L'état norvégien protecteur de la culture

Publié le 4 Août 2010

Bonnes feuilles

Dans son ouvrage « L’Argent et les Mots » (qui paraît le 11 mars aux éditions La Fabrique et dont est tiré cet article), le directeur de la maison d’édition à but non lucratif The New Press (New York) montre comment un pays de petite taille et plutôt isolé — la Norvège — a su préserver des médias indépendants, protéger l’édition et le secteur culturel, tout en encourageant la créativité.
Par André Schiffrin

Peu après la fin de la seconde guerre mondiale, des artistes et intellectuels norvégiens ont adressé au gouvernement social-démocrate une lettre ouverte où ils faisaient valoir que la population méritait un meilleur accès à la culture, surtout dans les régions peu peuplées. Le pouvoir répondit en organisant un système itinérant de théâtre, de cinéma et d’expositions d’art. Sur cette base, le pays a construit et fait évoluer un système unique qui s’étend aujourd’hui à tout le territoire.

Certes, la Norvège peut se payer cette politique : le pétrole de la mer du Nord en a fait l’un des Etats les plus riches du monde, et ses réserves (les plus fortes de la planète par habitant) ne sont pas consacrées à combler le déficit budgétaire.

Dès les années 1950, les éditeurs norvégiens comprirent que leur activité était en danger. La plupart de leurs compatriotes lisent le danois et, les livres de leur puissant voisin étant facilement disponibles, ils voyaient baisser leurs ventes et leurs tirages. En outre, la Norvège n’était pas immunisée contre les intérêts et les compétitions de la nouvelle société de consommation qui s’installait dans l’Europe d’après-guerre. C’est pourquoi, au cours de la décennie suivante, furent mises en place les bases d’une nouvelle et audacieuse politique culturelle.

La Norvège d’alors était très provinciale et isolée. A Oslo, on ne trouvait la presse étrangère que chez un seul marchand de journaux, mais les librairies étaient bien approvisionnées, comme les kiosques, en journaux et en magazines du pays.

Au début des années 2000, le paysage médiatique devint nettement plus vivant, avec quatorze périodiques — une page consacrée aux livres figurant dans chacun d’entre eux. Le choix s’étendit alors des journaux financiers sur papier rose à Klassenkampen (« La Lutte des classes »), au tirage évidemment moins important. Dans l’ensemble, le pays put s’enorgueillir de posséder deux cent vingt-quatre publications, dont quatre-vingt-deux paraissaient au moins quatre fois par semaine.

Certes, comme ailleurs, la diffusion avait baissé : le plus grand quotidien, VG, ou Verdens Gang (« Le Chemin du monde »), qui se vendait dix ans auparavant à trois cent soixante-dix mille exemplaires, n’en écoulait plus que deux cent quatre-vingt-quatre mille, soit un tiers de moins — ce qui n’est pas très loin des chiffres actuels du Monde, pour un pays qui compte le treizième des habitants de la France. Et, différence importante avec Paris, Oslo compte quatre autres journaux dont la diffusion atteint, aux dernières nouvelles, cent vingt-trois mille à deux cent quarante-sept mille exemplaires.

Quatre personnes en moyenne par exemplaire acheté lisent le Verdens Gang, si bien qu’il touche près du quart de la population. La diffusion des quotidiens — six cent sept exemplaires pour mille habitants — est la plus élevée du monde devant la Suède (quatre cent soixante-douze exemplaires) et la Grande-Bretagne, censée être le paradis de la presse (trois cent vingt et un).

La grande place prise par les journaux n’empêche pas le succès des autres médias. Les magazines consacrés aux célébrités ou à l’automobile ont des tirages du même ordre que dans les grands pays européens. En outre, les Norvégiens passent en moyenne deux heures quarante par jour à écouter la radio — ce qui est considéré comme inférieur au chiffre des autres pays — et deux heures et demie à regarder la télévision (il ne leur reste donc pas beaucoup de temps pour d’autres activités non liées aux médias, mais sans doute font-ils plusieurs choses en même temps). En revanche, les vidéos ont peu de succès.

Depuis longtemps, les Norvégiens sont convaincus que la variété d’opinions dans la presse est une condition de la démocratie. Le gouvernement ne verse aucun subside aux journaux qui distribuent des dividendes aux actionnaires, mais les organes de faible diffusion — de deux mille à six mille exemplaires — sont aidés au même titre que ceux situés en tête de liste dans leur domaine.

Les publications nationales considérées comme des références en matière de politique ou d’économie reçoivent des subventions, tout comme celles qui sont liées à un parti politique. Ces aides représentent 2% à 3% du chiffre d’affaires annuel de la presse. Surtout, les journaux sont exemptés de taxe sur la valeur ajoutée (TVA), ce qui représente plus de 100 millions de couronnes par an (12,4 millions d’euros). Chacun s’accorde à dire que ces soutiens ne s’accompagnent d’aucune pression sur le contenu éditorial.

Tout ce qui précède ne signifie pas que les médias norvégiens se trouvent à l’abri de la mainmise des conglomérats. Les trois plus grands groupes du secteur contrôlent plus de la moitié de la diffusion de la presse et sont présents dans les radios et la télévision. Le plus connu d’entre eux, Schibsted, a développé dans toute l’Europe des journaux gratuits, avec une politique commerciale très agressive. Il possède également des parts dans plusieurs journaux norvégiens de province, détient 49 % d’Aftonbladet (le grand journal suédois), ainsi que la deuxième usine de papier suédoise par ordre d’importance, et acquiert des participations dans la presse des Etats baltes.

Le paysage télévisuel ressemble à celui des pays voisins. Le réseau national Norsk Rikskringkasting (NRK) fonctionne sur le même système que la British Broadcasting Corporation (BBC) ; six cent soixante-dix mille foyers paient une redevance annuelle, pour un total de 300 millions de couronnes (environ 37 millions d’euros). Comme les stations locales de radio et de télévision ayant une « base idéaliste ou idéologique », ce réseau se voit exempté de toutes taxes et impôts. Il existe également trois chaînes de télévision privées, aux mains de grands groupes norvégiens et de leurs homologues suédois.

Face à cet investissement massif des grands groupes financiers, le gouvernement s’est donné pour but de maintenir une édition indépendante. Dès 1965, un Art Council (« Conseil de l’art ») a été créé sur le modèle anglais pour aider toutes formes d’art et de littérature dans l’ensemble d’un pays dont le nord est très peu peuplé. L’idée était d’assurer aux éditeurs la vente d’un minimum d’exemplaires de certains titres, en achetant une partie du tirage pour la donner aux bibliothèques publiques. Chaque année, le conseil achète mille exemplaires de deux cent vingt titres de fiction (y compris poésie et théâtre) et mille cinq cent cinquante exemplaires de cent trente titres pour la jeunesse.

Dans un aussi petit pays, ces chiffres représentent l’essentiel de ce qui se publie d’intéressant en norvégien ; il s’y ajoute cent romans traduits. En 2009, le conseil a inclus dans ses achats permanents mille exemplaires de soixante-dix essais. Les bibliothèques reçoivent en outre quatorze magazines culturels, les autres bénéficiant d’aides à la production.

Les éditeurs, dont les tirages se situeraient normalement au-dessous de ces chiffres, sont donc fortement aidés ; cela leur permet de continuer à publier dans des domaines qui, dans d’autres conditions, seraient abandonnés. Les auteurs sont eux aussi favorisés : les droits sur les livres achetés s’élèvent à 20-22 %, soit le double des normes pratiquées ailleurs. Le coût total de ce programme se monte à 11,3 millions d’euros.

Le système reposant sur l’intérêt des titres proposés par les éditeurs, le conseil a organisé des commissions qui lisent tous les livres. Dans l’ensemble, le programme fonctionne bien et aide énormément les petites bibliothèques dispersées dans tout le pays. Il permet aussi de répondre à la présence de trois langues officielles, dont l’une est une variante du langage de base — ce qui conduit à l’existence de deux théâtres nationaux à Oslo —, la troisième étant le sami, parlée par la population indigène du nord.

A l’aune de la population norvégienne, le programme d’aide à l’édition se révèle très ambitieux ; les chiffres globaux sont impressionnants si on les compare avec ceux d’autres pays. Les achats des bibliothèques se situent à peu près au même niveau qu’aux Etats-Unis ou en Angleterre avant l’ère Ronald Reagan - Margaret Thatcher, quand les éditeurs pouvaient compter sur des ventes aux bibliothèques de mille à mille cinq cents exemplaires pour les titres de qualité. Dans les deux pays, les budgets d’achat des bibliothèques ont été sabrés, comme tous les programmes publics, et ils n’ont pas augmenté depuis. Cela a éliminé ce qui fut un équivalent quantitatif du programme norvégien, mais à une bien plus petite échelle per capita (1).

On gardera pour la fin le programme le plus radical, et qui est aussi le plus ancien : la propriété publique des salles de cinéma. Une organisation nationale des salles municipales informe les gérants de la sortie des nouveaux films et fait fonctionner un circuit itinérant qui permet d’atteindre les régions les plus reculées, quelque deux cents écrans donnant la possibilité à cent trente mille spectateurs par an de bénéficier de cette mission de service public.

 

A Oslo, si l’on projette les derniers succès d’Hollywood, les gérants peuvent choisir d’autres films moins rentables — les multisalles, qui éliminent rapidement les productions en mal d’entrées, ne faisant pas partie de la culture locale.

Ainsi, sans se gargariser d’une quelconque « exception norvégienne », un constat s’impose : ce pays a créé un système exceptionnel (2). A la différence de la France, il n’a pas vendu au secteur financier les institutions-clés garantes de l’indépendance culturelle. Certes, les coffres de l’Etat sont pleins, ce qui aide à faire fonctionner les programmes tels que l’achat de livres par les bibliothèques, mais le contrôle local des salles de cinéma a constitué une décision politique bien antérieure à l’irruption de l’argent du pétrole. Le plus impressionnant, c’est que ces programmes forment un tout cohérent, soigneusement pensé au fil des ans. Pour cette raison, l’exemple norvégien semble mériter plus d’attention qu’il n’en a suscité jusqu’ici.

André Schiffrin.

(1) Ces chiffres sont de toute façon très supérieurs à ceux de la France, où les achats par les bibliothèques représentent pour les éditeurs un chiffre marginal, et d’ailleurs impossible à préciser puisque les acquisitions se font par l’intermédiaire des librairies ou des grossistes.

(2) Les données sur la presse et l’édition proviennent des dernières sources gouvernementales. Les informations sur l’industrie cinématographique sont tirées d’un excellent article de Nils Klevjet Aas, paru dans l’International Film Guide, 1988, réédité par la National Association of Municipal Cinemas à Oslo.

 

 

 

 

 

 

http://www.monde-diplomatique.fr/2010/03/SCHIFFRIN/18914

 

 

 

 

 

 

 

Rédigé par caroleone

Publié dans #Arts et culture

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Commenter cet article
C
<br /> tu vois qu'un état capitaliste peut néanmoins donner à la culture et à l'info une place importante et même à l'info alternative !!<br /> <br /> <br />