Le symbolisme de la WIPHALA
Publié le 4 Avril 2011
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Cet essai sur la Wiphala est sans prétention exhaustive. L'entreprise mériterait plus que ce court article, mais faute de temps, je réserve les développements plus nourris aux exposés oraux, si l'on m'y invite. Ce billet donnera tout de même un aperçu conséquent de la richesse métaphysique et symbolique du monde andin.






Chaque couleur de la Wiphala a une signification précise. Le blanc représente le temps et la transformation permanente, le jaune symbolise la force et l'énergie, l'orange représente la culture et la sagesse patrimoniale, le rouge est à la fois couleur de la terre-mère et de l'homme. Le violet symbolise le politique, expression du pouvoir communautaire andin. Le bleu représente l'espace cosmique où s'incarnent les systèmes célestes, produisant sur terre leurs effets naturels. Le vert symbolise l'écosophie et la production andine, ses richesses naturelles.
Il est également question d'une Wiphala de 8 x 8 cases, considérée comme un symbole planétaire, mais représentant plus probablement l'ensemble du continent américain ou Abya Yala. L'Abya Yala inclut la totalité du monde indigène américain, du nord au sud. Il réalise la fameuse prophétie d'union continentale des peuples indigènes, symbolisée par la rencontre de l'aigle et du condor. Actuellement, des rencontres continentales ont lieu chaque année en Amérique. J'ai assisté à la plus récente qui a eu lieu à Tiwanaku. Elle regroupait quelques 450 chamans et hommes-médecines de diverses traditions et fut clôturée par Evo Morales, le président de la république bolivien. Notons qu'à cette occasion, et contrairement aux récupérations pseudo-chamaniques occidentales de la rencontre de l'aigle et du condor, l'assemblée continentale ne donne lieu à aucun syncrétisme rituélique ni métaphysique. Elle respecte parfaitement l'idiosyncrasie de chaque tradition représentée, sans les confondre aucunement. On n'y trouve pas de hutte de sudation lakota mélangée à la mesa andine et à la prise de plantes maîtresses amazoniennes. On n'y propose aucun mixage de symboles disant, par exemple, que le condor correspond au cerveau droit de l'homme et l'aigle à son cerveau gauche. La rencontre de l'aigle et du condor ne cautionne pas ce genre d'inepties et s'attache plutôt à réaliser une célébration interculturelle et spirituelle respectueuse de toutes ses composantes. Quoiqu'il en soit, la Wiphala continentale est un carré de 8 x 8 cases, autrement dit un damier de 64 éléments. Je choisis cette variante de la Wiphala pour montrer comment les Incas pouvaient utiliser ce symbole comme table de calcul. Ainsi, si l'on attribue un nombre à chaque couleur et que l'on considère le Qhapaq Ñan, la diagonale blanche, comme zéro (ou 9. J'expliquerai peut-être un autre jour cette équivalence du 0 et du 9 dans la symbolique andine), l'ensemble de la Wiphala peut servir de table de multiplication. Utilisons par exemple les nombres situés au sommet en partant de la gauche et ceux situés à gauche en partant du sommet. Première case, en haut à gauche, 1 x 9 = 9(0). Descendons à la deuxième case et prenons le résultat sur les cotés de la Wiphala : 2 x 9 = 18. Décalons à la troisième case et prenons le résultat : 3 x 9 = 27. Descendons encore à la quatrième case et voyons le résultat : 4 x 9 = 36, etc.
Je ne peux pas développer tous les calculs qu'autorise la Wiphala et le lecteur devra pour l'instant se contenter de ce petit exemple, que je n'ai pas choisi au hasard, car pour le monde andin, le nombre 9 a une grande importance symbolique. Il représente la structure symétrique du cosmos et la porte d'accès à ce qu'en occident, les Rose+Croix d'autrefois appelaient "l'autre moitié du monde que le monde ne connaît pas". Dans l'esprit de l'homme andin, le cosmos est double. Il comporte non seulement la partie visible que tous connaissent, mais aussi une autre moitié, invisible, qui constitue la source et l'origine du monde visible. A ce titre, le principe de symétrie peut symboliser cette structure double du cosmos, et c'est pourquoi les cultures andines adoptèrent le nombre 9 pour la représenter. La table de multiplication par 9 que les aymara appellent llatunka est en effet structurée symétriquement, comme pour évoquer le miroir cosmique. Le site de la communauté Sariri montre quelques exemples de ces symétries, reconnaissables jusque dans l'art textile, puisque le célèbre poncho andin est conçu à partir de deux pièces symétriques cousues l'une à l'autre.
Le message du miroir cosmique qu'est le Llatunka s'exprime dans notre capacité à remonter jusqu'à l'origine, à passer à l'autre coté de nous-même pour lire dans le miroir. On peut avoir une meilleur compréhension de ce qui se produit dans notre vie lorsqu'on génère périodiquement une première condition : Le silence intérieur (en aymara Amuki). Ce silence peut permettre d'appréhender le niveau de causalité qui est enfoui en nous. Dans le monde andin, l'intérieur est lié au monde souterrain ou monde d'en-bas (Uku-Pacha). C'est là que se trouve l'invisible, l'intériorité, l'origine. Le monde extérieur du visible et des effets est quant à lui signifié par le monde d'ici ou Kay-Pacha. Pour percevoir en nous notre propre Uku-Pacha, en lien avec notre Kay-Pacha, pour appréhender ce lien entre invisible et visible, origine et manifestation, nous autres, les chamans andins, célébrons la cérémonie de l'Amuki, qui induit et nourrit ce silence intérieur. Cette cérémonie cultive deux attitudes. En premier lieu, nous cessons de parler pendant un certain temps. Cet acte permet de revenir au calme et à la clarté. Les faits se manifestent à notre conscience tels qu'ils sont, plutôt que tels que nous les arrangeons et voulons les voir. Ensuite, nous nous engageons à ne pas émettre de jugement, ce qui veut dire que nous allons seulement regarder et observer ce qui se passe vraiment. De cette façon, nous nous libérons de l'intérêt personnel pour entrer dans le bien vivre commun (Sumaq Kawsay).
Par la pratique de l'Amuki, nous commençons à écouter davantage les sons du corps-esprit. Nous découvrons, nous nous resouvenons, et nous parvenons à comprendre bien des choses. La pratique de l'Amuki permet, à l'étape suivante, de percevoir un autre silence magique, celui de l'entourage et de l'espace. En aymara, cet autre silence porte le nom de Chuju. Il est fortement lié à l'irruption du monde d'en-haut (Hanan-pacha) et il s'aventure plus loin que la seule causalité. C'est comme si l'on entrait dans un temple et que tout s'éclairait d'un seul coup, instantanément. On n'écoute plus seulement l'intériorité et son propre esprit, mais c'est tout l'environnement qui devient pure écoute et miroir. Il se produit une union intime et indivisible entre le visible et l'invisible, le matériel et l'immatériel, le conscient et l'inconscient. Le Chuju apporte une autre perception de la vie. Libre de la localisation sur soi, nous faisons l'expérience de la communauté (le Chuju). Même les problèmes les plus grands - que l'on perçoit ainsi à partir de la perspective individuelle - perdent de leur importance en étant vus à partir de la perception communautaire ou panoramique.

Pour conclure ce billet qui a déjà largement dévié de son objet initial, je souhaiterais revenir sur la question des deux moitiés du monde et du miroir cosmique. Son rôle est extrêmement important dans la médecine kallawaya. On ne se contente pas seulement de soigner des symptômes ou des effets, mais on tente toujours de remonter de cause en cause, jusqu'à l'origine du mal dont souffre le sujet traité. L'une de mes premières patientes occidentales s'appelle Emmy. Elle se trouvait depuis plusieurs mois en Bolivie et souffrait constamment de problèmes physiques. Cheville foulée, vomissements, diarrhée, fièvre, maux de tête, etc. Les symptômes avaient peu de rapport entre eux et ne suffisaient pas à expliquer les synchronies malheureuses qui la frappaient souvent. Nous supputions des causes autres que physiques à son mal. Grover et moi aurions pu nous contenter de soigner un à un les problèmes de diarrhée et autres, car il existe des plantes très efficaces pour cela. Toutefois, lorsque nous l'interrogeâmes, Mama Coca conseilla de pratiquer un recouvrement d'âme et donc, de soigner tous ces maux à partir de l'autre coté du monde, sur le terrain de l'invisible. Les feuilles sacrées indiquaient que la patiente souffrait d'une perte d'âme, à cause du décès de sa grand-mère, survenu au début de son voyage en Bolivie. Venait se greffer sur ce décès une autre perte d'âme, occasionnée par une chute lors d'un voyage à Machu Picchu. Mon esprit occidental était quelque peu sceptique sur l'efficacité de l'opération. Si je la sentais nécessaire, j'imaginais qu'elle ne suffirait pas et devrait être complètée par une prise de médecines kallawaya. Je n'envisageais pas de pouvoir soigner une maladie à partir d'un rituel seulement et j'aurais plutôt penché pour une solution mixte, associant rituel et remède à base d'herbes. J'avais aussi à l'esprit la restriction posée par Ina Rösing quant à l'efficacité de ce qu'elle appelle "la guérison symbolique". Pour opérer une guérison symbolique efficace, le thérapeute et le patient doivent, selon cette auteure, partager le même univers symbolique. Or, ce n'était pas du tout le cas pour Emmy et les kallawaya. J'ai pourtant assisté à la guérison symbolique la plus rapide et la plus efficace de toute mon existence, sans autre remède que le rituel. Non seulement le recouvrement d'âme fonctionna parfaitement, mais dés la fin du rituel, tous les symptômes spectaculaires dont souffrait Emmy cessèrent, alors même que nous redescendions en courant et en riant de la montagne sacrée. Plus de diarrhée, plus de maux de tête, rien. Ceci montre que dans des situations particulières, les rituels peuvent à eux seuls, guérir certaines maladies. Cela souligne également l'importance que peut avoir dans le monde andin, l'exploration de la partie invisible et souterraine des choses.
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