Chili / Argentine : Les derniers yaghans
Publié le 25 Avril 2013
Les derniers yaghans
Ile Navarino et Puerto Williams
Sur le territoire de l'extrême-sud américain formé après le retrait des glaces qui fit apparaître le détroit de Magellan et la Terre de feu, il y a quelque 6.000 à 10.000 ans, vivaient dans des conditions presque inimaginables quatre ethnies distinctes :
* Les Onas ( ou Selkman) . De robuste stature, probablement de même origine que les Tehuelches ( Aonikenk) de Patagonie continentale, ils auraient été retenus sur la Terre de feu dans leur nomadisme du fait de cette coupure par le détroit de Magellan. Ils subsistaient par la cueillette et la chasse, notamment au guanaco. Des 4.000 qu'ils étaient en 1880, la colonisation de leurs territoires, les tueries par les chercheurs d'or et les éleveurs, la christianisation par les salésiens de l'île Dawson entre 1890 et 1939 firent tomber leur nombre à une dizaine, essentiellement métis dans les années 1960. La dernière Ona non métissée Angela Loij est morte en mai 1974.
L'ethnologue Anne Chapman avec la dernière Ona Anjela Loij
* Les Aush ( ou Manenenk) . Sans doute arrivés plus tôt encore et fixés plus loin sur l'extrémité sud-est de la Terre de feu, ils disposaient là, outre la cueillette et la chasse, des ressources du rivage marin. Parents mais distincts des Onas, ils ont dès les débuts du XXe siècle disparu comme ethnie ayant ses caractéristiques et sa culture propres. Il n'en restait plus qu'une seule famille non-métissée en 1911 et un seul individu en 1926.
Felipe Alvarez le dernier yaghan mort en 1977, photo Robert Lechêne 1967
* Les Yaghans ( ou Yamanes). Occupant au sud de la Terre de feu, de l'autre côté du canal Beagle, un vaste triangle allant jusqu'au Cap Horn, physiquement plus petits que les Onas, ils s'en distinguaient surtout par leur mode de vie essentiellemnt maritime. Naviguant par familles entières avec un feu de braise à bord de leurs canots, ils sillonnaient les canaux, alentour de l'île Navarino, ne faisant de haltes à terre que dans des huttes provisoirement dressées sur des monticules voisins du rivage. De 3.000 environ qu'ils étaient en 1848, on n'en compte plus que 1.300 en 1880 et moins de 400 cinq ans plus tard. Désemparés, sédentarisés, ils n'étaient plus dans les années 1950 que quelques dizaines, métissés pour la plupart, résidant dans l'île Navarino sur la baie de Mejillones, d'où les autorités chiliennes les ont transférés près de la nouvelle base navale de Puerto Williams à Villa Ukika qualifié de village des derniers Yaghans. Le dernier Yaghan non métissé, Felipe Alvarez y est décédé en 1977. Des deux dernières Yaghanes de souche, les soeurs Calderon, Ursula est morte en 2003 à l'âge de 77 ans, ne laissant plus que sa cadette Cristina née en 1928.
Derniers Alakalufs, photo Emperaire 1947
* Les Alakalufs ( ou Kawesqar). Vivant comme les Yaghans à bord de leurs canots, ils sillonnaient pour leur part vers l'ouest les multiples canaux du littoral du Pacifique. De longue date maltraités par les équipages de passage par le détroit de Magellan, littéralement clochardisés dès le courant du XIXe siècle, où ils étaient encore quelques milliers, les Kawesqar n'étaient déjà plus qu'une centaine au début du XXe siècle, parqués en 1940 par le gouvernement chilien près de sa base d'hydravions de Puerto Eden sur l'île Wellington. Le recensement de 1971 fait état de 47 Kawesqars au Chili, la "calypso" du commandant Cousteau de passage à Puerto Eden en 1978 n'y en trouve qu'une vingtaine. Les 15 dernières Kawesqars recensés en 2006 survivent misérablement à Puerto Eden. Il n'y en aurait plus que 6 authentiquement de souche en 2009 au passage de l'expédition, de Christian Clot.
Danseurs du HAIN, photo Gusinde 1923
EXTINCTION, EXTERMINATION
Au bout de leurs milliers d'années d'une existence adaptée aux conditions les plus inimaginables de la planète, découverts par les blancs, les Fuégiens n'ont été considérés que comme des sauvages, des spécimens d'une humanité primitive, voire
des sous-hommes. Ils ont donc été traités comme tels, expulsés de leurs territoires par les chercheurs d'or et les éleveurs de troupeaux, chassés comme des bêtes, abattus ou parqués, certains même exhibés comme les onze Onas exposés dans des cages de fer à l'expo de Paris de 1889.
D'autres motivations comme celles de les "civiliser" et de les christianiser contribuent non moins radicalement à leur extermination. Lavés et habillés à l'européenne, ils n'ont plus les protections naturelles qui permettaient à leurs organismes d'affronter le climat et sont au contraire exposés à toutes les épidémies, tuberculose, typhus, varicelle. La rougeole importée en 1884 par une expédition venue de Buenos-Aires élimine d'un coup plus de la moitié des quelques 1000 Yaghans de la Terre de Feu.
Sédentarisés de force, amputés de leur héritage socio-culturel, les rares survivants soit se clochardisent, soit sombrent dans la mélancolie et le silence, se refusant même à parler leur propre langue devant leurs oppresseurs.
Femmes yaghanes devant leur hutte, photo la Romanche 18....
LES CONNAITRE
Si l'aviso français " La Romanche" en mission en 1882-1883 pour l'année polaire internationale a rapporté 323 précieuses photographies des Yaghans rencontrés ( qui succomberont à une épidémie de tuberculose après son départ), la recherche d'une connaissance ethnologique et anthropologique sérieuse et sans préjugés des ethnies fuégiennes n'a commencé qu'alors que leur extinction était déjà en phase finale.
* En 1910, le missionnaire salésien Alberto Maria de Agostini ( 1883-1960), ethnologue, géographe, photographe, alpiniste, commence l'exploration des terres magellanes, avec escalade des sommets et séjours auprès des populations locales. Il écrira 22 ouvrages de ses "Trente années en Terre de Feu" et témoignera de ses contacts avec les Fuégiens par de nombreuses photos et un film, "Terre magellane" en 1928.
* Entre 1918 et 1924, le missionnaire autrichien Martin Gusinde ( 1886-1969) fait quatre expéditions en Terre de Feu. Il y rencontre les indigènes fuégiens dont il dénonce l'extermination et procède à l'étude minutieuse de leurs cultures accompagnée de centaines de photos, Onas en 1918/1919, Yaghans en 1919/1922, Alakalufs en 1922/1924. Il consacrera les quarante années suivantes à l'écriture des ouvrages relatant et commentant son expérience.
* Entre 1946 et 1948, l'ethnologue français José Empéraire ( 1912-1958) partage à Puerto Eden la vie des derniers Alakalufs, dont le nombre passe de 99 à 88 dans ces deux seules années. Il consigne dans son livre " Les nomades de la mer" son ultime témoignage de ce qu'avait été le quotidien de cette ethnie partiquement éteinte depuis.
* L'ethno-antropologue franco-étatsunienne Anne Chapman ( 1922-2010) recueille en 1964 les récits de Lola Kiepja, selkman presque nonagénaire, reconstruit avec elle une généalogie de quelque 3.000 membres de l'ethnie selkman. Après la mort de Lola en 1966, Anne Chapman réalise un film documentaire " El pueblo Ona", basé sur les souvenirs et les réflexions d'Anjela Loij, alors seule survivante selkman qui mourra en 1974. En 1985, elle travaille avec les quatre dernières femmes yaghanes à Puerto Williams et recueille notamment les très riches récits de l'une d'elles Cristina Calderon.
* A quoi il convient d'ajouter le livre de "Aux confins de la terre, une vie en Terre de Feu ( 1874-1910)" de E. Lucas Bridges, fils du pasteur anglais Thomas Bridges, qui relate dans le détail et avec sympathie ses plus de trente années de relations avec son environnement yaghan et ona.
Villa Ukika, photo Pablo Helguera
Démentant les appréciations sommaires et méprisantes qui faisaient des Fuégiens " les plus ignobles brutes de la race humaine" ( Thomas Mayne-Reid, 1878), ces études ethnographiques doublées de contacts humains ont mis en lumière l'extraordinaire richesse culturelle de ces peuples.
Comme leurs modes de vie, leurs coutumes exprimaient leur connivence étroite avec une nature terrible dans tous ses aspects : le relief, le froid, les ressources rares. Il est ainsi apparu que les amas énormes de coquilles de mollusques formant des tumulus au long des rives du canal Beagle étaient non des détritus accumulés là par les Yaghans mais une expression monumentale de leur reconnaissance en ne rejetant pas à la mer ce qu'elle leur avait donné pour se nourrir. Edifiés au fil des siècles, ces conchales, visibles de loin, escales d'une ou plusieurs nuits pour les "nomades de la mer" se sont avérées être un substrat ancestral de la société comme de la culture yaghanes.
Alors que Darwin avait assuré qu'ils ne parlaient "pas plus d'une centaine de mots", ces études ont établi que les langues parlées par les Fuégiens étaient d"une considérable diversité de vocabulaire permettant une expression complexe et précise.
En témoigne, quand ces langues ont aujourd'hui pratiquement totalement disparu, le dictionnaire yamane-anglais de 32.000 mots et inflexions que le pasteur Thomas Bridges s'était dès les années 1860 et jusqu'en 1879 attaché à dresser et qui n'a pau avoir son équivalent dans aucune des autres ethnies fuégiennes. José Empéraire avait, à Puerto Eden, rassemblé l'essentiel du non moins riche vocabulaire de l'alakaluf, alors que déjà personne ne le parlait plus. Ce qui a pu être recueilli de mythes et récits auprès des derniers survivants fait apparaître des langues comme les vecteurs de véritables littératures orales d'un grand souffle d'inspiration et d'une émouvante poésie.
Après E.Lucas Bridges, Martin Gusinde, suivi par Anne Chapman se sont attachés à reconstituer le secret du Hain, spectaculaire et mystérieuse cérémonie initiatique des Onas dont le rituel immuable s'était transmis au fil des siècles, sinon des millénaires.
Martin Gusinde avait obtenu des Onas en 1923 la permission de faire des photos des acteurs nus et peints de ce qui aura été peut-être le plus vieux théâtre du monde. Anne Chapman a pu aussi enregistrer de Lola Kiepja l'une des dernières de ces Onas, une centaine de chants traditionnels ou chamaniques.
CRISTINA , LA DERNIERE DES YAGHANS
Cristina Calderon, la dernière yaghane
Si totalement les Aushs et les Onas et presque totalement les Alakalufs ont à ce jour disparu comme ethnies, se diluant silencieusement dans le métissage, l'histoire des Yaghans aura été un peu différente.
Il semblerait que dans les premières décennies du 20e siècle, pour échapper aux missionnaires et aux colons , les survivants aient cherché refuge dans les canaux voisins du Cap Horn, pour finalement s'établir au nord de l'île Navarino, sur les rives de la baie Mejillones bordant le canal Beagle.
De cette période subsiste un cimetière de 79 tombes datées de 1928 à 1959, l'une d'elles indiquant 1916 comme date de naissance du défunt à Mejillones.
En créant en 1953 la base navale de Puerto Williams, l'état chilien décide d'y placer sous sa surveillance en un lieu-dit Villa Ukika ce qui reste des Yaghans, essentiellement ceux de Mejillones qui y sont de 1955 à 1958 transplantés par l'armée.
Presque tous sont métissés, sauf exceptions d'ADN yaghan pur : Felipe Alvarez, le dernier des Yaghans mâles qui mourra en 1977, Rosa Yagan Lakutaia mourra en 1983, Ursula Calderon qui mourra en 2003 et sa soeur Cristina Calderon.
Dans ces dernières décennies du 20e siècle, les progrès de communication des transports font que des relations et des images de la Terre de Feu touchent le monde entier. L'évolution des mentalités fait qu'on prête plus attention au sort des peuples premiers, dont les fuégiens. Ayant pratiquement fini de les faire disparaître, le Chili se découvre des avantages sans aucun rique à maintenant les honorer.
En 1976, le cimetière yaghan de Mejillones est déclaré monument national, en vertu d'une loi qui inclut également les conchales. Les obsèques d'Ursula Calderon en 2003 y sont vidéo-enregistrées. En 2007, un musée portant le nom de Martin Gusinde, consacré à la connaissance des Yaghans, est construit aux frais de l'état à Puerto Willaims.
En 2009, Cristina Calderon, dernière yaghane de souche et parlant encore la langue est déclarée " trésor vivant de l'humanité" par le comité national de la culture et des arts.
Martin Gonzales, fils de Cristina, est envoyé à Washington par le gouvernement pour une rencontre internationale des peuples indigènes.
Mais ces évolutions n'ont pas non plus laissé sans réagir les quelques dizaines de yaghans d'Ukika-Puerto-Williams, même métissé sauf Cristina Calderon.
En 2003, constitués en "groupe de travail du peuple yaghan" ils publient un manifeste demandant des mesures qui traduisent la reconnaissance de leur existence historique et actuelle ( qu'ainsi 'l'île Navarino et la mer adjacente soient déclarées territoire du peuple yaghan) et présentant des revendications intéressant leur communauté dans une série de domaines, économie, santé, éducation, culture etc...
Ils demandent au gouvernement chilien rien moins qu'un nouveau traité ( il ne leur sera concédé que la propriété de la surface d'Ukika).
Cette même année, âgée de 75 ans , Cristina Calderon participe à Codpa à la première rencontre du réseau chilien de femmes des peuples d'origine ( aymaras, mapuches, atacamas, kollas). Sa fille Lidia Gonzalez Calderon anime le jardin d'enfants Ukika, créé en 1990, dédié à la valorisation de la culture yaghane. Cristina Zarraga, petite fille de Cristina Calderon, s'emploie à recueillir de la bouche de sa grand-mère contes, récits, choses de la vie yaghane : elle publie en 2005 son premier livre " Hai kur Mamashu shis" ( Je veux vous raconter une histoire) puis " hooa Usi Mitsana " ( Remède de ma terre), consacré à la médecine naturelle yaghane.
Quand Cristina Calderon s'éteindra et sera conduite au cimetière ancestral de la baie Mejillones, les télévisions de tous pays en diffuseront des images. A la différence de celle des Aushs, des Onas et des Alakalufs, la fin génétique des Yaghans ne sera pas une disparition mais un évènement d'audience mondiale.
L'humanité saura qu'elle aura perdu une part d'elle-même, minuscule, mais depuis 6.000 ans la plus résolue à exister dans la plus inhumaine extrémité du globe.
Robert Lechêne
Que je remercie sincèrement pour ce bel article.
Caroleone