demande comment elle a vécu cette situation en tant que membre d'un peuple ancestral, Zarraga répond :
"Nous avons oublié l'essentiel. L'humanité s'est déconnectée d'elle-même, ignorant ses propres forces de guérison, son lien avec le grand esprit, la nature et ses êtres élémentaires. Nous avons créé des besoins inutiles", dit-elle.

"Cela pourrait être une situation pour repenser la vie, l'essentiel pour chacun d'entre nous. Aujourd'hui, nous donnons de la force à l'invisible - le virus - par la peur qui pourrait se terminer par la mort, alors qu'il existe d'autres forces invisibles qui donnent la vie et nourrissent le corps-esprit, par exemple, la graine germée, qui se développe par une force invisible mais aussi visible, la vie".

Huke est frappée par "la peur, la méfiance de la vie", et la relie aux facteurs de la "nouvelle façon dont nous vivons en société".

"Par exemple, la modernisation et tout ce qui va avec", dont un exemple est "la nourriture contaminée ou transgénique".

"En tant que Mapuche, nous sommes également mondialisés, nous sommes une population vulnérable et nous sommes exposés à la contagion du coronavirus comme tout le monde dans le monde", complète Loncon. "Nos pratiques sont collectives : manger dans la même assiette, boire du maté dans la même tasse, se serrer la main, tenir des réunions, des cérémonies et autres pratiques collectives."

LEÇONS


Mais l'épidémie est aussi un moment d'apprentissage.

"En général, une crise amène toujours une renaissance, la crise communique que nous nous sommes oubliés", souligne Zarraga.

"Dans le passé, les cérémonies d'initiation avaient lieu dans notre peuple précisément pour que nous n'oubliions pas qui nous sommes, que nous donnions vie à nos capacités et que nous n'oubliions pas que, avant nous, une grande force avait créé l'environnement naturel autour de nous, pour vivre avec lui et non pour le détruire", souligne-t-elle.

"Je crois que cette crise commence et qu'elle dépend aussi de la façon dont elle se termine ou dont nous la gérons. Les effets sur notre mode de vie dépendent de la façon dont nous y faisons face, à mon goût préférable sans crainte, avec respect mais sans panique, en nous concentrant sur le vrai sens de la vie, les vrais besoins. En union, parce qu'ici nous voyons que nous sommes tous un, ce que je fais affecte l'autre, que ce soit par la pensée, par l'action, par le sentiment.

Elle estime que c'est une bonne occasion de repartir à zéro, de revenir aux valeurs fondamentales déjà imprimées dans chaque être humain, les mêmes dans presque toutes les cultures, comme l'occasion de pratiquer la solidarité.

"Plus que d'attaquer le virus, je me concentrerais sur ce que cette situation nous montre : plus d'attention à nos soins personnels, à notre nourriture, à notre respiration, à nos émotions, à nos relations... Il est temps d'arrêter le stress, de retrouver notre pouvoir de liberté, afin que nous puissions mieux faire face aux crises et nous sentir en bonne santé".

Pour Huke aussi, l'enseignement est clair : "Un toit au-dessus de votre tête, de la nourriture sur votre table, travailler juste assez pour vivre avec votre famille et vous donner du temps pour eux et les apprécier", ainsi que "transmettre vos connaissances".

CHANGER LE NÉOLIBÉRALISME


Loncon est certaine que la pandémie a des effets dévastateurs sur l'humanité et sur les peuples autochtones, y compris les Mapuches, "parce que nos sages aînés sont en danger".

"Nous ne savons pas combien de connaissances nous allons encore perdre avec leur départ, combien le Mapuzugun sera encore affaibli", déplore-t-elle.

Pour elle, la pandémie démontre également la profondeur de la crise du modèle de développement promis par le néolibéralisme, car il n'existe tout simplement pas de tel développement. "Était-ce l'avenir promis", se demande-t-elle.

"Nous constatons qu'un modèle économique basé sur l'exploitation humaine, l'exploitation sans discernement de la terre, de l'eau, des montagnes, ne nous garantit pas la vie. Aujourd'hui, l'indication est de rester à la maison, que faites-vous si vous n'avez pas de salaire, avec quoi nourrissez-vous votre famille ? Si on vous dit de vous laver les mains encore et encore, que faites-vous si vous n'avez pas d'eau ?

"Je crois qu'enseigner, c'est revenir à la terre, c'est changer l'économie néolibérale qui nous a colonisés dans l'individualisme. Nous avons besoin d'un modèle économique et d'une philosophie communautaire qui équilibre les êtres humains avec la nature, en pensant à l'autre et donc en prenant soin de soi et des siens, en prenant soin de l'eau, en prenant soin de l'air pur. Les comportements individualistes des quicas sont honteux en temps de crise. En Allemagne, Merkel a lancé un appel explicite à la prise en charge collective, parfois la douleur nous humanise.

traduction carolita d'un article paru sur Elorejiverde le 30 mars 2020

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