La paranoia et la terreur comme paradigmes de gouvernement
Publié le 4 Février 2011
Pour compléter l'article ci-après......
caroleone
L'année 2010 s'annonçait exceptionnelle, à en croire les panneaux
installés par le gouvernement le long des routes : un Mexique moderne
allait fêter tout à la fois le bicentenaire de la guerre d'indépendance et
le centenaire de la révolution. Exceptionnelle, elle le fut vraiment.
Chaque année, le 6 janvier, les enfants qui viennent au pied de l'Angel de
la Independencia, à Mexico, déposent des messages aux Rois Mages.
"Queridos Reyes Magos, No queremos la guerra de Calderón", voilà le
message, pour 2011, sur une pancarte brandie par un niño de dix ans. Si le
Mexique existe encore en 2110, il se souviendra que 2010 aura été l'une
des années les plus sanglantes de toute son histoire. La "guerre au
narcotrafic" aura fait à ce jour 34 000 morts et près de la moitié ont été
tués en 2010. Une grande partie de ces morts sont considérés comme
dommages collatéraux.
Faut-il dresser l'épouvantable comptabilité ? Le 22 octobre 2010, le
journal Reforma recensait 9 598 exécutions dans le pays depuis le 1er
janvier. Mais l'addition augmente d'heure en heure ; ce même jour,
quatorze jeunes étaient tués dans une fête d'anniversaire à Ciudad Juarez,
Chihuahua. Le 24, treize jeunes en désintoxication étaient tués dans un
centre de cure à Tijuana, Basse Californie. Le 28, des pistoleros
attaquaient trois bus transportant le personnel d'une maquiladora de
Ciudad Juarez, tuant cinq ouvriers et en blessant quatorze. Le 30, quinze
jeunes dont onze en cure de désintoxication étaient tués dans un carwash a
Tepic, Nayarit. En janvier 2011 le porte-parole du cabinet de sécurité
nationale a admis 13 593 exécutions pour toute cette année 2010. Ce qui
ferait donc, en rapprochant ce chiffre de celui de la Reforma, 3 995 pour
les seules dix dernières semaines de l'année…
Ceux qui ne font que passer en direction des USA n'échappent pas davantage
au danger. Ce sont les Zetas qui, avec la complicité notoire de la police,
contrôlent le rackett des immigrants et exécutent les récalcitrants.
Durant le même mois d'octobre 2010, une fosse était découverte à San
Fernando, Tamaulipas, à une centaine de kilomètres de la frontière. Les
cadavres de soixante-douze immigrants d'Amérique centrale y avaient été
entassés. On peut seulement supputer que cette fosse constituait un
message…
C'est que plus la frontière se rapproche, plus le danger se précise. La
frontière n'est plus seulement une ligne de démarcation entre le primer
mundo et les autres, faite de murs et de barbelés. La frontière est
devenue un rapport social, qui implique la violence –quiconque exploite la
frontière en trafiquant doit contrôler les voies de passage, éliminer les
concurrents et intimider les mauvais payeurs. La drogue, comme l'immigrant
clandestin, sont deux marchandises qui démultiplient leur valeur du simple
fait de passer la frontière. À un certain point cependant la balance
commerciale entre les deux côtés tend à se stabiliser : si la drogue
latino traverse la frontière dans un sens, les armes de fabrication yankee
la traversent en sens inverse.
La paranoïa, inhérente à la nation américaine, contamine le Mexique non
pas malgré la frontière mais grâce à elle. Ces dernières années, plusieurs
films ont bien illustré cette essence paranoïde de la frontière, comme No
Country for Old Men des frères Cohen ou Los tres entierros de Melquiades
Estrada de Tommy Lee Jones. La nouveauté, avec la guerre de Calderón qui a
débuté il y a quatre ans, tient à ce que la logique de la frontière
s'étende bien au-delà de la ligne fortifiée, dans le but de convertir les
États du Nord du Mexique en sas de sécurité des USA. Telles furent les
consignes que Felipe Calderón reçut de George Bush en 2006. Mais, au plus
le glacis de sécurité s'étend au-delà de la frontière, au plus les
marchandises qui le traversent vont prendre de la valeur (ainsi un pollero
qui prenait 600 dollars pour conduire un clandestin de Tijuana à Los
Angeles voilà une quinzaine d'années prendra, aujourd'hui que les
contrôles se sont multipliés, pas moins de 2 000 dollars). Il n'y a donc
aucune raison que ce circuit infernal s'épuise. Tout cela a un prix social
: aujourd'hui, selon même les très prudents observateurs de l'ONU, le
Mexique se trouve au niveau de l'Irak et de l'Afghanistan en matière de
violence.
*
La "guerre au narcotrafic" aura été le grand œuvre du président Felipe
Calderón. Le candidat du PAN (Partido de Acción Nacional), élu au moyen
d'une gigantesque fraude électorale en 2006, dirige depuis le pays à
l'avenant. La corruption des corps de police fut l'argument qui permit de
déployer l'armée dans tout le pays sous prétexte de démanteler les cartels
de la drogue. Certes, que la police en croque, nul n'en doute ; en 2009,
plus de 2 000 policiers ont été radiés des effectifs voire poursuivis pour
collusion avec l'un ou l'autre des groupes criminels… Mais ce n'étaient là
que les petites mains : des "repentis" ont fini par confirmer ce qui se
chuchotait, à savoir que depuis des années des haut gradés de la police
escortent les convois de drogue vers les USA et assurent la protection des
big boss.
L'armée serait-elle exempte ? Le fait que les narcos disposent d'armements
et de munitions provenant directement des arsenaux militaires tend à
prouver le contraire, et plus encore, le fait que ce sont quelques
dizaines de transfuges du corps d'élite de l'armée, les "Grupos
Aeromoviles de Fuerzas Especiales" (GAFES) qui ont créé en 1999 l'une de
plus redoutables organisations criminelles du pays, les Zetas, groupe de
tueurs initialement au service du cartel du Golfe. Rappelons aussi que les
GAFES dont sont issus les Zetas avaient été créés en 1995 spécialement
pour lutter contre l'insurrection au Chiapas. Ils ont suivi des
entraînements aux USA et en Israël. L'armée américaine apporte aussi sa
contribution, puisque nombre de chicanos ex-marines revenus d'Irak ou
d'Afghanistan ont vendu leurs services à l'un ou l'autre des cartels
mexicains…
Actuellement, un détenu sur trois parmi ceux arrêtés pour participation au
narcotrafic fait partie ou a fait partie d'un service de police ou d'un
corps de l'armée – il est tellement plus avantageux pour les cartels
d'employer un flic ou un soldat déjà formé que d'entraîner un tueur… Il
est en outre notoire que la quasi-totalité des services de renseignements
de l'État, policiers ou militaires, vend à l'un ou l'autre des cartels les
informations indispensables pour pouvoir localiser et éliminer les
concurrents.
L'appareil de la justice est tout aussi corrompu, avec ses magistrats
parfaitement capables de fabriquer des chefs d'inculpation fantaisistes
pour faire emprisonner des rebelles mais curieusement incapables de faire
emprisonner certains tueurs ayant des dizaines d'homicides sur les bras.
Les services fiscaux, bons à emmerder les petites gens pour des sommes
dérisoires, sont tout aussi incapables de détecter les millions de dollars
du narcotrafic investis au vu et au su de tous en villas de luxe, en
écuries automobiles, en hotels et restaurants, etc.
Du reste, le mot de corruption est faible quand il s'agit bien plutôt de
complicité active dans les services de l'État et dans chacun des trois
grands partis politiques. Au niveau fédéral, il n'y a pas eu, depuis
longtemps, un président qui n'ait eu des liens privilégiés avec tel ou tel
des cartels. Il se dit ainsi que si nul ne réussit à arrêter "El Chapo"
Guzmán, en fuite depuis 2001, c'est qu'il aurait les faveurs du
gouvernement – ce que confirme le faible nombre de membres du cartel de
Sinaloa arrêtés, en comparaison avec les autres. Du plus petit échelon du
pouvoir politique jusqu'au plus haut, c'est par la corruption et
l'intimidation que l'on se fait élire, et cela coûte de l'argent. Un
argent qui, par nature, ne peut être déclaré.
Tout aurait été pour le mieux dans le pire des mondes où toute la classe
politique recevait des subventions des narcotrafiquants. Mais le grand
frère yankee, plutôt que d'assumer la "guerre au narcotrafic" à
l'intérieur de ses propres frontières, préfère l'exporter au-delà.
Histoire de neutraliser un pays qui constitue depuis 1994 une poudrière.
Cela fait donc quatre ans que le Mexique tout entier, et plus spécialement
le Nord, vit dans un état d'exception non déclaré. L'article 29 de la
Constitution permettrait au pouvoir législatif de déclarer un tel état ;
les généraux mexicains, gênés de n'avoir aucun cadre légal précis pour
soutenir leur action, y seraient favorables. En réalité, la déclaration ne
serait plus qu'une formalité juridique, dont le gouvernement peut aussi
bien se dispenser. Le général Guillermo Galván, secrétaire à la Défense
nationale, a déclaré en janvier 2011 que la présence militaire dans les
rues du pays va devoir durer encore dix ans. Le général regrette qu'il en
soit ainsi, et suggère qu'une coopération plus étroite avec les USA
pourrait raccourcir ce temps… Il se dit prêt à accepter toute proposition
en ce sens. Ce petit chantage semble préparer le terrain à une présence
militaire US sur le territoire mexicain, selon les dispositions appliquées
en Colombie où depuis 2009 une dizaine de bases américaines ont été
installées en accord avec le gouvernement, au nom de la lutte "contre le
narcotrafic et le terrorisme", ce dernier étant assimilé aux mouvements de
guérilla. Amalgame sur lequel Hillary Clinton insiste lourdement en
évoquant le spectre d'une "narcoinsurgencia" lors de ses déplacements dans
la capitale mexicaine. Ajoutons que des milliers de soldats et d'officiers
mexicains reçoivent périodiquement un entrainement militaire en Colombie.
Le 14 avril 2010 s'est déroulée une réunion inédite à Washington :
l'amiral Michael Mullen, chef d'état-major des USA – il a dirigé
l'invasion de l'Afghanistan – réunissait dans son bureau ledit général
Guillermo Galván et l'amiral Mariano Francisco Saynez, responsable de la
Marine nationale mexicaine, avec le général Freddy Padilla, chef des
forces armées colombiennes. Il s'agissait de "fortifier la coopération
dans la lutte contre le narcotrafic et le terrorisme". C'est la première
réunion trilatérale du genre. Le même général Mullen a déclaré le 12
janvier 2011 : "Sous certains aspects, cette guerre contre la drogue et
notre façon de la mener sont très similaires à ce que nous avons vu dans
d'autres guerres que nous avons menées." Le "nous" qu'il emploie est à lui
seul parfaitement explicite, et de fait diverses voix évoquent ces
derniers temps l'hypothèse d'une prochaine "invasion américaine du
Mexique".
Celle-ci a cependant peu de chances de se produire. D'abord parce que la
présence de soldats US sur le territoire mexicain serait de nature à
provoquer des réactions que le gouvernement mexicain aurait beaucoup de
mal à contrôler. Mais surtout, une telle présence serait parfaitement
superflue. Parce que les USA ont d'ores et déjà envahi le Mexique.
L'invasion a commencé voilà seize ans avec l'accord de libre-échange de
l'Alena. Elle se fit à l'initiative du PRI (Partido Revolucionario
Institucional), au pouvoir depuis des décennies. Mais en ouvrant le pays
aux capitaux et aux marchandises nord-américaines, le PRI sciait la
branche sur laquelle il était assis. Avec l'entrée en vigueur de l'Alena,
il devait fatalement laisser place à un autre type de gouvernance, plus
conforme à l'idéologie néolibérale. La victoire du PAN à l' élections
présidentielles en 2000 marqua ce changement d'époque. Vicente Fox, avant
de devenir président de la République cette année-là, était le PDG de
Coca-Cola pour l'Amérique latine… Le PAN n'est que le parti des USA au
Mexique. Il a son électorat de prédilection au sein de ces classes
moyennes aisées qui voient dans son orthodoxie ultralibérale et son
idéologie conservatrice la garantie de leur standard de vie à
l'américaine. Le PRI continue cependant de sévir, dans nombre de
municipalités et de gouvernements régionaux où sa maîtrise consommée des
vieux mécanismes clientélistes lui assure une certaine fidélité
électorale.
*
La violence actuelle ne met pas aux prises deux camps clairement
identifiés, comme le prétend la propagande d'État. Des alliances complexes
et transversales entre cartels, partis, secteurs de l'État et de l'armée
se font et se défont, et une grande partie des exécutions reste
inexplicable à qui donne crédit au discours du président. Des cartels
rivaux s'entretuent, des fusillades opposent tel groupe narco à des
militaires qui par ailleurs couvriront le groupe concurrent, des élus et
des policiers sont assassinés (parce que incorruptibles ou au contraire
trop compromis, ¿quien sabe?) et surtout, des milliers de civils sont
victimes des deux camps. Des passants prennent des balles perdues lors de
tirs croisés, des automobilistes sont abattus pour avoir marqué une
seconde d'hésitation à un poste de contrôle, des jeunes qui tentent de
fuir lors d'un ratissage militaire sont arrosés à la mitraillette, des
ivrognes meurent parce qu'ils n'ont pas entendu les sommations, des chavos
en désintox qui ont eu le tort de sortir du circuit du deal sont
massacrés, etc. Plus navrant encore, des dizaines d'enfants en bas âge
sont morts par balles, et tous n'ont pas été victimes de tirs croisés...
Ceux qui passent entre les mains de la Policia Federal (1) et des autres
forces militaires, en particulier des troupes de la Marine, n'ont aucune
chance de s'en sortir : il faut faire du chiffre, avec ce que cela suppose
de gens ramassés au hasard et torturés des jours durant, d'aveux
extorqués, de pauvres bougres emprisonnés sans le moindre élément pour
étayer l'accusation (2)… Dans certaines villes du Nord, le couvre-feu n'a
nul besoin d'être déclaré, il est devenu une évidence pour tout le monde.
Malheur au civil qui tombe dans cette sale guerre. On ne meurt pas parce
qu'on est coupable, on est coupable parce qu'on meurt. Le président
Calderón, commentant l'assassinat de seize mineurs à Ciudad Juarez lors
d'une fête déclara : "Ils ont probablement été assassinés par un autre
groupe avec lequel ils étaient en rivalité." Les parents des victimes
installèrent des banderoles sur leurs maisons : "Señor Presidente, hasta
que no encuentre un responsable, usted es el asesino." Il arrive même que
les enfants de la classe moyenne aisée figurent parmi les victimes de
cette stratégie d'intimidation globale, comme ces deux étudiants en
sciences économiques froidement abattus par les soldats à Monterrey, Nuevo
León, en avril 2010. Et dire que leurs parents avaient sans doute voté
pour Calderón en 2006 !
Cette violence évoque irrésistiblement la guerre civile qui a commencé en
Algérie à partir de 1992. Elle rappelle ces massacres inexplicables de
villages entiers, dont il est impossible d'identifier les auteurs et les
mobiles (les djihadistes ? l'armée ? les villageois d'à côté ?).
Confrontés à la tragique absurdité de telles tueries, la plupart des
Algériens, déjà en proie à d'innombrables difficultés quotidiennes, ont
fini par succomber à l'écœurement et à la fatalité : et là se situe
précisément la véritable raison de ces massacres. Si le propre d'une
action militaire est qu'elle se juge à son seul résultat, cette irruption
brutale et inattendue de la mort, dans une indistinction effrayante, a
pour résultat que toute rationalité déserte le corps social, en Algérie
comme au Mexique. On ne cherche plus à comprendre, mais à survivre. La
peur atomise, brisant les capacités de résistances collectives et
instillant le venin de la méfiance généralisée. La "guerre de Calderón"
fonctionne bien comme une stratégie d'intimidation à grande échelle.
*
Ciudad Juárez était déjà mondialement célèbre pour les 400 femmes qui y
furent assassinées en une dizaine d'années. Mais ce féminicide méthodique
n'était, hélas, qu'un début, et cette ville-frontière devait encore
grimper dans le hit-parade de l'horreur jusqu'à devenir actuellement la
ville la plus dangereuse du monde. Pas moins de 2 700 personnes – dont
presque la moitié mineures – ont été assassinées à Ciudad Juárez en 2010.
"Genocidio contra jóvenes" affirment des ONG qui réclament carrément
l'intervention de l'ONU. "Estamos frente a juvenicidios que deben
atenderse con una estrategia diferente a la actual. Ciudad Juárez se está
vaciando de actividades sociales, públicas y de negocios por el terror en
la poblacion", déclare le 25 novembre 2010 Nashiely Ramírez, membre de
Ririki Intervención Social. "¡Ya Basta de esta situación absurda y
abyecta! Esto parece más una lucha contra la sociedad que contra el
narcotráfico", déclare Clara Gabriela Meyra, du CDH Fray Francisco de
Victoria. "Estamos en un narcoestado policiaco-militar", ajoute Adrián
Ramírez, de la LMDDH. Ajoutons que l'un des magistrats chargés de seconder
Calderón dans la gestion de cette guerre a été procureur général à Ciudad
Juárez pendant la période des féminicides, et qu'il se fit remarquer pour
son inactivité face à ces assassinats.
Le 29 octobre 2010, des soldats ouvrent le feu sur la "Kaminata contra la
muerte" des étudiants de Ciudad Juárez, qui défilaient pour exiger le
départ de la Policía Federal et la démilitarisation de la ville ; José
Orrontia, connu comme membre de la Otra Campaña, est grièvement blessé
dans le dos. Dans un communiqué, la Procudradora General de la República
tente de justifier cette attaque en traître du fait que certains
manifestants étaient masqués (visage peint ou passe-montagne)…
Que l'armée dégomme des civils à tout va, quoi de plus normal ? Que
faisait-elle, quand elle massacrait au Chiapas ou dans le Guerrero, il n'y
a pas longtemps ? À présent, c'est dans le Chihuahua qu'elle assassine
ceux qui ont le tort d'ouvrir leur gueule. Assassiné, Armando Villareal
Martha, leader paysan dans cet État et organisateur de plusieurs refus de
paiement contre les tarifs de la Comisión Federal de Electricidad… À
Ciudad Juárez même, assassinés, Manuel Arroyo, enquêteur sur la condition
ouvrière dans les maquiladoras, ainsi que Geminis Ochoa, représentant des
commerçants ambulants, après avoir été tous deux menacés par la Policía
Federal pour avoir annoncé une marche contre les abus militaires.
Assassinée, Josefina Reyes qui avait été harcelée par l'armée à cause de
ses dénonciations publiques de la militarisation dans la Vallée de Juárez.
Assassiné, Benjamin Le Baron, promoteur de mobilisations contre les
secuestros. Asssassinée, Suzana Chavez, qui dénonçait inlassablement le
féminicide de Ciudad Juarez. Certains ont été victimes de cartels, mais
beaucoup ont été exécutés par des tueurs de la PF, de la Marine ou des
troupes aéroportées. Sans parler de journalistes tués ou embarqués et
roués de coups pour avoir relayé les plaintes de civils contre les
agissements des soldats – certains ont même dû s'exiler aux USA.
L'armée est l'ultima ratio de l'État. Qui, à part les électeurs les plus
convaincus du PAN, pourrait bien faire confiance à l'armée ? En décembre
2010, le Centre international des droits de l'homme a rendu une sentence
contre l'État mexicain, relative à l'arrestation de Rodolfo Montiel et
Teodoro Cabrera arrêtés par l'armée le 2 mai 1999, détenus et torturés
pendant plusieurs jours. Ces deux paysans défendaient la forêt de leur
village de Petatlán (Guerrero), concédée par le pouvoir central à une
multinationale du bois. Ils furent arrêtés puis condamnés sous
l'accusation de… narcotrafic. Ils ne durent qu'au changement présidentiel
de 2000 d'être libérés pour "raisons humanitaires" en novembre 2001. Ce
n'est qu'un exemple récent, s'ajoutant à des milliers d'autres du même
tonneau. Cette affaire-là a amené le CIDH à exiger de l'État mexicain une
réforme du Code de justice militaire… Laquelle réforme, censée prévoir le
jugement et la condamnation de militaires coupables de sévices, tortures
et meurtres sur des civils innocents, se trouve bloquée au Sénat à cause
des pressions des militaires. Les soldats chargés à la cocaïne ou à moitié
ivres qui allument n'importe qui ne risquent donc rien, du moins tant
qu'ils se contentent d'allumer des civils (deux soldats pris de boisson
ont eu eux la mauvaise idée de tuer un policier dans le métro de Mexico le
20 janvier…).
*
Une violence vertueuse, celle de l'État, prétend mettre fin à la violence
mafieuse des narcos. Mais la barbarie des seconds porte la marque de
fabrique des premiers. Quand on sait combien il y a d'anciens flics et
d'anciens soldats dans les équipes de tueurs au service des cartels, on
est moins étonné par l'écœurante atrocité et le sadisme spectaculaire de
nombre de ces assassinats. Ils rappellent à s'y méprendre les opérations
de répression du temps de la "guerre sale" des années 1960-1980, avec les
disparitions d'opposants au régime, les massacres de manifestants
désarmés, les villages entiers exterminés… Et certaines innovations
macabres, comme de pendre des cadavres sur des ponts autoroutiers ou
exposer des têtes coupées en place publique, sont presque signées : où
donc apprend-on à tuer et à mutiler ainsi de sang-froid, sinon dans les
forces contre-insurrectionnelles et dans les groupes paramilitaires ?
La violence paramilitaire est bien la matrice de toute cette violence dans
laquelle baigne à présent le Mexique. C'est le milieu informel où se sont
croisés pendant des années soldats professionnels faisant des extras,
narcotrafiquants et petites frappes du PRI. À cette différence que les
exactions paramilitaires visaient des communautés rebelles, alors que la
guerre de Calderón vise à mettre tout le monde en condition. Et d'où vient
l'argent qui a servi à recruter, armer et entraîner ces groupes
paramilitaires qui continuent de sévir dans les États du Chiapas, de
l'Oaxaca, du Guerrero et du Michoacan ? Les fonds secrets de l'État, sans
aucun doute ; et pourquoi pas ceux, tout aussi secrets, du narcotrafic ?
Et existe-t-il vraiment une différence entre les deux ?
Le 12 août 2009, la Cour suprême de justice de la nation ordonnait la
libération des auteurs du massacre d'Acteal. Rappelons qu'en décembre 1997
ces gens avaient assassinés quarante-cinq personnes, principalement des
femmes et des enfants, appartenant à la communauté las Abejas, dans le
village d'Acteal, au Chiapas. Cette communauté, pour professer la
non-violence, n'adhérait pas à l'EZLN, mais se trouvait en sympathie avec
ce mouvement. Le message d'Acteal était très clair : quiconque ne refusait
pas catégoriquement tout contact avec l'EZLN pourrait mourir de la même
manière. Ces meurtres trahissaient l'influence des centres de formation
antiguérilla, par exemple le fait d'éventrer et de démembrer les cadavres,
comme cela se faisait au Guatemala voisin du temps de la contra. La
libération des exécutants matériels du massacre – les mandataires n'ayant
jamais été formellement identifiés… – alors que la guerre de Calderón
battait déjà son plein constitua un second message (3).
C'est ce type de message que les uns et les autres protagonistes de la
"guerre au narcotrafic" s'envoient actuellement à coups de massacres. Car
tous ces morts parlent ; ils parlent un langage, celui de cette paranoïa
qui caractérise l'exercice d'un pouvoir absolu. À celle des
narcotrafiquants fait écho celle de l'État. Par nature, le narcotrafic
érige la suspicion et la crainte obsessionnelle de la trahison en règle de
comportement. Par nature, l'armée considère tout civil comme un suspect.
On sait bien comment les soldats US déployés en Irak ont été formés à se
méfier de tout passant – un vieillard, un gamin peuvent porter une bombe,
mieux vaut ne prendre aucun risque et tirer le premier, toute la
population irakienne ainsi suspecte a payé le prix de cette psychose
yankee. C'est exactement cette paranoïa que les dirigeants US ont réussi à
imposer à tout le Mexique, via le gouvernement du PAN.
Les narcos développent cette même paranoïa militaire envers tout civil. En
décembre 2010, les corps de vingt-deux Michoacans qui avaient disparu fin
septembre à Acapulco étaient retrouvés, enterrés. Il s'agissait d'ouvriers
d'une entreprise qui chaque année s'offraient une petite excursion en
groupe à Acapulco. Ils sont morts uniquement parce qu'ils venaient du
Michoacán. En effet, on apprendra par un "repenti" que les Zetas les
avaient pris pour des hommes de la Familia venus opérer dans la capitale
touristique du Guerrero…
C'est que jusque-là les territoires étaient définis. Le cartel du Golfe
contrôlait la côte est, du Guatemala à la frontière texane, ceux du
Pacifique (cartel de Sinaloa, cartel de Juárez, Familia, etc.)
contrôlaient la côte ouest et la frontière de Tijuana jusqu'à Ciudad
Juárez. Les Zetas, qui se sont séparés du cartel du Golfe depuis la mort
de son fondateur, mènent une offensive tous azimuts visant à terme à
contrôler toutes les voies vers la frontière. Ce qui n'est pas gagné : à
Acapulco, par exemple, le cartel de Sinaloa a revendiqué l'assassinat de
vingt-sept Zetas en une seule journée de janvier 2011… On parle à présent
d'un efecto cucaracha : la dispersion des organisations narcos et de leurs
activités dans tout le territoire, ce qui promet une diffusion encore plus
capillaire de la violence.
*
La paix, c'est ce que réclamait la "société civile" face à l'intervention
militaire au Chiapas consécutive à l'insurrection zapatiste de janvier
1994. Depuis, des grandes marches sur la capitale n'ont cessé de
réaffirmer le caractère pacifique d'un mouvement de désobéissance et de
résistance. Mais, maintenant, c'est la guerre. Et l'indignation, les
protestations, les dénonciations sont de peu d'effet.
La "société civile" qu'on croyait pouvoir opposer au malgobierno se révèle
impuissante face à cette guerre qu'on lui impose depuis quatre ans. Ainsi
exacerbée, cette opposition entre la société civile et l'État révèle que
la première n'est rien face à la puissance universelle de la seconde. La
"société civile" n'a finalement pu s'opposer à ce que les accords de
l'Alena soient appliqués. Encore moins peut-elle s'opposer à ce que la
guerre de Calderón transforme le pays en enfer.
La morale de cette histoire est pourtant simple : ceux qui ont le pouvoir
et la richesse ne nous laisseront plus jamais en paix. Il est vain de
gémir et de supplier, encore plus d'invoquer le "retour à la légalité",
comme s'il existait une légalité qui transcenderait les rapports de force
bien réels qui constituent la raison d'être de l'État. Car en dernière
instance la légalité, c'est un poste de contrôle militaire sur une route
déserte où personne ne viendra à votre secours si les soldats vous
brutalisent.
Dresser une vertueuse société civile contre un État corrompu est
parfaitement idéaliste. La corruption est précisément ce qui lie les deux.
Il suffit d'observer les élections pour s'en convaincre… La société civile
est ce qui, dans les pays occidentaux, a remplacé les formes de vie
communautaires, méthodiquement détruites par l'État et par l'hégémonie
bourgeoise – en son temps, Marx, qui put observer cette transformation,
définissait déjà la société civile comme la simple somme des intérêts
privés. Ce qu'on appelle l'américanisation n'est rien d'autre que cette
transformation – il ne faut jamais oublier que les USA sont la vérité de
l'Europe occidentale.
La violence actuelle est la conséquence de cette américanisation du
Mexique. Pourquoi donc s'entretue-t-on en deçà de la frontière, sinon pour
approvisionner un marché US, en l'occurrence celui du haschisch et de
l'héroïne ? Le Mexique n'est pas seulement américanisé parce qu'une part
non négligeable de sa population a vécu ou vit aux USA, et qu'en retour
les USA inondent le Mexique de leur camelote industrielle. Mais aussi et
surtout parce que toute la politique des gouvernements mexicains depuis
vingt ans a été dirigée contre les formes de vie communautaires qui
perduraient, qui étaient même sorties renforcées de la révolution. Parce
que l'exode rural provoqué délibérément par l'Alena détruit peu à peu les
liens de la communauté et pulvérise les indigènes dans l'espace informe
des colonias ou sur les voies de l'émigration. Il en fait des individus
libres de tout lien, c'est-à-dire sans défense. Le fait que la violence
actuelle se concentre dans des États du Nord presque totalement dépourvus
de communautés indigènes confirme que l'américanisation gagne le terrain
là où, d'ores et déjà, la société civile et l'individu singulier
constituent la norme.
Depuis 1994, l'exode rural massif a généralisé la colonia comme troisième
modèle, après la ville et la communauté rurale, celui promu à l'avenir.
Face à la plèbe des colonias, dépossédée de tout, les classes moyennes
s'enferment et suivent l'exemple des riches ainsi que nous le montre le
film de Rodrigo Pla La Zona, tourné dans la capitale mexicaine. Dans les
villes du Nord, ces gens-là préfèrent actuellement fuir dans les États
frontaliers des USA, au point où l'on parle à ce propos d'une véritable
migración dorada : celle-ci ne passe pas en cachette la nuit mais au grand
jour à bord d'un 4 × 4. Welcome ! Déjà américanisée avant même de passer
la frontière, cette population va peupler les gathed communities… Du
moment qu'il reste des pauvres de l'autre côté de la frontière, pour faire
tourner les maquiladoras de Ciudad Juárez ou de Monterrey… L'argent aux
USA, le travail au Mexique, n'est-ce pas l'aboutissement rêvé des accords
de l'Alena ?
C'est dans les colonias que les narcos recrutent les gamins sans avenir,
les nini – ni études ni travail. On a parlé de juvenicidio à bon droit, vu
que les principales victimes de la guerre de Calderón sont ces chavos,
recrutés parfois à quatorze ans par les narcos, ou exécutés par les
militaires parce qu'ils habitent le mauvais quartier. Mais il est bien
déplacé de s'étonner à présent de ce que nombre de ces olvidados rêvent de
devenir à leur tour un nouveau "Chapo" Guzmán. Après tout, "El Chapo"
n'est que le Carlos Slim des pauvres (4). Et pourquoi s'étonner de ce que
les chavos prennent au mot la propagande néolibérale : "Enrichissez-vous".
Quand aux gens restés dans les campagnes, nombre d'entre eux, ruinés par
les conséquences de l'Alena, sont bien contents d'avoir avec le haschisch
et l'amapola une culture de substitution. Les gringos leur imposent leur
maïs, ils leur envoient leurs récoltes de pavot…
Le narcotrafic est seulement la forme exacerbée du "rêve américain" dans
lequel on a plongé le pays. Et peu importe que ce rêve ait pris la forme
d'un cauchemar, il continuera d'agiter le mauvais sommeil d'un pays
ravagé. Selon un rapport de Stratfor, l'un des principaux consultants US
en matière de sécurité, il y aurait 46 millions de pauvres au Mexique,
dont 1 % sont susceptibles de passer au crime organisé, ce qui constitue
une armée de réserve de 500 000 personnes. En leur temps Pancho Villa et
Emiliano Zapata ont tenu des parties entières du pays des années durant
avec moins que ça. Et c'est bien cela qui laisse songeur : est-ce que,
après quinze ans de mobilisation civiles, il se trouverait autant de gens
prêts à risquer leur vie pour un changement social et politique au Mexique
? C'est pourtant bien la question essentielle.
*
Le cas du cartel michoacan de la Familia est extrêmement instructif. Cette
organisation envoie un message fin novembre dans lequel elle propose de se
replier dans le seul Michoacán voire de se dissoudre afin "de ne pas
continuer à être l'argument avec lequel les autorités fédérales piétinent
les droits humains des Michoacans"… Il s'agit d'une proposition de
cesser-le-feu, l'armée se retirant du Michoacán et la Familia ne demandant
que de "retourner à nos activités productives", tout en se disant prête en
cas de refus à poursuivre le bras de fer : "No matamos inocentes; si es
necesario seguir en la lucha lo haremos." Réponse de la Procuradoría
General de la República : "El Estado es el garante de la legalidad y de la
Constitución, y, por ende, no se puede dejar de perseguir a ningún
delincuente. (…) El Estado mexicano es sólido, no se pueden hacer
compromisos con quienes nunca han respetado ese estado de derecho,
transgreden la ley y atentan contra la paz social…" Toujours la même
langue de bois.
Tumbiscatio, Michoacan, comptait 7 000 habitants jusqu'en 2010. Il n'en
reste plus que 4 000. Les autres sont partis, à Morelia, au DF, durant les
derniers mois de l'année. Dans cette partie du Michoacán, la Familia
constitue le véritable gouvernement. Elle a mis en place une structure de
justice parallèlle, à laquelle s'adressent par exemple les femmes battues,
lassées de l'indifférence des autorités officielles à leurs plaintes.
C'est une femme qui s'occupe de recevoir leur doléances ; et les auteurs
de ces violences reçoivent peu après une visite musclée. Les gens de la
Familia s'occupent de taxer les ambulants à la place des communes, fixent
les horaires de nuit des bars et comidas ; les taxis paient aussi leur
protection tout comme les grandes entreprises agricoles. Un employé
licencié s'adresse à la Familia, qui envoie quelqu'un expliquer à
l'employeur qu'il vaudrait mieux réintégrer l'employé… Voilà qui n'est pas
sans rappeler les façons de faire de la 'ndrangheta.
Aussi n'est-il pas étonnant qu'à la suite de la vaste opération militaire
contre la Familia en décembre 2010, on ait vu des manifs à Morelia,
capitale du Michoacán, chaque fois deux ou trois cents personnes
brandissant des banderoles "Queremos paz", "Queremos trabajo, no
policias". Durant les deux dernières semaines de 2010, des habitants de
Patzcuaro, Tumbiscatio, Zitacuoro, Apatzingán étaient recrutés et emmenés
gracieusement en taxi dans la capitale pour ces manifs express d'une heure
au maximum.
Les chefs de la Familia ne manquent pas d'aplomb. Le discours qu'ils ont
développé pendant tout le mois de décembre se résume ainsi : les Zetas
n'ont pas compris que dans le business il y a des règles à respecter. Nous
de la Familia faisons du business et protégeons les gens de notre État,
les Zetas eux ne respectent rien et en plus ils sont couverts par le
gouvernement. Le discours est évidemment destiné en priorité aux habitants
du Michoacán sur qui s'excercent le contrôle de la Familia (5).
Pourtant, c'est bien la Familia qui est derrière la dizaine d'assassinats
commis à l'encontre de la communauté nahua de Santa Maria Ostula depuis
l'été 2009. Depuis que celle-ci s'est réapproprié les terres communales
qui lui avaient été usurpées, et sur lesquelles, au bord du Pacifique, des
projets d'investissements touristiques étaient envisagés, projets qui
sont, par nature, ceux que privilégient les cartels pour blanchir l'argent
de la drogue. En attendant, les gens d'Ostula, organisés en milice
communale armée, continuent de tenir tête à la Familia d'un côté et à la
Marine de l'autre.
*
Au fond, rien de nouveau sous le soleil. Les militaires veulent la guerre
et les civils veulent la paix. Il y a encore des voix qui s'élèvent pour
réclamer que le corps législatif contrôle l'armée – et qui donc va
contrôler les députés du PAN, du PRI et du PRD (6) ? Qui va enfin
démanteler les rouages de ces machines de pouvoir ? Contrôler une armée
qui, depuis cent cinquante ans, n'a tué que des Mexicains ? La guerre est
le fondement de l'État, à l'extérieur des frontières comme à l'intérieur.
Aucune plainte démocratique et citoyenne n'y changera rien.
Comme le dit Paco Ignacio Taibo II, "Los mexicanos sabemos que
históricamente la policia y el Ejército no son una fuerza de orden sino
una fuerza semilegalizada, represiva (...) Pero ¿cómo limpiarlas sin
debilitar al mismo tiempo la esencia represiva del proprio Estado
mexicano? (7)" La réponse, qu'il n'ose suggérer, vient pourtant de ceux-là
mêmes qui sont depuis si longtemps exposés à cette violence d'État.
Nous voyons, en effet, une perspective de sortir de cette guerre absurde.
Nous la voyons dans l'autodéfense armée des communautés indigènes. Dans
cette désintégration inexorable de tout ce qui faisait société, le seul et
unique point de résistance qui tienne bon, malgré les menaces, les
intimidations, les assassinats et les disparitions, ce sont les
communautés indigènes armées, dans la jungle du Chiapas ou sur la côte du
Michoacán. Fortifier le système communautaire, tout ce qui le constitue
pratiquement, tout ce qui en fait une puissance indéfectible est la seule
réponse concrète à la violence actuelle. De sorte que l'expérience des
communautés indigènes puisse servir d'exemple au monde métis lui-même.
À San Luis Acatlán, région mixtèque et tlapanèque du Guerrero, le 15
octobre 2010, la Coordinadora Regional de Autoridades Comunitarias (CRAC)
fêtait ses quinze ans en faisant défiler ses 600 membres. Ce sont 62
communautés et 11 communes, rassemblant 180 000 habitants, qui sont
regroupés dans la CRAC. Pendant que la milice défilait en armes dans les
rues, ce 15 octobre, les gens applaudissaient et criaient des slogans à la
mémoire de Genaro Vásquez, natif du village…
Cette milice communautaire armée en est à présent à envisager des projets
de radio, de centres de soins et à annoncer qu'elle va s'opposer à
l'entrée de la junk food dans les communautés. La même Coordinadora
organise en ce moment-même la résistance au projet d'une entreprise
minière canadienne dans la sierra.
Le Guerrero est l'un des États les plus pauvres du Mexique et ses
habitants ont subi des décennies de violence étatique. Au début des années
1970, deux mouvements de guérilla se développèrent en réaction à
d'innombrables massacres de paysans commis par l'armée. La répression fut
menée selon les enseignements des spécialistes US de la
contre-insurrection. Renversant la fameuse formule de Mao Tse Toung, il
s'agissait d'assécher l'eau dans laquelle vivait le poisson. En 1972,
Genaro Vásquez puis l'année suivante Lucio Cabañas, les deux leaders de
ces guérillas, étaient abattus au terme de plusieurs années de traque
militaire.
Puis au début des années 1990, les habitants de cette région limitrophe
avec l'État d'Oaxaca ont subi une autre vague de violence aveugle : vols
de bétail, attaques sur les routes, rackets, viols. Le gouvernement du
Guerrero a laissé faire, quand il n'a pas encouragé en sous-main les
auteurs de ces agressions commises à l'encontre des paysans : de toute
façon les habitants de ces montagnes sont définitivement suspects. Quelle
famille n'a pas eu l'un des siens engagé dans la guérilla, jadis ? Plus la
région bascule dans le chaos, et plus les communautés se dépeupleront,
asséchant ainsi pour toujours l'eau du poisson.
La milice communautaire s'est employée avec succès, dès la fin des années
1990, à contrer ce processus et à ramener la tranquillité dans cette
région. Elle a également réussi à étouffer dans l'œuf toute forme de
narcotrafic dans les communautés. Le service dans cette milice est
bénévole, s'inscrivant dans la tradition du tequio, et les charges sont
rotatives (8). Toute personne convaincue d'abus de pouvoir dans le cadre
de cette charge est révoquée par l'assemblée communautaire. Depuis dix
ans, la CRAC a de plus instauré son propre système de justice, fondé sur
la tradition communautaire : plus de tribunal avec ses magistrats formés
par l'État et parlant un langage étranger, mais un examen public des faits
dans l'assemblée sous la vigilance des Anciens. Plus de prison, destinée à
briser l'individu, mais un travail d'intérêt collectif dans le cadre d'un
dialogue entre l'accusé et la communauté.
Quand la Familia prétend exercer la justice dans son territoire, il est
facile de voir que celle-ci se caractérise par l'arbitraire : tels des
capi mafiosi, les chefs décident, sans rendre de comptes à personne, qui
doit vivre et qui doit mourir. La CRAC se situe exactement à l'opposé :
émanation des assemblées communautaires, sa police et sa justice sont
l'objet d'un débat public constamment renouvelé. Sa finalité n'est pas de
justifier un pouvoir incontrôlé et paranoïaque, qui redistribue tel un
souverain magnanime un peu d'argent à la plèbe soumise ; elle est de
renforcer les liens à l'intérieur de la communauté et, chose extrêmement
importante, entre les différentes communautés. Il est d'ailleurs
remarquable que la CRAC, si elle comprend une majorité de communautés
mixtèques et tlapanèques et quelques communautés nahuas, comprend aussi
sept communautés métisses. On a là une preuve que le système communautaire
peut aussi gagner le monde non indigène.
Car c'est bien ce monde non indigène, dit métis, qui prête le flanc aux
narcos et se trouve sans réponse face à la violence d'État. Aujourd'hui
les narcos ne sont plus seulement des trafiquants de substances illicites.
L'accumulation primitive qu'ils ont réalisée en si peu de temps leur
permet de contrôler des secteurs entiers de la vie sociale, d'investir où
ils veulent et de taxer qui ils veulent. Les narcos sont à présent un
pouvoir qui a infiltré une société méthodiquement désarmée. La force
capable de les contrer ne viendra pas d'en haut, de l'État, mais d'en-bas,
de communautés organisées et armées prêtes à défendre leur territoire. Le
monopole de la violence qui caractérise l'État n'a au Mexique plus rien de
légitime.
Alèssi DELL'UMBRIA,
Oaxaca, janvier 2006.
(1) Corps de police militarisé et lourdement équipé, de formation assez
récente, l'équivalent de la gendarmerie française et des carabinieri
italiens. C'est la PF qui s'occupa de réprimer l'insurrection d'Oaxaca en
novembre 2006.
(2) Dans le Sonora, un Tarahumara de vingt-deux ans vient d'être libéré,
innocenté après deux ans de prison. Cet ouvrier agricole, blessé par des
tirs croisés lors d'une fusillade, ne parlait pas castillan et avait été
dans l'incapacité de comprendre ce qu'on lui voulait et de s'expliquer
devant les flics et les magistrats.
(3) Un indigène qui a passé quelques années dans la prison de Cintalapa,
Chiapas, où étaient aussi incarcérés les tueurs d'Acteal nous a confié que
le chef de leur groupe contrôlait tout le trafic de drogue à l'intérieur
de cet établissement…
(4) Carlos Slim, businesseman mexicain d'origine libanaise, est devenu
l'homme le plus riche du monde grâce à ses amitiés avec le président
Salinas de Gortari (1988-1994), celui-là même qui signa les accords de
l'Alena et offrit à Slim plusieurs services publics mexicains pour une
bouchée de pain. Par ailleurs, le magazine américain Forbes fit scandale
en plaçant "El Chapo" Guzman sur sa liste des 400 hommes les plus
influents du monde – un peu plus bas que Carlos Slim, toutefois…
(5) On aurait tort de se contenter de hausser les épaules devant cette
volonté de se justifier, de se donner le beau rôle. Elle montre une chose
inquiétante : les cartels singent ainsi les communiqués de la guérilla
parce qu'ils ont un public. Ainsi quand les Zetas publient dans la ville
d'Oaxaca un communiqué revendiquant l'exécution de deux paramilitaires
liés au PRI, survenue le 2 novembre 2010 en plein centre-ville, ils savent
ce qu'ils font : les deux victimes avaient participé aux caravanes de la
mort contre les insurgés d'Oaxaca en 2006 et nul ne les a pleurés. Ils
justifient l'exécution du fait que ces deux personnages avaient racketté
des marchands ambulants en se faisant passer pour des Zetas, alors que
précisément, eux, Zetas, ne s'en prennent pas aux travailleurs oaxaqueños
(sauf aux immigrants d'Amérique centrale montés sur le train…). Leur
communiqué – si tant est qu'ils en soient vraiment les auteurs – prend en
outre soin de se démarquer d'autres assassinats commis les jours
précédents dans l'État d'Oaxaca contre des leaders de groupes
contestataires : "Nos deslindamos de las ejecuciones de dirigentes
sociales." Le même jour, les Zetas affichent une banderole en grosses
lettres d'imprimerie, très bien faite, sur un pont autoroutier à l'entrée
d'Oaxaca, adressée aux soldats qui passent par là : "Grupo Operativo "Los
Zetas" te quiere a ti, militar o ex-militar. Te ofrecemos buen sueldo
comida y atenciones a tu familia. Ya no sufres maltratos y no sufres
hambre. Nosotros NO te damos de comer sopa maruchan. Relajes absténgarse
de llamar. Interesados comunicarse Tel 867 16 87 423"… Les Zetas sont
présents dans la ville d'Oaxaca pour sa situation stratégique par rapport
à l'Amérique centrale. L'un de leurs chefs y a été arrêté le 18 janvier
2011.
(6) Parce que la gauche aussi en croque – l'ex-gouverneur PRD du
Michoacán, Godoy Toscano, est à présent sous le coup d'une enquête pour
collusion avec la Familia.
(7) Ocho tesis y muchas preguntas, La Jornada 15 janvier 2011.
(8) Le tequio est un travail bénévole fourni au service de la communauté,
un ou deux jours par mois, par chacun de ses membres adultes (entretien
des routes, construction ou réfection d'édifices communs, etc.).