Cuba, 1912 : protestation armée et massacre raciste

Publié le 30 Mai 2012

 

Fernando Martinez Heredia pour

Granma

 

 


L’ANNEE 1912, il y a cent ans, marquait le dixième anniversaire de la naissance de la république cubaine. Une date qui rappelle l’aspiration majeure de la communauté qui allait se créer progressivement dans l’île, ainsi que la grande épopée des luttes armées et des sacrifices innombrables consentis pour fonder la nation cubaine, achevée quinze ans plus tôt dans l’insurrection massive de 1895-1898. L’armée de libération s’imposa au colonialisme, malgré l’immense effort militaire espagnol et le génocide qui décima la population. La Révolution institua la République en armes, forma des centaines de milliers de citoyens, transforma en Cubains tous les enfants de cette terre et rendit inévitable l’établissement de l’État républicain.

 

 

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La Garde rurale faisait régner la terreur dans les campagnes cubaine

 

 

Pour le peuple cubain, le 20 mai avait été un symbole de triomphe, mais c’était en même temps une marque de profonde déception qui ajourna le grand projet de libération nationale. Les États-Unis avaient occupé militairement Cuba, obligé les Cubains à renoncer aux institutions de la Révolution, et affaibli ses acquis. Ils ne quittèrent Cuba qu’après avoir institué des contraintes qui firent du pays une néo-colonie soumise à l’arbitraire yankee, avec un système économique d’exploitation capitaliste libérale et un système politique que dirigeaient les complices de l’impérialisme et de la bourgeoisie cubaine.

En 1909, le général José Miro Argenter, chef de l’État-major d’Antonio Maceo, dans son récit sur les campagnes du Titan de Bronze, consacra un chapitre à José Maceo, dont la fin fait une peinture terrible des maux qui survinrent et de l’abandon des idéaux de la Révolution. La dernière phrase est le cri de douleur de l’un des révolutionnaires radicaux de l’année 95. «  Il n’y a plus de troupe pour acclamer les chefs, ni de chefs pour brandir le drapeau de la Révolution ! »


Dans l’histoire d’une époque, il y a toujours plus qu’une seule histoire. Si nous nous intéressons à la diversité de la population cubaine, ce qui affleure immédiatement, c’est l’histoire de la construction sociale des races et du racisme. Le nouveau système économique implanté à la fin du 18e siècle utilisa comme main-d’œuvre plus d’un demi-million d’esclaves africains ou leurs descendants en moins d’un siècle. Le formidable négoce d’exportation du sucre transforma Cuba en l’une des colonies les plus riches du monde et engendra des révolutions technologiques et d’organisation du travail, des entrepreneurs compétents, des formes de vie urbaine très modernes et une culture élitiste très sophistiquée, occidentale et capitaliste.

Mais en même temps, cette société exploita impitoyablement le travail, détruisit les vies et méprisa la culture d’une grande partie de la population cubaine; elle créa un système de castes implacable, et intensifia le racisme anti noir, ce qui devint un des traits de la culture cubaine en formation. Ce n’est qu’en 1886 que fut aboli l’esclavage. Une exigence du développement capitalisme plein, ainsi que des avancées de l’intégration subordonnée du pays au système mondial qui entamait sa phase impérialiste. Mais le peuple cubain naissant doit avant tout l’abolition à un événement politique : la Révolution indépendantiste et abolitionniste de 1868-1878. Ce fait revêt une importance historique considérable, parce que le colonialisme et le racisme ont besoin que leurs victimes se considèrent comme des êtres humains inférieurs et qu’ils n’aspirent à réaliser ni prouesses ni créations par eux-mêmes. Désormais, l’idée de « cubain » allait être intimement liée au patriotisme insurrectionnel, à la conquête de la liberté et de l’abolitionnisme.


Outre la fin de l’esclavage, entre 1880 et 1895, se produisirent des processus et des événements très importants touchant aux questions de la race et du racisme. Je soulignerai seulement que la majorité des Noirs et des métis devaient tenter de s’échapper des bas-fonds de la société où on les avait maintenus, grâce au travail, au dépassement personnel et celui de leurs enfants, en renonçant à leurs pratiques culturelles considérées comme barbares – ou « archaïsmes » – et en acquérant des comportements et des objectifs liés à des archétypes « blancs ».

Du fait des immenses préjudices économiques, sociaux et culturels dus à leur origine, cela se révélait impossible ou très difficile, mais formellement, c’était une possibilité ouverte à chaque individu. Un certain nombre de Noirs et de métis s’associaient, s’identifiaient comme tels et tentaient d’obtenir des améliorations pour les individus et les collectivités. Face à cela, le racisme devenait « scientifique », et des universitaires cubains débattaient sur le fait de savoir si les Noirs étaient des êtres inférieurs pour des raisons biologiques ou sociales.

Mais la politique et le projet de José Marti permirent un chemin et une histoire différente. La nouvelle révolution aurait une portée incomparablement plus grande et des objectifs bien plus ambitieux. De nombreux Noirs et métis y participèrent aux côtés du Héros national et de ses compagnons blancs. Ils se lancèrent ensemble dans la guerre qui devint rapidement une immense vague populaire. Dans cette bataille, les Noirs de Cuba devinrent des Cubains. La participation des non blancs fut massive, et leur conduite fut un exemple de sacrifices, d’héroïsme et de discipline.


L’armée mambi fut la première en Amérique dont le commandement - pas seulement les troupes - fut réellement pluri-raciale. Ces hommes qui n’avaient pas été inclus parmi les Cubains par la pensée dominante du 19e siècle, qui naissaient et vivaient avec le stigmate d’être de perpétuels enfants, d’avoir une morale douteuse, et des traits d’infériorité et de dangerosité, avaient conquis une nouvelle raison de fierté : avoir été les protagonistes, durant les journées glorieuses, de la création de la Patrie indépendante et de la nouvelle république. Cependant, la république bourgeoise néocoloniale ne respecta pas son engagement révolutionnaire envers la majorité des Noirs et des métisses, et le racisme continua a gérer les relations sociales. La situation matérielle des Noirs était pratiquement identique à celle de 1894, mais les changements avaient été très profonds. Depuis 1899, les revendications d’égalité de droits et d’opportunités s’exprimèrent avec force. Ainsi, le 7 août 1908 fut fondée le Rassemblement des Indépendants de couleur, à La Havane, qui se transforma peu après en parti politique. Ce fut en fait le premier acte d’un drame sanglant. Le Parti indépendant de couleur (PIC) fut l’un des partis issus de la Révolution de 1895, qui avait multiplié les acteurs politiques, transformé le contenu du politique et universalisé la citoyenneté. Mais le racisme, que la Révolution avait complètement brisé, avait récupéré du terrain dans une société conservatrice qui complétait le système de domination.

Ni la légalité intégrationniste, ni la démagogie politique ne changeait cette réalité pour l’essentiel. Le Parti des indépendants de couleur décida d’organiser la lutte pour l’égalité effective et les droits spécifiques, en utilisant les voies légales du système politique et de la liberté d’expression. Parmi les principaux dirigeants se trouvait le vétéran Evaristo Estenoz, le colonel Pedro Ivonnet – un héros mambi de l’Invasion et de la campagne de Pinar del Rio -, Gregorio Surin, Eugenio Lacoste et d’autres. Le PIC, qui pouvait compter sur plusieurs milliers de partisans dans tout le pays, exprima des revendications sociales en faveur de la population modeste et laborieuse de Cuba, et conserva une position patriotique et nationaliste.


Les indépendants de couleur agissaient dans les nouvelles conditions de recul post-révolutionnaire, mais beaucoup d’entre eux étaient des vétérans de la guerre, tout comme les présidents de la République.

On peut comprendre le sentiment de confiance et de légitimité que pouvaient éprouver ces combattants; il leur était naturel d’engager des confrontations ou des négociations, de faire pression, d’argumenter, d’organiser, en fait d’agir dans les mouvements sociaux et de faire de la politique. Mais leur patriotisme national se retourna contre eux et fut manipulé par ceux qui s’étaient soumis à l’impérialisme. Pour le peuple de toutes les couleurs, l’identité nationale l’emportait sur toute autre chose, aussi avait-il tendance à nier les questions raciales et sociales, et rejetait tout ce qui pourrait affaiblir l’union nationale. La majorité des Noirs et des métisses n’apporta pas son soutien au PIC.


Le pouvoir bourgeois les attaqua sans trêve car il le menaçait sur le terrain de son hégémonie politique bipartite, libérale et conservatrice en utilisant les règles du système. Accusé cyniquement de raciste, le Parti des Indépendants de couleur fut déclaré illégal en 1910 par un amendement à l’article 17 de la Loi électorale, dit « amendement Morua »; des dirigeants et des militants furent emprisonnés pendant plusieurs mois. Harcelés et interdits d’utiliser la voie électorale, les indépendantistes de couleur décidèrent de se lancer dans une révolte armée le jour symbolique du 10e anniversaire de l’instauration de la république, afin d’obtenir la légalisation du Parti. Ce mode de pression - qui n’était pas insolite à l’époque dans le domaine politique – fut utilisé par de nombreux hommes politiques pendant les trente premières années républicaines.


Le gouvernement de José Miguel Gomez mobilisa des milliers de soldats et de paramilitaires contre les Indépendants de couleurs, alors qu’une violente campagne de presse les diabolisait. Le massacre eut lieu entre les mois de juin et de juillet : plus de 3 000 non blancs sans armes furent assassinés, la plupart dans la province d’Oriente, qui fut le centre du soulèvement. Personne ne vint à leur secours et ils se retrouvèrent seuls dans les campagnes de leur patrie, victimes d’une répression sauvage qui fixait clairement les limites que le gens d’en bas ne pouvaient dépasser dans la république cubaine.

La république officielle commit ce crime terrible et le jeta immédiatement dans un oubli auquel s’associa – à cause de la dure nécessité de survivre et d’aspirer à une quelconque ascension sociale - la majorité des discriminés et des dominés dans cette société.

Faisons le bilan de ce terrible événement. Premièrement, le massacre signa dans le sang le principe que la république ne permettrait pas à la diversité sociale de s’organiser politiquement. Au nom de l’unité nationale fut garantie l’intangibilité de l’ordre en vigueur. Deuxièmement : la révolte armée fut une tactique erronée et funeste pour le PIC, car les Indépendants de couleurs n’avaient pas les moyens de créer une corrélation de forces obligeant le gouvernement à négocier, et de ce fait ils se retrouvèrent à la merci de leur propre stratégie. Troisièmement : en cette année électorale, le président Gomez et d’autres hommes politiques laissèrent de côté leurs magouilles politiques, et le slogan « la Patrie est en danger » justifia la grande répression. Quatrièmement : les pressions des États-Unis et l’évidente réalité qu’ils pouvaient imposer leur arbitraire. Cinquièmement : l’instrument militaire n’avait rien à voir avec l’Armée de libération, même si de nombreux officiers supérieurs et officiers en étaient issus: cet instrument servait à la domination. Sixièmement : ce fut l’occasion de réprimer massivement un vaste secteur du paysannat de l’est du pays, dont la réaction contre la spoliation et l’appauvrissement dus à l’expansion capitaliste en cours représentait un danger. Septièmement : le poids considérable du racisme anti-noir dans la société cubaine de l’époque facilita le crime et l’impunité.


La Révolution socialiste de libération nationale qui triompha en 1959 a apporté des avancées extraordinaires dans la vie du peuple cubain, dans ses relations sociales, dans l’organisation sociale, dans les sentiments et dans la conscience politique.

La Révolution nous a permis de découvrir l’immense richesse que recèlent nos diversités, et aussi de constater combien de chemin il nous restait à parcourir dans bien des domaines, notamment dans la persistance du racisme dans notre pays, et le fait que ce sont majoritairement les Noirs et les métisses qui sont le plus confrontés aux difficultés.

Pour toutes ces raisons, la commémoration du mouvement des Indépendants de couleur et du massacre de 1912, au-delà de constituer un sauvetage de la mémoire de nos luttes cubaines, nous incite à lutter pour la conquête de la pleine justice. Le racisme ne peut être détruit que si on le combat dans le cadre de luttes qui dépassent l’antiracisme et sont encore plus ambitieuses. Les luttes socialistes dans la Cuba actuelle doivent obligatoirement être antiracistes. Mais, en même temps, il est indispensable de dénoncer et de condamner le racisme avec une grande rigueur et avec conséquence, de ne jamais cesser de le combattre et de ne pas lui faire de concession en pensant que des changements généraux déterminés entraîneront automatiquement la liquidation et la fin du racisme.


Ne pas céder face au racisme – ni être complices dans une certaine mesure -, au nom de stratégies ou de préjudices sectoriels, du silence pervers sur les maux qui nous affligent pour soi-disant défendre notre société, ou se satisfaire du fait que la culture en place, c’est cela la culture… et la seule possible. À ce point se rejoignent l’antiracisme et le socialisme, parce que ce dernier est avant toute chose une succession interminable de changements culturels, visant à l’amélioration humaine et aux transformations de l’organisation sociale apportant davantage de justice sociale, de bien-être pour tous, de souveraineté nationale, plus effectivement autonome, et de pouvoir populaire.

 

 

 

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Vous pouvez compléter la lecture de cet article par Ma race de José Marti sur cocomagnanville

 


Rédigé par caroleone

Publié dans #ABYA YALA, #Cuba

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