Chant captif : Poème écrit par un emprisonné du Chili
Publié le 28 Mai 2013
/image%2F0566266%2F201305%2Fob_55723afa3b1c9eae6d19d57b396160ec_222.jpg)
Ce chant qui est le nôtre
Frère,
dois-je te dire que je souffre dans tes nostalgies,
que je me réjouis dans ta joie,
que je joins mon désir à ton espoir ?
Puisque mon histoire, c’est presque ton histoire,
toute simple :
un homme, une femme, une usine, une nuit,
et l’univers fait chair dans notre eucharistie,
tenir dans les trois huit, dans un semblant de maison,
et le premier licenciement,
et la nouvelle usine,
et l’amour qui fleurit en enfants,
de location en location, de travail en travail ;
enthousiaste habitant de bidonvilles champignons,
entre la soupe au pain et l’annonce dans « El Mercurio »,
entre les draps de toile de sac
et les échéances des meubles,
à la chaleur de la cuisine à la paraffine,
dans un hiver de seaux et de gouttières,
ou bien fuyant les encaisseurs et les infections
dans l’été marginal des mouches
ou dans la misère en cravate :
« on demande jeune homme pour travail de bureau ».
Mais l’amour a toujours été présent
dans la conquête du pain,
dans la lampe éteinte,
dans le livre et le baiser.
Ainsi, la vie –la mienne, la vie de tous-
m’a montré, comme à toi, frère,
le sens des choses.
Ton drame,
travailleur de l’industrie,
de l’enseignement, de la terre,
de la santé, de la technique,
de la communication et de l’image,
jeune étudiant,
toi qui pousses la porte du monde,
fonctionnaire aux cauchemars à la Kafka,
ou sans ces cauchemars,
le drame de tous, c’est mon drame.
Nous fraternisons dans cette terre de nitrate, omniprésente,
faite montagne, haut-plateau,
Vent, sable,
murs écroulés sous le temps,
vieilles maisons de brique crue, prolétaire,
de bois fibreux sanctifiés
par un souffle ouvrier, tutélaire ;
terre faite présence dans les fourneaux fantomatiques
que nous revivons
sur les plafonds,
et sous nos pas carrés maladroitement
à l’appel du bronze.
Nous fraternisons
dans le bois odorant des portes et des fenêtres,
des vieux meubles, qui conservent encore
les taches de sueur des mains des hommes du nitrate,
des poutres noircies
qui veillèrent sur le sommeil de familles disparues ;
bois devenu désir, oiseau, arbre,
paysage, colère, chant,
nom de femme : épouse, fille, mère,
bois devenu douleur
et amour
quand on le travaillait.
Tout nous unit :
un voyage, une arrivée,
le souvenir et les larmes,
la chaleur, l’angoisse printanière,
la chaude et grosse toile,
le soir en flammes,
la nuit, sa lumière argentée ;
la nouvelle émise des étoiles,
la chaux des murs dans la maison partagée,
le lit, son accueillante dureté,
le chant de Noël absent,
cette larme solitaire dans le silence,
et peut-être une cosmique espérance,
la femme et les enfants dans nos cœurs
et le cœur de ce peuple fait guitare ;
le vent devenu romance
et cet amour collectif : poème et chant.
Car tout : désert, mirador, bronze, vent,
projecteurs, mur, nuit, étoiles,
bois, cris, terre, enceintes,
nord et temps,
tout
est un morceau d’histoire,
ton histoire, la mienne,
notre histoire.
Chacabuco, décembre 1973