Quelques nouvelles du Chiapas

Publié le 13 Juin 2011



"LENTEMENT PEUT-ÊTRE, MAIS J'AVANCE !"

Après avoir rencontré les représentants de quatre "juntas de buen
gobierno", voici quelques nouvelles.

 

 

100_2248-modif.jpg

 

 

 

 

Nous sommes partis vendredi matin, le 20 mai, munis de quelques lettres de
recommandation, dans une voiture qu'un ami avait prêtée à l'agronome
Victor, notre ami mexicain. Victor nous a conduites sur des routes de
terre, de pierres et de poussière et je ne sais pas comment on s'en serait
sorties autrement ! Des centaines de kilomètres que la plupart des
habitants ici parcourent ici à pied, à cheval, en taxi collectif ou dans
des bétaillères, des paysages de bout ou de début du monde, à travers les
montagnes, la forêt tropicale et les pâturages, le long de cours d'eau
torrentueux où nous aurions voulu plonger nos corps rompus par les
soubresauts de la machine infernale… Tel village par exemple se trouve à
six heures de route d'Ocosingo. Le taxi part à 1 heure du matin pour
arriver à la ville à 7 heures et fait un aller-retour par jour, un boulot
de dingue qui doit casser les vertèbres et le dos.

Nous avons rendez-vous à 8 heures ce vendredi matin au carrefour de Rancho
Nuevo, là où se trouve la caserne attaquée en 1994 par les zapatistes et
où se croisent les routes de Palenque, de Comitán et de San Cristóbal.
Nous partons dans le but de connaître les compas et de leur apporter les
bénéfices de la vente du café des collectifs de Marseille et de Liège.

Une attente d'une petite heure, le ventre presque vide, nous permet
d'observer au gré du soleil qui se lève les allers et venues des
camionnettes entre les villages et la ville, les ouvriers sur les grues du
chantier et les hommes habillés de vert qui se confondent avec les arbres
à l'entrée de la caserne. Une camionnette de la police tous feux
clignotants allumés contrôle un véhicule, quelques jeunes et des femmes
portant leur enfant sur le dos longent la route à pied. Des projets
d'aménagement routier comme celui de ce croisement sont en construction
mais d'autres sont bloqués car à quelques kilomètres se trouve Mitzitón où
des habitants résistent depuis deux ans à la construction d'une autoroute
entre San Cristóbal et Palenque. Nous sommes bien petites et à peine
visibles car notre ami ne nous a pas repérées. Sa voiture repasse une
deuxième fois et c'est à ce moment que nous, nous le repérons. Nous voilà
partis.

La route que nous suivons traverse villages et montagnes, forêts de pins
qui se transforment petit à petit en bananiers, milpas et terres occupées
par les zapatistes, revendiquées par des panneaux de bois. Au cœur d'une
vallée, nous longeons la ville d'Oxchuc pleine de monde : des groupes
d'indigènes qui nous voient passer y sont apparemment venus pour le
marché. Passé Oxchuc, nous croisons trois camions chargés de fédéraux
armés. Notre ami nous raconte le 1er janvier 1994, quand, avec la famille,
ils avaient prévu de faire la fête, qu'une amie d'Ocosingo n'avait pas pu
les rejoindre et qu'ils se sont réveillés avec la nouvelle que la guerre
était là, sans pouvoir le croire. Les coups de feu résonnaient dans la
montagne se mêlant aux pétards et aux fusées qui explosaient pour fêter le
nouvel an, créant une atmosphère complètement surréaliste, au point qu'un
commentateur de la radio en était arrivé à demander à la population de se
rendre compte de ce qui se passait et de cesser de lancer des pétards…

Les murs de San Cristóbal étaient recouverts de graffitis et la place
centrale était occupée par les rebelles de l'EZLN dont beaucoup étaient
très jeunes et armés de fusils en bois. À Ocosingo et à Altamirano, par
contre, les coups de feu entre les soldats de l'armée fédérale et les
zapatistes firent de nombreux morts et les habitants se barricadèrent dans
leurs maisons. Après trois jours de siège, forcés d'aller trouver de quoi
se nourrir, ils avaient commencé à sortir au péril de leurs vies, prenant
d'assaut les magasins, certains emportant uniquement un jambon et du lait,
d'autres volant des télévisions et des appareils électroménagers. Le
couvre-feu avait été imposé partout. Cela dura dix jours ; dix jours et
dix nuits de guerre, de coups de feu, de siège sans pouvoir traverser les
rues ni sortir, forcés d'affronter les fédéraux.

Dans les villes d'Ocosingo, Altamirano, Margaritas ou San Cristóbal, les
habitants, qui ont gardé la mémoire de ces affrontements et défendent
leurs intérêts de commerçants, manipulés par la presse locale, voient les
zapatistes d'un mauvais œil ou en ont peur. Pourtant, d'après un jeune
conducteur de taxi avec qui nous avons pu en parler, le tourisme s'est
décuplé depuis 1994. Et le Chiapas est aujourd'hui un des États les moins
atteints par la violence qui sévit ailleurs. Lui se souvient qu'il avait
onze ans à l'époque et que ceux qui étaient sortis bien éméchés de la fête
avaient dessoûlé d'un seul coup en tombant sur des zapatistes cagoulés et
armés, croyant avoir affaire à des bandits. Le 7 mai dernier, jour de la
marche, les commerçants de San Cristóbal ont fermé leurs boutiques et se
sont à nouveau réfugiés derrière leurs volets.

 

 

102 4918

                                                 Photos ESPOIR CHIAPAS

 

 

 

 

1. L'hôpital d'Altamirano

Nous faisons une première halte à Altamirano, pour nous approvisionner et
visiter l'hôpital des sœurs qui, en 1994, soignèrent les blessés
zapatistes. Cela n'avait pas plu à la population d'Altamirano où les
tensions sont toujours vives aujourd'hui mais l'hôpital, entièrement
indépendant du gouvernement officiel, s'est agrandi sur base d'un projet
médical et architectural intéressant. Ici, le bien-être des patients et la
couleur priment, remplaçant la froideur blanche des cliniques aseptisées.
Le lieu s'ouvre sur une salle d'attente fraîche et orangée, pleine de
monde, et compte une aire de chirurgie, une autre de pédiatrie, un service
de gynécologie et de maternité, une consultation, un laboratoire, mais
aussi une cuisine, une réserve, un jardin potager, une chapelle et bientôt
un lavoir. Des cheminées ensoleillées s'élèvent au-dessus des toilettes,
permettant à l'air chaud et aux odeurs désagréables de s'échapper. La
chambre froide où se conserve la nourriture est climatisée par de l'eau en
mouvement.

À notre arrivée, une petite nonne au regard doux a reconnu avec chaleur
notre ami mexicain et nous a proposé une rapide visite guidée. C'est elle
qui s'occupe aujourd'hui de la promotion du projet et elle nous promet de
nous envoyer des informations complètes par l'intermédiaire de Victor.
Elle nous explique que chaque patient hospitalisé coûte 750 pesos et paie
selon ses possibilités, déterminées par l'établissement d'un dossier en
bonne et due forme. Il arrive que certains paient en nature. L'hôpital vit
uniquement d'honoraires, de volontariat et de dons. C'est pourquoi il est
constitué de petites maisons de briques et d'argile, construites au fur et
à mesure. Et les médecins qui viennent y travailler sont réputés.

2. Tourbillon de nos paroles, Morelia

Après un "mole" rouge, mais déjà accablés par la chaleur, nous remontons
dans le pick-up en direction du Caracol de Morelia, "Torbellino de
nuestras palabras" qui regroupe sept communes autonomes. Nous y arrivons
vers 15 heures. Deux calicots arborant des expressions qui évoquent la
marche du 7 mai, "Estamos hasta la madre, no más sangre", et une grande
fresque représentant le visage de Zapata précèdent la barrière et, après
avoir répondu à quelques questions et attendu quelque peu la permission de
rentrer que nous donne un jeune garçon, nous garons la voiture à l'ombre
et nous préparons à une longue attente. Nous aurons le temps d'admirer la
longue fresque qui décore l'auditorium, dont trois zapatistes armés de
l'époque d'Emiliano Zapata. Sur les murs qui abritent les bureaux de la
junta de Morelia, "Corazón del Arcoiris de la Esperanza", une fresque
représente un arc-en-ciel plein d'espoir et de couleurs.

Le Caracol se trouve à la sortie du village sur une colline boisée et on y
arrive par une route de terre. Les bâtiments en bois sont plutôt
brinquebalants, surtout les plus anciens dont les fresques, omniprésentes
ici, commencent à s'estomper. Certains sont très récents et faits de
ciment gris. Au centre, une esplanade surplombe le site et une trentaine
d'hommes y sont rassemblés, ils discutent tranquillement. Tout en haut,
sur la gauche, une cabane aux volets fermés s'abrite sous les sapins,
c'est là, m'apprend mon amie qui y avait participé, qu'étaient logés les
membres de la délégation de l'EZLN lors de la rencontre de 2007 (Rencontre
entre les peuples zapatistes et les peuples du monde).

Pas très loin de toilettes sèches qui mériteraient un petit entretien se
trouvent quatre cellules grillagées et sans porte, de deux mètres sur
trois, faites de blocs ytong. C'est dans ce triste lieu que sont enfermés
les responsables de délit. En principe, ils doivent accomplir des travaux
communautaires et ces cages ne servent que pour une nuit ou deux. En
principe… Deux de ceux qui dorment ici sur une simple planche et sous une
couverture aussi simple sont là depuis quatre mois, l'un pour détournement
d'argent qu'il est condamné à rembourser, l'autre pour tentative
d'assassinat. Nous les avons vus faire quelques allers-retours entre leur
prison et le bâtiment où se trouve la junta, escortés de deux gardes,
chacun à tour de rôle.

Cinq personnes sont reçues avant nous : une petite femme qui porte son
enfant et qui a l'air accablée repart apparemment en pleurant ; deux
hommes qui ressortent eux en souriant paraissent satisfaits de leur
entrevue ; trois zapatistes, dont un garçon d'une dizaine d'années, sont
venus de Cancuc où les priistes majoritaires leur ont coupé l'accès à
l'eau et à l'électricité car ils refusent de participer aux projets
gouvernementaux. La plupart d'entre eux parlent tzeltal et ont du mal à
comprendre le "castilla", y compris les membres de la junta qui finissent
par nous recevoir vers 18 heures.

Ils n'ont pas mangé depuis le matin et insistent pour que nous restions,
si possible plusieurs jours. Mais nous ne pouvons pas. Nous décidons quand
même de rester pour la nuit car il est trop tard pour atteindre
aujourd'hui La Garrucha comme nous comptions le faire.

Nous sommes reçus par sept personnes dont une femme et nul n'est masqué
ici. Le plus âgé nous pose à chacun une série de questions destinées à
nous présenter. Nous acceptons cet accueil d'une rigidité un peu formelle
avec humour, sauf Victor qui commence à s'impatienter et qui veut, lui
aussi, poser quelques questions à nos hôtes. Ils nous proposent de les
leur remettre par écrit et de nous retrouver pendant et après le souper.
France leur remet les bénéfices de la vente du café par son collectif et
leur demande un reçu ainsi qu'un cachet sur sa lettre de recommandation.
Pour ma part, j'accepte parfaitement leur attitude réservée que j'attribue
à la forme de leur organisation, de leur lutte et de leur résistance au
"mauvais gouvernement" et aux aléas de la communication.

Cela ne nous empêche pas d'échanger quelques sourires et informations qui
créent une certaine complicité, notamment lorsque nous leur parlons de la
condition paysanne en Europe, ou des AMAP et des GAC, et des liens entre
leur lutte et les nôtres. Vers 21 heures, toujours debout, l'un d'entre
eux vient nous chercher alors que nous étions prêts de nous endormir. Ils
nous reçoivent une deuxième fois mais ne répondront pas à nos questions
(elles concernaient surtout leur mouvement, leur situation et la
participation de la femme), "sauf à une, celle de la compañera Cecilia" ;
nous finissons par comprendre, surpris, qu'il s'agit de Javier Sicilia et
de la marche du 7 mai, à propos de laquelle nous n'avions formulé aucune
question. Victor est assez énervé comme eux pourraient l'être de son côté
quelque peu agressif, notamment quand il évoque la mort d'un bébé et d'un
compa dues aux conditions de transport qu'ils ont dû supporter pour
participer à cette marche… Les consignes leur enjoignent le silence. Nous
avons du mal à nous détendre, mais nous échangeons de chaleureux
remerciements et des encouragements.

En fait, c'est surtout dans les moments moins formels, pendant le souper
auquel ils nous invitent et au détour de nos déambulations dans le Caracol
que nous aurons pu discuter de manière détendue avec l'une ou l'autre
d'entre eux. Nous nous rendons compte que le travail qu'ils réalisent se
fait dans une autre dimension temporelle et nous nous en voulons de
n'avoir pas plus de temps. Participer à la junta et à la lutte zapatiste
est un travail exigeant auquel ils s'encouragent mutuellement ("Hay que
cumplir") et ils nous répéteront que nous pourrions rester là plusieurs
jours car il y a mille choses à faire.

Deux jeunes sont venus de San Cristóbal pour proposer un projet de
fresque. Ils espéraient avoir une réponse positive le jour même et pouvoir
se mettre à la peinture le lendemain. Mais ils repartent avant le lever du
jour. Nous, nous reprenons nos sacs le lendemain matin vers 8 heures après
avoir partagé le déjeuner et pris congé de chacun d'entre eux. La petite
femme d'un des prisonniers est déjà arrivée, portant son enfant sur le
dos. Elle l'a réveillé et s'est assise par terre près de lui, de l'autre
côté de la grille.

Des bœufs placides aux cornes énormes se reposent dans les prairies et les
forêts qui bordent la route. En chemin, nous invitons à l'arrière du
pick-up une femme menue et son fils indigènes qui marchaient vers
Altamirano où nous arrivons vingt minutes plus tard. Sur la place centrale
nous nous garons devant un flic qui lance un regard incendiaire à nos
passagers sans que nous en comprenions la raison. Après une halte brève et
un café, nous prenons la direction d'Ocosingo, et avant d'y arriver, celle
de San Quintín, qui est indiquée, une fois n'est pas coutume. Nous nous
engageons sur l'asphalte qui, très vite, fait place à une terre jaune bien
tassée dardée par les rayons d'un soleil implacable, dont la chaleur
transperce. Ici pas de ligne, les contacts téléphoniques se font via
satellite. La maison où nous pouvons risquer un appel est construite sur
une colline et, pour y monter, chaque pas fait couler des gouttes de sueur
le long du dos. Heureusement, dans le pick-up, il y a l'air conditionné et
c'est bien la première fois que j'apprécie autant ce confort. En fait, je
l'apprendrai plus tard d'Oratio, un ami de San Cristóbal qui connaît le
pays, la déforestation liée au peuplement dans la région supprime une
protection essentielle dans ces climats très chauds : non seulement la
forêt primaire dont les arbres touffus et immenses protègent du soleil
disparaît mais la sécheresse menace car les pluies diminuent fortement.

3. Résistance vers un nouveau lever du jour, La Garrucha

Nous arrivons deux heures plus tard au Caracol de La Garrucha,
"Resistencia hacia un nuevo amanecer", auxquels sont liés quatre communes
autonomes. Nous sommes reçus par les gardiens du lieu. Victor va garer le
voiture devant les bâtiments de la junta "El Camino del futuro", et trouve
un banc pour se reposer pendant que nous nous réfugions à l'abri du soleil
à l'intérieur de la guérite, petite maison construite en dur à l'entrée du
Caracol et faisons connaissance avec nos hôtes, qui ont le visage
découvert comme à Morelia. Un garçon de seize ans peu bavard est assis
derrière le bureau : il doit faire ses premières armes au sein de
l'organisation et est accompagné de quelques hommes plus âgés, plus
curieux et plus aguerris. Après les présentations formelles d'usage (noms,
organisations, buts de notre visite), la discussion s'engage très vite de
manière détendue à la faveur de l'observation d'une araignée attaquée par
plusieurs fourmis sur le sol de ciment. L'arrivée intempestive d'une poule
en liberté, comme il en court dans et autour de toutes les maisons ici,
met fin à nos réflexions stratégiques : la poule avale tous les insectes
en deux secondes !

Nous parlons notamment de Taniperla, la communauté qui avait été assaillie
par un millier de fédéraux en 1998, la nuit de l'inauguration de la
commune autonome Ricardo Flores Magón. Sa fresque, reproduite dans
plusieurs villes et qui a fait l'objet du film de Dominique Berger "Le Mur
de Taniperla", avait été détruite. Nous apprenons que les zapatistes ont
quitté Taniperla pour aller vivre dans une autre communauté et que le camp
de l'armée, lui, est toujours là. Nous apprenons aussi que, si les
zapatistes n'ont pas lutté avec l'armée pour rester à Taniperla, ils l'ont
fait à San Juan de la Libertad. Depuis 1998, nous dira l'"ancien" de la
junta, la région est plutôt paisible et l'atmosphère chaleureuse qui règne
ici semble en témoigner. Mais, quelques jours plus tard, un courrier de la
junta de La Garrucha relaie la dénonciation du propriétaire d'une partie
des terres du site maya de Toniná, en conflit avec l'INAH. Ils ne nous en
ont pas parlé, pourtant la dénonciation date du 20 mai. Par contre,
répondant à une de nos questions, ils nous assurent que ces dénonciations
donnent des résultats. Sans cela, j'imagine que leur stratégie serait
différente et je trouve que c'est encourageant.

Nous parlons aussi de l'état de la route qui, en fait, les protège
relativement des manœuvres militaires et surtout de la vitesse que
prennent les véhicules sur les routes asphaltées. Ils nous expliquent que,
pour participer à la marche du 7 mai, ils ont utilisé des bétaillères et
ont voyagé de nuit, à l'aller comme au retour, debout pendant huit heures…
Nous constatons de notre côté que, sur ces chemins, nous saluons les
conducteurs et les habitants et que, au lieu de les traverser, nous nous
enfonçons dans les terres qui nous éloignent de l'anonyme vie urbaine…

La junta "Camino del futuro" nous reçoit après une heure de cette
conversation. Elle est toute nouvelle : nous arrivons le jour de la
relève. Ses cinq membres forment une des trois équipes qui se relaieront
toutes les semaines pendant trois ans. Ils ont de treize à vingt-huit ans
et sont accompagnés par un homme plus âgé, qui ne nous est pas présenté,
et par un "ancien" qui a vingt-huit ans et les initie à leur fonction. Ce
jeune zapatiste, le regard vif et calme, patient et détendu, nous présente
chacun de ses compas et répond sans hésitation ni méfiance à toutes les
questions, surtout les nôtres. Il traduit notre espagnol en tzeltal pour
ses compas ; ils parlent le tzeltal et le "castilla" leur reste étranger.
Une conversation s'engage et confirme nos premières impressions : ici, la
bienvenue et la confiance règnent. Nous nous sentons à l'aise avec eux. La
plus jeune a treize ans ! Elle ne parle pas, du moins en notre présence,
sa langue est le tzeltal, et ne sait pas écrire, elle signe de son pouce.
Étonnés par la présence d'une seule femme, nous apprenons qu'ici les
femmes sont bien sûr les bienvenues, qu'on accorde une importance
particulière à leurs exigences mais que la tradition garde le dessus sur
la révolution…

Nous leur remettons deux enveloppes, de Marseille et de Liège, à gérer par
la nouvelle équipe qui s'engage à bien le faire et la compte. Ils nous
rédigent un reçu sur une simple feuille et lui appliquent le seau de la
junta. De mon côté, je leur dis que nous voyons que l'offensive
gouvernementale actuelle est économique, que nous apprécions le fait
qu'ils refusent ses aides et que l'apport solidaire est important mais que
nous restons critiques quant aux rapports avec l'argent. La discussion
s'engage sur les besoins sans cesse grandissants qu'il crée et les risques
de la corruption. Je leur explique que le groupe de Liège s'est créé en
réponse à la Sixième Déclaration et qu'il destine les bénéfices de la
vente du café des coopératives zapatistes à des projets collectifs et
autonomes chez nous. Nous leur disons que leur lutte est une source
d'inspiration importante pour nous, qu'elle nous donne de la force et les
en remercions. Nous nous quittons sur des échanges de poignées de main
chaleureux.

Nous prenons encore le temps de visiter le lieu : les bâtiments de la
commune autonome Francisco Gómez se situent face à ceux de la junta, plus
bas se trouve l'hôpital financé en grande partie par des Basques ; plus en
hauteur, une bibliothèque où je cherche en vain une copie du film de
Dominique (il faudra leur en faire parvenir une) est accessible et au
centre s'érige un auditorium flanqué d'une petite boutique communautaire.
Les chants et les rires qui nous parviennent de là nous attirent. Nous n'y
trouvons pas d'artisanat ni de produits locaux mais des aliments en boîte,
des sandales en plastique, des bottes et des sodas. Une joyeuse équipe
entoure un guitariste et entame le rituel "Las Mañanitas" en l'honneur de
notre ami Victor qui fête aujourd'hui son anniversaire. Ils se passent une
grande bouteille de coca, probablement mélangé de quelque alcool ! C'est
l'occasion de nous bercer d'un petit couplet anti-malbouffe. Notre arrivée
ne tarde pas à les éparpiller hors de la boutique…

5. En chemin, vers La Réalité

Nous repartons de La Garrucha, prêts à nous lancer sur la route de terre
pour quatre à cinq heures encore avant le coucher du soleil. Nous espérons
arriver au moins dans un village où nous comptons passer la nuit chez une
famille dont on nous a donné le contact. La plupart de ceux par lesquels
nous passons n'apparaissent pas sur la carte, sauf Patihuitz et La Sultana
où sombrent en apparence dans la léthargie les casernes de l'armée
fédérale, tels des crocodiles prêts à sauter sur leur proie. Nous ne
sommes soumis à aucun contrôle et ne croisons aucun de leurs véhicules sur
notre chemin, seuls, quelques bétaillères et un gros camion surtout qui
nous oblige à quelques manœuvres vu l'étroitesse du chemin. Nous longeons
la Sierra Livingstone puis le río Jataté. Parfois, nous croyons entrer
dans la Selva tant la végétation se densifie mais un peu plus loin, à
nouveau, le paysage s'éclaircit et les flancs des montagnes escarpées se
découvrent de leur végétation brûlée au profit de milpas à peine
accessibles. Villages, milpas, terres de pâturage pour bœufs aux cornes
énormes et forêts se succèdent.

Puis le jour baisse et nous arrivons finalement à notre but dans
l'obscurité de la nuit tombée. Nous repérons facilement la maison où nous
sommes accueillis, toute ouverte sur la route qui traverse le village et
brillant de quelques lumières électriques faisant écho au ciel rempli
d'étoiles. Nous y sommes reçus par le neveu puis par la fille d'une
famille réunie autour de l'abuelo. Malgré la chaleur qui règne et qui,
moi, me rend malade, les femmes cuisinent sur le feu ! Nous faisons
connaissance, parlons de la santé, de la chaleur, de la vie ici, à
plusieurs heures d'Ocosingo, la ville la plus proche. Une chambre moite,
une table, des hamacs sous les arcades, du café et des haricots, la douche
et la toilette nous sont généreusement offerts. Petit à petit le calme de
la nuit s'installe mais le sommeil viendra difficilement : il règne ici
une chaleur d'enfer et des bruits de voix rompront le silence nocturne.
Dès 6 heures, certains sont déjà debout et nous repartirons vers 8 heures
après le petit déjeuner.

Une demi-heure plus tard, nous sommes à San Quintín où l'armée fédérale a
installé une de ses plus grandes casernes, en pleines terres chaudes, mais
nous ne la voyons pas : elle doit se trouver en retrait de la route
principale et nous nous gardons bien de la chercher. Les militaires
doivent bien souffrir ici ! San Quintín se trouve au bord de la forêt
Lacandone, pas loin de la Laguna Miramar. Ici, la route tourne, traverse
le fleuve, passe par Nueva Providencia et prend la direction de La
Realidad, Guadalupe Tepeyac, Margaritas et Comitán. Et nous mettons une
heure et demie pour faire une trentaine de kilomètres ! Impossible de
dépasser les 20 km/h sur ce chemin de terre et de pierre dont nous doutons
qu'il s'agisse de la bonne route.

6. Mère des escargots de la mer de nos rêves, La Realidad

À La Realidad, nous nous présentons à l'entrée du Caracol "Madre de los
Caracoles del mar de nuestros sueños" et précisons le but de notre visite.
Nous entrons dans la petite cabane qui sert de poste de garde pour nous
protéger des rayons du soleil et rencontrons un jeune garçon de dix-huit
ans. Il a les yeux noirs et le regard vif et porte un tee-shirt arborant
le profil du Sub. Il nous dit s'appeler Elder. Victor entame une
discussion avec lui à propos de son nom pour lui apprendre qu'il vient de
l'anglais et signifie "le plus âgé, le sage". Les parents d'Elder se sont
apparemment souciés de son éducation. Il s'est formé dans une école
autonome jusqu'à onze ans, avant de se consacrer à la milpa pour aider sa
famille. Elder a créé avec d'autres jeunes un groupe où garçons et filles
se retrouvaient pour des activités communes, mais, certains s'étant mariés
selon la tradition qui veut qu'on se marie très jeune ici, le groupe n'a
pas tenu. Elder, lui, ne veut pas se marier jeune. Il nous dit qu'il n'a
jamais été tenté par l'alcool mais reconnaît en riant qu'il aime le
Coca-Cola ! Je lui parle de ma fille qui a le même âge que lui et qui est
à Playa del Carmen… J'aurais bien aimé qu'elle soit avec nous en ce moment
pour rencontrer ces jeunes comme elle qui se questionnent sur le monde qui
les entoure, se rassemblent et cherchent à s'y retrouver entre tradition
et modernité, entre besoin de changement et de stabilité.

Nous parlons aussi avec un jeune père de vingt-cinq ans qui nous dit faire
onze heures de route à pied pour venir jusqu'à La Realidad. Sa communauté
se trouve en pleine forêt. Cela n'empêche pas certains fonctionnaires du
gouvernement d'y faire des incursions pour s'enquérir de la situation. Il
peut se passer de dormir et de manger pendant quatre jours si nécessaire
sans se plaindre… alors que moi, si j'ai faim, chaud ou sommeil, je ne
peux m'empêcher de le dire et de le répéter ! D'ici aussi, ils ont fait un
voyage de dix heures debout dans des bétaillères pour participer à la
marche du 7 mai à San Cristóbal. Leur réalité est bien différente de la
nôtre…

Nous apprenons qu'ici aussi le café est cultivé mais que les paysans ne
sont pas organisés en coopératives, que la production n'est peut-être pas
assez importante et qu'elle est achetée par les coyotes.

Vers 13 heures, après trois heures d'attente et quelques pas à l'ombre de
l'immense ceiba et le long de la rivière rafraîchissante, nous commençons
à désespérer, d'autant que nous devons rendre la voiture prêtée à Victor
le lendemain à la première heure, que nous ne voulons pas voyager de nuit
et qu'il nous reste au moins sept heures de route. Nous finissons par
décider de repartir sans avoir pu rencontrer la junta.

La réalité du temps s'oppose au Temps de La Réalité. De quel temps
disposons-nous et quel Temps nous donnons-nous ? Pourquoi ne pas rester
encore après avoir attendu si longtemps pour être là ? Pourquoi le temps
des autres et le nôtre ne coïncident-ils pas ? Qui sont les autres et qui
sommes-nous ? Combien de temps ont-ils attendu et donné eux ? À quelle
réalité nous référons-nous ? Quelle est la grandeur de leur patience et de
la nôtre ? À quelle épreuve nous refusons-nous ? Le Temps que nous pouvons
donner n'importe-t-il pas plus que l'argent ?

Nous récupérons nos passeports et ils refusent que France leur laisse
l'enveloppe sans nous avoir rencontrés, et nous apprécions leur décision.
Nous retrouvons l'asphalte à Guadalupe Tepeyac, à hauteur de l'hôpital
éléphantesque, où quinze ans plus tôt le chemin de terre se poursuivait
encore pendant deux ou trois heures. Nous y déposons quelques passagers
avec qui nous n'avons guère eu envie de parler et profitons d'une halte
pour manger un bout… Entre Comitán et San Cristóbal, nous avons affaire à
trois contrôles militaires, qui utilisent le prétexte du narcotrafic mais
qui doivent, à notre avis, plutôt contrôler les mouvements des migrants,
voire simplement imposer la présence armée du pouvoir usurpé. Pas de
doute, la terreur se trouve de ce côté-là.

 

 

7. Résistance et rébellion pour l'humanité, Oventic

Deux jours plus tard, nous avons pris rendez-vous avec un taxi qui vient
nous chercher à 7 h 30 pour nous emmener à Oventic, à travers les terres
hautes et les communautés chamulas. La route est bordée de vendeuses de
sodas bon marché (Coca-Cola principalement), de petites chapelles et
d'autels faits de grandes croix fleuries de bois peintes en bleu. Terres
cent pour cent catholiques, cent pour cent priistes, dominées par le posh
(boisson alcoolisée associée aux fêtes religieuses de Chamula…) et le
caciquisme (le cacique étant celui qui impose son pouvoir sur les
communautés) auquel ceux qui se sont opposés ont trouvé refuge dans
l'église évangéliste. Évangélistes expulsés, caciquisme aux pratiques
mafieuses dont témoignent l'une ou l'autre baraque démesurée de style
hollywoodien, trafiquants de migrants… Quelques-uns aussi ont trouvé un
autre refuge et le moyen de lutter dans le zapatisme.

Nous passons par San Andrés Larrainzar, lieu des dialogues entre le
gouvernement fédéral et les zapatistes en 1996, qui a donné son nom aux
accords signés mais non respectés par le gouvernement. Ces accords sont
devenus la référence suprême des communautés indigènes qui résistent
aujourd'hui dans tout le Mexique aux mégaprojets gouvernementaux voire
multinationaux (mines, barrages, autoroutes) au nom de la défense de la
terre et du territoire. Puis apparaissent les premières pancartes
zapatistes : "Ici, on interdit le trafic des drogues, de l'alcool et des
migrants. Ici le peuple commande et le gouvernement obéit."

Le taxi nous dépose devant la barrière du Caracol "Resistencia y Rebeldía
por la humanidad" auquel sont associés sept communes autonomes, et va se
garer à l'ombre pour nous attendre. Nous remettons nos passeports à deux
jeunes garçons qui portent le passe-montagne et nous demandent d'attendre.
Ils reviennent à plusieurs reprises nous poser quelques questions. Nous
leur précisons que nous comptons rester peu de temps, juste celui
nécessaire pour rencontrer les membres de la junta et leur remettre une
enveloppe avec les bénéfices de la vente du café. En dehors du Caracol, de
l'autre côté de la route, se trouvent un magasin et une école autonome,
couverts de fresques. Il règne une grande animation ici mais pas
d'agitation. Une guérite est gardée par une jeune fille sérieuse portant
le paliacate. Des jeunes et des familles pénètrent par un chemin latéral
dans le Caracol pour se rendre à l'hôpital ou à l'école secondaire
autonome.

 

102_5000-modif.jpg

 

 

Après une heure d'attente à peine, nous finissons par obtenir
l'autorisation d'entrer. Nous empruntons le petit chemin et sommes amenés
devant la maison de planches où siège la junta "Corazón céntrico de los
zapatistas delante del mundo". Nos hôtes portent le passe-montagne et
l'accueil, d'abord formel, se détend assez vite. Un grand bureau les
sépare de nous ; derrière nous, il y a une photocopieuse et les murs sont
recouverts de messages de solidarité. Deux d'entre eux sont des femmes,
elles sont assises sur le côté sur un banc et n'interviendront pas,
probablement encore à cause de la barrière de la langue. Ici, on parle le
tzotzil.

Nous présentons nos collectifs et nos modes de fonctionnement. France leur
remet l'enveloppe de son collectif et ils recomptent plusieurs fois la
somme avec humour, car les additions se révèlent bien difficiles ! Nous
leur parlons des associations, des GAC et des AMAP avec lesquels nous
travaillons, de notre résistance au pur commerce et à l'agriculture
industrielle, de nos visites aux autres caracoles, de la marche du 7 mai
et de notre rencontre avec les membres de la coopérative Yachil qu'ils
connaissent bien. La conversation est détendue et complice mais le sérieux
domine. Nous les remercions de leur accueil mais surtout de leur lutte
dont nous savons qu'elle est difficile mais nécessaire et nous leur
répétons qu'ils nous inspirent. Ils demandent à une des jeunes filles de
nous faire visiter le site, ce qu'elle accepte mais avec peu
d'enthousiasme !

Nous repartons assez contentes de cette entrevue et de cette visite,
d'autant que les échos de l'accueil à Oventic sont en général assez
négatifs. En fait, ce Caracol est proche de San Cristóbal et facilement
accessible, au point qu'à un moment donné, des agences de San Cristóbal y
organisaient des visites touristiques. Les zapatistes ont dû y mettre le
holà. Cela n'empêche pas de nombreux curieux de continuer à venir ici sans
autre but que de "voir", ce qui ne facilite pas le travail sérieux et
profond entrepris. Quant à ceux qui cherchent à établir le contact avec
eux et à mieux les connaître, ils restent souvent sur leur faim.
S'organiser, résister, prendre des risques, grandir dans un monde hostile
coûte de grands efforts. La confiance, dans ces circonstances, n'est pas
donnée. Nous avons eu la chance cette fois d'arriver en début de journée,
d'apporter un soutien financier et de ne pas vouloir rester longtemps, ce
qui correspondait à leur attente.

Et si la pression militaire ou paramilitaire continue à les menacer, si
l'offensive religieuse des évangélistes brise les liens communautaires, la
puissance économique et médiatique des gouvernements officiels exerce à
présent tout son poids sur la résistance à travers différents programmes
comme Oportunidades. Nombreux sont les jeunes ou les hommes qui vont
chercher à Cancun ou aux États-Unis un travail rétribué introuvable dans
les campagnes. Et, dans ce contexte, la solidarité financière est
appréciable. La question est alors de pouvoir l'accepter sans devoir se
soumettre à des exigences étrangères et aliénantes mais aussi de rester
vigilent par rapport aux inégalités et aux besoins créés par l'argent.
C'est l'autonomie qu'ils construisent.

Nous jetons encore notre regard sur les fresques dont une, célèbre,
représente un Caracol (escargot/spirale) cagoulé surmonté d'une bulle :
"Lento, pero avanzo" ("Lentement, mais j'avance").

Plata

http://cspcl.ouvaton.org/article.php3?id_article=834

 

 

 

 

 

 

 

Rédigé par caroleone

Publié dans #Le chiapas en lutte

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article