L'ecologie zapatiste : colibris, pelles et pioches...
Publié le 2 Septembre 2010
Derrière la cabane du "campement pour la paix (1)", un colibri s'enivre
tranquillement, d'une fleur de floripondio à l'autre. A nous autres
humains, ce plaisir est refusé : nous sommes en territoire zapatiste, et
l'alcool et autres psychotropes y sont prohibés depuis bien avant le
soulèvement de 1994. La mesure avait fait l'objet d'un large consensus,
avec la "loi révolutionnaire sur les femmes", et assuré aux hommes du
mouvement clandestin la pleine et entière participation, sur un pied
d'égalité, de leurs compagnes.
Pour accéder à la réserve, nous avons tout simplement pris un taxi depuis
Jobel, que certains s'obstinent encore à appeler San Cristóbal de Las
Casas. A San Felipe, on laisse la route de Navenchauc pour une plus
petite, qui escalade sur la droite les flancs du Huitepec, le volcan des
colibris.
Depuis l'hiver 2006, toute une partie de cette montagne est devenue
Réserve écologique communautaire zapatiste. La décision a été prise par le
Conseil de bon gouvernement d'Oventik (2), suite à l'arrestation de deux
habitants du village, qui cultivaient quelques légumes dans une clairière
de la forêt. Cette affaire avait permis de dévoiler les plans de la
municipalité et du gouverneur de l'Etat : transformer les terres
communales de Huitepec en une "réserve écologique", à côté de celle
qu'occupe déjà la PROFEPA (3), afin d'y installer un parc zoologique et,
en même temps, un lotissement de luxe, à la hauteur de ce magnifique
balcon sur la vallée de Jobel. Malgré les menaces proférées à plusieurs
reprises par le président municipal (dont le frère est le gros
entrepreneur du bâtiment qui détruit imperturbablement le cerro de Santa
Cruz, la montagne d'en face), les zapatistes tiennent bon. Des "bases de
apoyo", membres civils de l'EZLN, se relaient en permanence pour protéger
la centaine d'hectares de forêt qui descend vers le levant, cette partie
de la montagne que les tsotsil avaient réussi à conserver, et à préserver
de l'appétit destructeur des colons et des promoteurs.
Nous sommes donc retournés à Huitepec, pour passer quelques jours en leur
compagnie. Et parler un peu le bats'i k'op (4), la langue des tsotsil.
Celle-ci nous semble bien plus utile (5) que les parlers officiels de
l'empire mondial. Nous n'y avons, pendant ces journées, rien fait de
spécial. Simplement, peut-être, un peu mieux compris qui sont ces hommes
et ces femmes, les zapatistes. Le lendemain de notre arrivée, nous sommes
allés ramasser du bois. Pour cuisiner, et nous chauffer quand le soir
tombe. Car à 2 700 mètres, même sous cette latitude, la température tombe
vite. Et sur ce volcan éteint, situé presque à la bordure entre les hautes
terres et les terres chaudes et basses du bassin du Grijalba, la nuit et
la brume arrivent ensemble.
La veille, nos compagnons avaient repéré, allongé sur un parterre de
fougères géantes, le tronc d'un énorme chêne, probablement touché par la
foudre, et déjà entamé par un groupe qui nous avait précédés. Ces arbres
immenses, bien droits, avec des feuilles petites et pointues, sont appelés
à cause d'elles chikin im, oreilles de tatou. Leur bois est d'une extrême
dureté, et la hache y rebondit avec des claquements métalliques. Pendant
une heure, ils vont se relayer, frappant de grands coups précis, creusant
peu à peu la matière, pour en détacher un gros tronçon, qui sera à son
tour découpé en bûches, puis en bûchettes. Seuls les plus âgés
travaillent, sous l'œil attentif des autres - le regard de ceux qui
apprennent, suscitant parfois un commentaire expert. Quand l'un fatigue,
ou probablement avant, un autre prend la relève. Pas de perte de temps,
dans leurs gestes mesurés, mais pas de précipitation non plus. L'habitude
du travail collectif, chez ces hommes qui habitent pourtant des villages
différents, saute aux yeux. Comme le plaisir d'être ensemble, et le
respect mutuel qu'ils semblent s'inspirer. Les plaisanteries, les rires
viennent souvent ponctuer les efforts. Mais toujours sur un mode serein,
détendu. Pendant le travail de la hache (ils n'en ont qu'une), les plus
jeunes vont tailler des branches moins épaisses, avec leurs machetes. Là
encore, leur maîtrise des outils est admirable. Les enfants en apprennent
très tôt le maniement. En regardant faire les grands, puis en le prenant
en main, car on leur fait très vite confiance. A huit ans, les garçons
reçoivent leur premier machita. Mais les filles l'utilisent elles aussi.
Personne ne dirige les opérations, l'organisation et le travail se font
sans commandements ni hiérarchie. La culture indigène, reprise par le
zapatisme, les ignore, ou du moins les réprouve sans ambigüité.
Le bois est maintenant rassemblé, et placé sur les cordes des mecapales
(6). Puis nous le remontons vers le campement, par un sentier
scandaleusement raide, en tâchant d'éviter les lianes et les pierres
glissantes.
Chaque jour, nous partons faire un grand tour dans la réserve. Il s'agit
de la surveiller, et si possible d'empêcher toute déprédation. Certains
habitants de la communauté voisine, los Alcanfores, qui n'est pas
zapatiste, entrent dans la forêt pour y chercher du bois. Il est vrai que
le gouvernement municipal les incite à le faire, afin de provoquer des
tensions avec ceux de Huitepec. Au lieu de choisir des arbres morts, qui
ne manquent pourtant pas, ces personnes s'attaquent parfois à de jeunes
chênes. Quand ils les surprennent, les zapatistes préviennent : "la
prochaine fois, vous serez présentés à la Junta de Buen Gobierno, qui
prendra une sanction - une amende - à votre égard".
Il arrive également que d'autres habitants viennent se brancher sur l'une
des sources de la montagne. Celle-ci constitue en effet la principale
réserve en eau de la région. Les arbres y retiennent la brume, et les
précipitations sont abondantes. Si le branchement n'a pas été autorisé par
la Junta, celui-ci est défait, et le tuyau emporté.
Enfin, nous découvrons un petit troupeau de vaches, gardé par un enfant.
Intercepté par les zapatistes, qui pour l'occasion ont dissimulé leurs
visages avec des passe-montagnes ou des paliacates (7), celui-ci n'en mène
d'abord pas large. Puis, rassuré par le calme de ses interlocuteurs, qui
lui expliquent patiemment que les animaux mangent les jeunes pousses, et
notamment les arbres, il les emmène en promettant de rappeler à son père
que la réserve n'est pas pour les troupeaux. Mais ces promenades sont
aussi, pour nous, l'occasion de découvrir un peu de cette immense
biodiversité qui peuple encore les forêts des Altos, les hautes terres du
Chiapas. Et nous constatons qu'au-delà de leur modestie ("nous avons
beaucoup oublié, nos grands-parents, eux, en savaient beaucoup plus"), ils
ont une bien meilleure connaissance des plantes, médicinales ou non, des
arbres et des animaux, que celle que nous pouvons avoir chez nous. Par
ailleurs, rien n'échappe à leur vigilance : ni la trace d'un tatou, ni
celle d'un homme qui s'est frayé un passage inhabituel entre la végétation
(8), ni même un champignon tapi sous une feuille de tulan (9).
Un autre jour, nous allons avec eux faire un grand trou, pour les
toilettes. Cette fois, ce sera avec leur art de manier la pelle et la
pioche que nous serons confrontés, dans une amicale mais inégale
compétition. Dès que l'énorme pic se fait pesant pour les bras, nous
sommes aimablement relayés par ces hommes petits et minces, mais d'une
énergie et d'une endurance impressionnante. Tous les soirs, quelques-uns
d'entre eux viennent partager notre feu, ainsi qu'une tasse de té de
hierba (10). A d'autres moments nous montons près du leur. Par de longues
conversations, nous apprenons les uns des autres quel sens a la vie, dans
nos pays respectifs. Et nous saisissons un peu mieux leur attachement à
une culture ancestrale, qui a pu être la nôtre.
Une culture où les humains sont au centre, pas au-dessus, d'un monde
maîtrisé ensemble, une société dans laquelle chacun, aidé des autres,
construit sa maison, cultive ce qu'il va manger et donner à ses enfants,
aux anciens et aux malades. Où les travaux communautaires incluent la
préparation des fêtes. Où la justice est rendue localement, gratuitement,
par des sages désignés pour un temps limité. Où l'école, au service des
villages, s'appuie sur le savoir des anciens. Où la terre n'est pas une
propriété privée, mais un bien collectif, le plus cher parce qu'il
contient à la fois la mémoire des ancêtres, le présent partagé des
vivants, et l'espoir pour les enfants à venir. Où l'on prend le temps de
se parler, d'écouter. Où l'argent et la consommation d'objets inutiles,
s'ils exercent une attraction parfois puissante (11), sont remis à leur
juste place par une réflexion et des discussions puisant dans les leçons
du passé et les expériences récentes.
Nous quittons ces hommes (12), avec lesquels nous avons vécu une dizaine
de jours, avec l'idée que tout n'est pas perdu: la possibilité d'un
sursaut humain est là, parmi ces gens qui cultivent, en même temps que
leurs milpas (13), la défense du bien commun, la dignité, l'autonomie et
le plaisir de vivre ensemble. Et si le zapatisme était contagieux ?
Août 2010 - Jean-Pierre Petit-Gras
(1) Les zapatistes l'ont construite pour abriter les "observateurs"
mexicains ou étrangers qui viennent leur tenir compagnie pendant une ou
deux semaines. Le confort y est rudimentaire, moins cependant que le leur.
Mais les Tsotsil, comme tous les montagnards, sont des gens rudes, bien
habitués au froid.
(2) L'une des cinq Juntas de Buen Gobierno, ces organes de
l'autogouvernement zapatiste formés par des dizaines d'individus choisis
par leur village pour se relayer et "commander en obéissant" chacune des
régions autonomes.
(3) Direction fédérale de protection de l'environnement. Une partie de
cette "réserve" a bizarrement été cédée à un riche propriétaire de
Monterrey.
(4) Littéralement "penser/parler vrai".
(5) Au même titre que l'occitan ou le patois charentais.
(6) Bande large de sisal tissé - ou de nylon -, relié à deux cordes, qui
permet de porter une charge sur le front. Une femme peut ainsi prendre 35
kilos de bois, sur des centaines de mètres. La charge d'un homme atteint
parfois 50 kg.
(7) Carré de coton imprimé, rouge, avec des motifs végétaux stylisés,
jaunes et noirs, originaires d'Inde. Les paysans le portent sur la tête,
autour du cou ou du poignet. Les zapatistes l'utilisent pour cacher leur
identité, ou, comme ils disent eux-mêmes, pour qu'on les regarde enfin.
(8) Nous apprendrons le lendemain que le mystérieux individus était un
zapatiste du village.
(9) Autre variété de chêne, à larges feuilles vernies. Parmi les
champignons observés, et ramassés, quelques amanites des césars...
(10) Tisanes. De nombreuses herbes aromatiques sont cultivées ou cueillies
dans la région.
(11) Des membres des communautés zapatistes cèdent parfois à l'envie
d'émigrer vers le nord. Le manque de terres, dans certaines régions, et le
harcèlement des militaires et paramilitaires s'ajoutent aux mirages du
monde industriel.
(12) La semaine suivante, ils seront remplacés par un groupe mixte, hommes
et femmes. L'entrée en résistance a considérablement renforcé le rôle
actif de ces dernières, dans des tâches dont elles étaient écartées depuis
des siècles.
(13) Champ de maïs, où poussent également haricots, courges, tomates et
plantes aromatiques et médicinales.