Mexique : crime organisé et terrorisme d'état

Publié le 3 Mars 2010

 

Mardi dernier, vingt-deux chefs d'État, et les représentants de onze

autres pays latino-américains et caraïbes se pressaient autour de Felipe

Calderón pour la photo du sommet de Cancún, où auraient été mises en

place, selon certains, les prémices d'une "nouvelle intégration"

régionale, excluant les USA et le Canada...


Au même moment, sur la côte pacifique de l'État du Michoacán, deux membres

de la commune nahua de Santa María Ostula, Javier Robles Martínez (par

ailleurs conseiller municipal indigène d'Aquila) et le professeur Gerardo

Vera Urcino, étaient enlevés en plein jour par des paramilitaires

puissamment armés. Nous avions rencontré ces personnes lors de l'assemblée

extraordinaire du Congrès national indigène, tenue à Ostula au cours du

mois d'août 2009. Quand on sait que huit "comuneros" de cette localité ont

été assassinés depuis cette date, on peut légitimement craindre pour la

vie de Javier Robles et Gerardo Vera. La raison de tous ces meurtres ? Les

habitants des trois villages de Pómaro, Coire et Ostula ont récupéré, en

juin 2009, un millier d'hectares de terres communales en bord de mer, qui

leur avaient été volées par de "petits propriétaires" de la région, voici

une quarantaine d'années.


Bien entendu, il est pratiquement impossible de mettre en cause les

autorités du gouvernement fédéral (contrôlées par le PAN, Parti d'action

nationale) ni celles de l'État du Michoacán (dirigé par le PRD, Parti de

la révolution démocratique) ou du municipio d'Aquila (dont le président,

membre du PRI, Parti révolutionnaire institutionnel, est actuellement en

prison pour narcotrafic). Aucun officiel n'est au courant, dans cette

région fortement militarisée, où les gangs du narco ont pignon sur rue et

se trouvent tellement imbriqués avec le pouvoir politique qu'il est

difficile de dire qui contrôle qui. Pourtant, l'enlèvement a eu lieu à

quelques pas du commissariat local.


Plus au sud, au Chiapas, Margarita Guadalupe Martínez, membre de

l'association "Enlace, Comunicación y Capacitación" de Comitán de

Domínguez, a été enlevée en voiture par un commando, à San Cristóbal de

las Casas, rouée de coups au visage et dans les côtes, menacée de mort,

puis relâchée. Le petit cadeau venait du président municipal de Comitán,

lui ont dit les agresseurs. Margarita et son compagnon, Adolfo Guzmán

Ordaz, savent maintenant à quoi s'en tenir.


Quant aux sympathisants des zapatistes et des résistances ouvrières,

paysannes ou indigènes vivant dans la capitale, ils subissent actuellement

un bombardement de messages, pas du tout virtuels, sur "la conduite à

suivre en cas de passage à un contrôle des forces de police (AFI, PFP)...

ou à un barrage des sicaires du narcotrafic !"

"Ne résistez pas, n'essayez pas de fuir, posez les deux mains sur le

volant, identifiez-vous clairement, ne manifestez aucune nervosité ni

hésitation. Sinon, vous risquez d'être pris pour quelqu'un d'autre, et

abattus"...


Policiers, militaires, sicaires, narcotrafiquants et hommes politiques

participent à un étrange ballet d'individus masqués, armés jusqu'aux dents

et corrompus jusqu'à la moelle, de cadavres décapités enveloppés dans des

sacs poubelles, de têtes et de corps calcinés, ou portant les traces de

tortures plus ignobles les unes que les autres... Au total, plus de huit

mille morts en un an. Le Mexique sombre dans une inquiétante violence.

Mais ce tourbillon n'est pas incontrôlé. Ses objectifs sont au contraire

très clairs, pour qui suit d'un peu près cette macabre actualité. Il

s'agit de nettoyer les campagnes, d'en finir avec les communautés

paysannes et indigènes, avec ces formes archaïques de propriété

collective, avec l'organisation traditionnelle qui permet l'autonomie

alimentaire...

 Le "progrès" et le "développement" doivent passer à tout

prix dans le pays. Ce progrès, c'est l'urbanisation massive des

populations, leur entrée dans l'économie de marché, la production et la

consommation industrielles. Et le développement, c'est l'agriculture

intensive destinée à l'exportation et à l'alimentation des villes qui

débordent : tomates, agrumes, avocats, soja, gigantesques batteries de

cochons et de poulets, maïs et palme africaine pour la fabrication des

agrocarburants. Le tout servi par une main-d'œuvre, en partie infantile,

quasi gratuite. Ce sont aussi, bien sûr, les barrages inondant les vallées

fertiles, les autoroutes passant à travers les territoires sacrés des

nations indiennes, les ports pétroliers, le bétonnage massif des côtes,

les projets "écotouristiques (1)" et la prolifération des marinas de luxe.


C'est la levée du moratoire sur les maïs OGM, qui permettra aux

multinationales de l'agrobusiness (Monsanto, Cargill, Syngenta) de

contrôler la culture de cette plante, inventée et développée depuis des

millénaires par les paysans amérindiens, et le formidable marché que

représente sa consommation dans un pays où elle demeure le principal du

bol alimentaire. C'est enfin l'invasion de la nourriture poubelle, et des

fameux sodas qui font exploser les chiffres du diabète et des maladies

cardio-vasculaires. Et si l'attrait de la "vie en ville", la séduction des

programmes d'assistance et de privatisation des terres ne suffit pas, le

"progrès" recourt à la force.


Dans les pays européens, l'industrialisation massive et brutale, le

carnage des guerres mondiales, les dictatures fascistes ou le socialisme

d'État ont opéré depuis des décennies ce nettoyage en profondeur. Nous n'y

avons gardé que le lointain souvenir d'une vie certes plus rude et moins

confortable, mais où l'aliénation au travail, l'atomisation et la

compétition entre individus, la peur généralisée (de l'autre, du

lendemain, de la perte d'emploi, du refus d'une "promotion", du

harcèlement et du chantage au manque de "productivité"), la boulimie de

consommation d'objets totalement inutiles, n'avaient pas encore étouffé le

sens et l'espoir d'une vie plus désirable et plus solidaire, plus libre et

riche, en définitive. Au Mexique, et ailleurs en Amérique latine, la

partie n'est peut-être pas définitivement jouée. Une fraction encore

significative de la population y persiste à croire, à dire et à faire que

l'existence soit autre chose.


Les narcotueurs, bon marché (car "autofinancés", en quelque sorte) et

opportunément incontrôlables, sont de précieux auxiliaires pour les forces

armées (avec lesquelles, répétons-le, ils entretiennent d'inextricables

complicités) pour lui faire entendre raison.


Pourtant, cette résistance, si elle n'est pas écrasée, inspirera peut-être

un jour celles qui pourraient resurgir dans nos régions occidentales...

En attendant, les habitants d'Ostula, Coire et Pómaro ne baissent pas les

bras. Ils ont déployé leur garde municipale (formée de jeunes désignés et

révocables devant l'assemblée de chaque village, non rémunérés) et

bloquent la route côtière, sur laquelle transitent de nombreux camions.

Ils exigent une prise de position claire du gouverneur Leonel Godoy, et le

retour, sains et saufs, de Javier Robles et Gerardo Vera.


26 février 2010 - Jean-Pierre Petit-Gras


P-S : on trouvera sur le lien suivant un dessin humoristique du Mexicain

Fisgon... http://www.jornada.unam.mx/2010/02/27/cartones/fisgon.jpg


Traduction : "Ça s'est beaucoup amélioré depuis notre arrivée. Avant, les

gens étaient terrorisés par le narco, maintenant, ils sont terrorisés par

nous"...


(1) La multiplication des projets touristiques concourt grandement aux

politiques de division, et finalement d'expulsion des populations rurales.

Ils dissimulent également de gigantesques opérations de blanchiment

d'argent.cril


Rédigé par caroleone

Publié dans #ABYA YALA, #Mexique

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