César Vallejo : Faux pas entre deux étoiles

Publié le 21 Août 2013

César Vallejo : Faux pas entre deux étoiles

Il est des gens si malheureux, qu'ils n'ont même pas
de corps ; quantitative est leur chevelure,
bas, calculé en pouces, le poids de leur intelligence ;
haut, leur comportement ;
ne me cherche pas, molaire de l'oubli,
ils semblent sortir de l'air, additionner mentalement les soupirs,
entendre de clairs cl
aquements de fouet dans leur gosier.

Ils s'en vont de leur peau, grattant le sarcophage où ils naissent
et gravissent leur mort d'heure en heure
et tombent, au long de leur alphabet gelé, jusqu'
à terre.

Pitié pour les « tellement » ! pitié pour les « si peu » ! pitié pour eux
Pitié, dans ma chambre, quand je les écoute avec mes lunet
tes !

Pitié, dans mon thorax, quand ils s'achètent des habits !
Pitié pour ma crasse blanche, solidaire dans leur ord
ure !

Aimées soient les oreilles martin,
aimées soient les personnes qui s'assoient,
aimés soient l'inconnu et sa femme,
notre semblable par les manches, le co
l et les yeux !

Aimé soit celui qui a des punaises,
celui qui porte un soulier percé sous la pluie,
celui qui veille le cadavre d'un pain avec deux allumettes,
celui qui se prend un doigt dans la porte,
celui qui n'a pas d'anniversaires,
celui qui a perdu son ombre dans un incendie,
l'animal, celui qui ressemble à un perroquet,
celui qui ressemble à un homme, le pauvre rich
e,
le vrai miséreux, le pauvre pauvre !

Aimé soit
celui qui a faim ou soif, mais n'a pas assez de faim
pour étancher toute sa soif
et pas assez de soif pour rassasier
toute sa faim !

Aimé soit celui qui travaille à la journée, au mois, à l'heure,
celui qui sue de peine ou de honte,
celui qui se prend par la main pour aller au cinéma,
celui qui paye avec ce qui lui manque,
celui qui dort le dos tourné,
celui qui ne se souvient plus de son enfance ; aimé soit
le chauve sans chapeau,
le juste sans épines,
le voleur sans roses,
celui qui porte une montre et qui a vu Dieu,
celui qui a de l'honneur et ne meurt pas !
Aimé soit l'enfant qui tombe et pleure encore, et l'homme qui est tombé et ne pleure plus !
Pitié pour les
« tellement » ! Pitié pour les « si peu » ! Pitié pour eux !

César Vallejo


11 octobre 1937


Traduction François Maspero

Source : Esprits nomades

Rédigé par caroleone

Publié dans #La poésie que j'aime

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
H
Bonjour Caro<br /> <br /> Ce poème possède une force rare, c'est un chef d'œuvre.<br /> <br /> Bises<br /> <br /> Serge
C
Bonjour Serge,<br /> <br /> C'est vrai que c'est un chef d’œuvre, tu as raison et j'étais contente de tomber dessus.<br /> Bises et bonne fin de journée<br /> <br /> caro