Une analyse pour comprendre le conflit de San Juan Copala

Publié le 11 Novembre 2010

DEUX ANS DE PAIX PARMI LE PEUPLE TRIQUI :
UNE ANALYSE POUR COMPRENDRE LE CONFLIT DE SAN JUAN COPALA

Pour commencer à comprendre le conflit autour de San Juan Copala, il
faudrait commencer par se débarrasser de certains mythes qui ont beaucoup
servi pour justifier le génocide contre le peuple triqui.

Un de ces principaux mythes est celui qui prétend que ce problème dure
depuis des siècles et que par conséquent il n'a pas de solution.
"Laissez-les s'entretuer" semble être la conclusion obligatoire de cette
vision.

Cependant il y a des jalons qui nous permettent d'identifier avec
précision les périodes de l'histoire triqui, et dans laquelle de ces
périodes s'inscrit le conflit.

Pendant les années 1970 il y a eu au Mexique un important essor du
mouvement social, avec un caractère révolutionnaire qui a pénétré presque
tous les secteurs de la société. Les années 1970 ont été aussi la période
de répression gouvernementale la plus large et la plus aiguë dans tout le
pays. C'est de cette période que date la montée de la lutte du peuple
triqui pour ses droits, montée qui l'a conduit, non sans de nombreux
morts, à cette fin heureuse qu'a été la formation du Mouvement
d'unification et de lutte triqui (MULT).

Pour le mouvement social de la fin des années 1970 et du début des 1980,
la lutte triqui a été un vent frais qui est venu surprendre heureusement
tout le monde par son audace et sa mobilisation sociale. Le Mouvement de
lutte et d'unification triqui (MULT) a été l'exemple précurseur de la
dignité indigène qu'on verrait plus tard dans toute sa plénitude avec
l'insurrection indigène au Chiapas du 1er janvier 1994.

Depuis le surgissement du MULT, l'État mexicain a appliqué sa technique de
la SÉLECTION DE LA DIRECTION PAR ÉLAGAGE : l'État mexicain n'avait ni
cadres ni conditions à imposer à une organisation aussi profondément
enracinée dans sa base sociale, il ne pouvait pas non plus effacer
purement et simplement cette organisation, comme il en avait le désir, il
s'est donc consacré systématiquement à tuer les cadres dirigeants qu'il
considérait les plus dangereux et à laisser survivre les autres. Pour cela
il s'est servi bien sûr de ses propres tueurs, mais aussi, et il avait
dans ce domaine une grande capacité, il a accompagné chaque mort d'une
désinformation systématique, faisant apparaître comme le produit de
rivalités internes ces meurtres que, plus tard, ferait payer la partie
victime, ce qui engagerait une escalade de vengeances sans fin.

Petit à petit l'État, grâce à sa méthode de sélection de la direction par
élagage, a pu éroder le tissu social et dévier vers des luttes internes ce
qui auparavant avait été la lutte antigouvernementale et anticapitaliste
du peuple triqui.

Dix ans plus tard, avec Salinas de Gortari, cette politique
gouvernementale contre le peuple triqui a été complétée par l'octroi
d'argent du budget public aux localités, aux organisations et aux
dirigeants les moins réticents envers les positions gouvernementales,
tandis qu'aux plus rebelles on continuait d'infliger la persécution, la
prison, la disparition forcée et la mort.

Comme aurait dit Porfirio Díaz soixante-dix ans plus tôt : "Pour mes amis,
tout le bénéfice de la loi, pour mes ennemis, la loi tout court." Avec
cette seule différence que la loi tout court était alors la guerre sale.

En 1994, le soulèvement des indigènes du Chiapas a tiré du silence la
sourde lutte indigène qui avait lieu dans tout le pays, et a rendu visible
à toute la société le drame des peuples indiens. Le peuple triqui et son
héroïque organisation le MULT a été parmi les premiers peuples à
s'identifier, se solidariser et s'engager avec la lutte des indigènes
chiapanèques.

En général, l'insurrection zapatiste a été l'aube qui a annoncé un
printemps pour les peuples indigènes de tout le pays, et dont un des
effets collatéraux a été d'améliorer sensiblement le rapport de forces en
faveur des différentes luttes indigènes dans leurs régions respectives. Ça
a été le cas du peuple triqui et de son organisation, le MULT.

Une fois que la société, les gens de tout le pays, l'ont obligé à arrêter
les bombardements aériens et se sont rendus dans la zone de conflit pour
soutenir la lutte de l'EZLN, le gouvernement fédéral a répondu à la
surprise de l'insurrection zapatiste avec le début de ce qui serait sa
nouvelle politique anti-insurrectionnelle. Dans le cas de la région
triqui, il a formé l'Union pour le bien-être social pour la région triqui
(Ubisort), dont la première mission serait de s'établir sur le territoire
triqui pour créer une base sociale permettant de dégonfler ou désarticuler
le mouvement indigène local, grâce à la politique de "ressources pour mes
amis et répression pour mes ennemis".

Même si dès le début l'Ubisort a pu compter sur tout le soutien du
gouvernement en armes et en protection paramilitaire, son projet
consistait davantage à être la concurrente du MULT, en offrant des
services et des moyens gouvernementaux que le MULT ne pouvait proposer, ou
qu'il pouvait offrir avec un coût bien plus élevé.

Deux choses ont déterminé le changement dans le projet originel de
l'Ubisort. Toute la violence exercée depuis des années au sein du peuple
triqui, et que le gouvernement ordonnait ou tolérait en toute impunité,
avait engendré logiquement une stratégie de survie et d'autodéfense ;
l'Ubisort devrait donc naître avec tout le poids de l'État sur le terrain
paramilitaire et policier.

D'autre part, tout le soutien économique pour gagner la base triqui du
MULT ne pouvait pas, même de loin, résoudre la question et la
marginalisation sociales, d'autant que ces moyens arrivaient moins comme
une subvention à la région triqui que comme un butin pour la direction de
l'Ubisort.

Simultanément, la montée du mouvement indigène a obligé les gouvernements
local et fédéral à établir aussi un dialogue obligatoire avec le MULT,
organisation sur laquelle jamais n'avait cessé la pratique de la sélection
de la direction par élagage et par la concession de facilités de gestion.

Le radicalisme et l'antigouvernementalisme antérieurs de la direction du
MULT s'étaient réduits avec la mort quotidienne et systématique des
dirigeants les plus engagés sur ces positions. Aussi n'a-t-il pas été
difficile d'établir une nouvelle relation avec les dirigeants survivants.

Finalement, en soutenant simultanément, bien que de manière différenciée,
le MULT et l'Ubisort, le gouvernement ne faisait qu'alimenter les
rivalités et antagonismes qui lui donneraient un meilleur rapport de
forces face au peuple triqui. Mais en plus sautait aux yeux l'échec social
de l'Ubisort, qui n'a jamais été capable de s'implanter dans davantage de
localités que celles qu'elle avait réussi à "nettoyer" dès le départ.

Une part importante des énormes moyens profusément apportés par le
gouvernement fédéral et celui de l'État, à l'époque de la montée du
mouvement indigène en faveur du peuple triqui, devait passer par les mains
de la direction du MULT, et bien qu'ils n'aient jamais été suffisants pour
satisfaire les besoins du peuple triqui, ils l'étaient largement pour
corrompre une direction qui se trouvait là, à la tête du peuple triqui,
non pas tant par élection ou sélection de la base que par l'assassinat des
autres dirigeants naturels que le gouvernement avait déjà supprimés.

Et c'est ainsi que commence, ou que continue, le processus de séparation
de la direction du MULT et de sa base indigène. Une brève comparaison de
la croissance des moyens que la Fédération, l'État et les municipalités
sont censés avoir déversés dans la zone indigène et de la croissance de la
fortune personnelle des dirigeants du MULT, et bien sûr de l'Ubisort, peut
se représenter sur un graphique par des lignes parallèles, en même temps
que la pauvreté et la marginalité continuaient à faire du peuple triqui
l'un des principaux peuples d'émigrants.

Finalement, le gouvernement avait réussi à domestiquer la direction du
MULT, en cooptant les dirigeants qu'il avait choisis pour survivre au
massacre, et en même temps la nouvelle direction avait réussi à consolider
une organisation sociale qui, petit à petit, a acquis diverses formes de
corporatisme.

Depuis la chute de Raúl Zarate Aquino en 1976, la créativité des
politiciens du PRI d'Oaxaca n'a pas chômé, cherchant toutes les formes
possibles pour se maintenir au pouvoir, depuis l'état de siège fasciste et
l'importation du général qui avait combattu la guérilla de Lucio Cabañas
dans le Guerrero, en passant par le génocide contre le peuple loxicha, les
fameux attentats, et finalement les "caravanes de la mort" et l'invasion
de la marine, de l'armée et de la Police fédérale préventive en 2006.

Cependant, pour les élections de 2004, la défaite du PRI-gouvernement
était non seulement désirée par la majorité de la population, mais en
outre très probable. Le PRI devait faire quelque chose, et sa stratégie a
été de soustraire des voix à l'opposition en cours de remarquable
croissance, grâce à la formation d'un parti constitué à toute vitesse qui
utiliserait la structure du MULT domestiqué : le Parti de l'unité
populaire (PUP).

Ainsi, le Parti unité populaire - MULT (PUP-MULT) a présenté comme
candidat aux élections de 2004 l'ancien membre du PRD et de la COCEI
Héctor Sánchez López, après que celui-ci eut perdu les élections internes
pour être le candidat du PRD.

Le PUP a obtenu son enregistrement sans remplir ni dans le temps ni dans
la forme les conditions requises légalement et a reçu de volumineux
financements, légaux parfois, extralégaux dans la majorité des cas.

Le PUP répondait à une nécessité impérieuse du caciquat du PRI ; le
gouvernement de Murat avait été si pathétique, si ridicule et si
grossièrement corrompu, que la perte des élections semblait inéluctable…

Pour sauver le navire du PRI, il ne suffisait plus de la stratégie à la
Obregón des "coups de canon à 50 000 pesos" et de toutes les autres
manœuvres de l'ingénierie électorale. Ulises Ruiz avait besoin de Sánchez
López… et des dirigeants du MULT pour l'emporter sur Gabino Cué.

Sánchez López avait beau avoir été président municipal de Juchitán à
l'époque de la COCEI, l'alliance PUP-MULT - Héctor Sánchez aux élections
de 2004 n'a pas atteint un bien gros résultat ; ils ont obtenu tout juste
41 257 voix (4,1 %), même pas ce que faisait la COCEI dans la seule région
de l'Isthme dans ses bonnes années.

Malgré tout, Ulises Ruiz, le candidat du PRI, avec toute la machinerie de
fraude à son service, a "gagné" par à peine 25 000 voix de différence avec
Gabino Cué. Les 40 000 voix du PUP ont été les voix déterminantes pour la
"victoire" d'Ulises, et ces 4 % ont servi au PUP à garder son
enregistrement, et avec lui ses prérogatives électorales. Mais le plus
important c'est qu'en paiement de ce service ils ont reçu plusieurs
présidences municipales… avec leur part respective de budget et, surtout…
de pouvoir. Le MULT est devenu l'organisation sociale la plus dépendante
du budget gouvernemental de l'État d'Oaxaca. Ulises Ruiz n'allait pas
mégotter, vu la force que lui donnait, finalement, la victoire sur Gabino
Cué.

À partir de ce moment, la direction du MULT allait être directement liée
au personnel gouvernemental dans des dépendances comme la Coplade et le
Mont de piété national ; de fait, Heriberto Pazos a obtenu pour tout son
curriculum personnel une rente à vie accordée par le gouvernement de
l'État.

En 2006 a éclaté à Oaxaca le plus grand mouvement antigouvernemental dont
le Mexique ait été témoin depuis des décennies.

Le MULT disposait d'une direction domestiquée par le gouvernement, mais
paradoxalement il avait une base avec une longue tradition de lutte et de
combativité qui, en entrant en contact avec le creuset qu'a été la
bataille des barricades à Oaxaca, a accompli un saut en avant dans son
développement politique.

Car la direction du MULT, en pleine alliance et romance avec Ulises Ruiz,
s'était opposée au soutien du peuple triqui à l'APPO, et Rufino Merino
avait menacé d'assassinat les membres du peuple triqui qui participeraient
au mouvement.

Mais depuis un certain temps, à l'intérieur du MULT, avait lieu une lutte
à cause des multiples irrégularités accumulées par la direction. Timoteo
était sans nul doute la principale voix à remettre en cause l'utilisation
peu transparente et le parcours des ressources destinées en principe aux
communautés triquis qui en réalité n'en avaient jamais vu la couleur. Le
fait qu'il s'oppose à la direction unipersonnelle d'Heriberto Pazos a été
un motif suffisant pour que celui-ci ordonne la mort de son fils.

Cela, et d'autres raisons, dans le cadre de la grande mobilisation
d'Oaxaca, a engendré un courant à l'intérieur du MULT qui finirait par
scissionner de cette organisation et former le Mouvement d'unification et
de lutte triqui INDÉPENDANT ou MULTI.

Et Rufino Merino a mis à exécution ses menaces. Andrés Santiago Cruz, 35
ans, ancien membre du MULT et ensuite membre du MULTI, qui était agent
municipal de la communauté Paraje Pérez et membre de la commission d'ordre
et surveillance de l'APPO, Pedro Martínez Martínez, 70 ans, dirigeant du
MULTI à Paraje Pérez, et le mineur Octavio Martínez Martínez, 12 ans, ont
été assassinés lors d'une embuscade ordonnée par Heriberto Pazos et
organisée par Rufino Merino sur la route de Putla de Guerrero à Santiago
Juxtlahuaca, alors qu'ils voyageaient dans une camionnette blanche en
direction de Paraje Pérez, pour y assumer une tâche en tant que partie
prenante de l'APPO. Au cours du même événement ont été blessés les frères
Ignacio et Agustín Martínez Velázquez.

C'est ainsi que ces pertes du MULTI ont été les premières victimes de
l'insurrection sociale d'Oaxaca de 2006.

En revanche, le MULT a aussi sa part, non de morts, mais d'assassinats.
C'est facilement vérifiable aux pages 97 et 98 du magnifique livre de
Diego Osorno, où est établie la participation d'assassins du MULT dans la
suppression de militants de l'APPO.

La répression gouvernementale n'a pas arrêté la lutte du MULTI ni sa
déterminante participation à la lutte des barricades d'Oaxaca de 2006.

Mais d'un autre côté, la base triqui qui, en tant que telle, avait un
contact intime et une grande affection pour l'Armée zapatiste de
libération nationale, s'était identifiée aux Accords de San Andrés et à la
lutte pour l'autonomie indigène, a décidé après la fatidique répression
sociale d'Ulises Ruiz et Calderón en novembre 2006 de former en janvier
2007 la Commune autonome de San Juan Copala.

Lorsque Heriberto Pazos disait "nous, nous avons chassé l'armée", "nous
sommes les seuls à avoir chassé l'armée", pour se donner une auréole de
combativité et d'opposition au gouvernement face à la Commune autonome, il
ne disait pas la vérité complète : ce sont ceux qui sont à présent membres
de la Commune autonome et ceux qui aujourd'hui continuent dans le MULT, et
non Heriberto Pazos, qui ont chassé l'armée, puisqu'ils constituaient une
seule et même organisation.

Et voici un autre des mensonges du MULT sur la Commune autonome. Afin de
provoquer la méfiance envers la Commune autonome, ils allèguent que
celle-ci s'est formée par une alliance entre le MULTI et l'Ubisort. Ce
qu'ils ne disent pas, c'est que de même que des gens de la base du MULT se
sont démarqués de leur direction progouvernementale et sont sortis de
cette organisation, la défaite sociale d'Ulises Ruiz en 2006 et son
incapacité à apporter un soutien économique et militaire à l'Ubisort, liée
à la montée de la lutte sociale dans tout l'État, ont fait que dans les
localités dominées par l'Ubisort a eu lieu aussi une lutte contre sa
direction, et qu'un grand nombre de Triquis de sont débarrassés de leurs
caciques et paramilitaires, et se sont unis aux membres du MULT qui
avaient également rompu avec leur direction.

La défection a été telle, aussi bien dans la base du MULT que dans celle
de l'Ubisort, qu'il n'y a pas eu le moindre problème pour constituer la
Commune autonome de San Juan Copala et établir deux ans de paix, qu'on
n'avait pas vue depuis des décennies ou des siècles parmi le peuple
triqui.

David Cilia Olmos

5 novembre 2010.

À suivre.

Traduit par el Viejo.

 

 

 

 

 

 

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Caroleone

 

 

 

 

 

 

Rédigé par caroleone

Publié dans #ABYA YALA, #Mexique, #indigènes et indiens

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