Chiapas : Les gauches et les autonomies
Publié le 28 Novembre 2010
LES GAUCHES ET LES AUTONOMIES
Le discours politique et académique actuel se réfère fréquemment à la
relation entre la gauche et l'autonomie. Les arguments se cantonnent
souvent dans les généralités, admettent sans fondement que ces deux termes
sont entièrement compatibles. Or ces arguments ne tiennent guère compte de
ce que, pour certaines gauches, certaines autonomies sont inacceptables et
vice-versa.
Les événements précédant les Accords de San Andrés, en 1996, peuvent
contribuer à éclairer cette contradiction, toujours plus flagrante dans
les luttes politiques actuelles : au cours de la première réunion des
dirigeants zapatistes avec les assesseurs qu'ils avaient invités à leurs
négociations avec le gouvernement, ceux-ci leur demandèrent d'expliquer
quelle était leur notion de l'autonomie. Les zapatistes répondirent :
"Nous en avons une conception que nous appliquons chaque jour dans nos
communautés. Mais nous savons que ce n'est pas la seule ni nécessairement
la meilleure. Nous vous avons invités afin de découvrir quelle est la
notion de l'autonomie qui représente le consensus des peuples indiens de
tout le pays, car c'est en les termes de ce consensus que nous
négocierons." Ils confirmèrent cette attitude lors du Foro Nacional
Indígena qu'ils convoquèrent par la suite : après avoir pris connaissance
de la position des peuples indiens, ce sont elles qu'ils défendirent à la
table des négociations.
Cette posture consensuelle ne fut pas approuvée par tous les assesseurs.
Certains d'entre eux exprimèrent en public et en privé leur désaccord avec
les Accords de San Andrés, parce que, selon eux, ceux-ci ne faisaient pas
justice aux demandes historiques des peuples indiens. Par exemple,
écrivant pour la "Revista del Senado de la República", Hector Díaz Polanco
signalait que l'objet de ces accords n'était pas réellement l'autonomie,
parce qu'ils ne stipulaient pas ce qui, selon lui, la définit, à savoir la
base territoriale, un gouvernement autonome "défini comme un ordre de
gouvernement spécifique, constitutif du système de pouvoirs verticaux qui
constitue l'organisation de l'État" et des compétences politiques qui
configurent "la décentralisation politique consubstantielle à tout régime
autonome" (vol. 2, n° 2, p. 109).
Diverses gauches et diverses droites coïncident avec ce point de vue.
C'est la forme d'autonomie que l'Espagne, par exemple, reconnaît à Madrid
: une forme de décentralisation des pouvoirs d'État. Mais cela ne
correspond en rien à la teneur des Accords de San Andrés : l'autonomie
qu'exigent les peuples indiens n'a rien à voir avec cette
"décentralisation verticale". Les accords de San Andrés impliquaient au
contraire une profonde réforme de l'État mexicain qui aurait dû être
l'expression d'un nouveau pacte social fondant une nouvelle relation entre
les peuples indiens et l'État. S'ils étaient reconnus comme tels, ces
peuples pourraient exercer leur libre détermination et leurs formes
propres de gouvernement en tant qu'entités de droit public, au même titre
que les États conformant la Fédération. Pour autant, leurs pratiques
politiques et sociales ne sauraient être des formes décentralisées
d'administration des pouvoirs verticaux de l'État, comme le veut la
position décentraliste, mais l'expression réellement autonome de la
volonté souveraine des peuples indiens au sein d'un régime juridiquement
pluraliste.
Le gouvernement s'en tira par une grotesque pirouette. Plutôt que de
respecter des accords desquels ils étaient officiellement partie prenante,
les pouvoirs d'État produisirent une contre-réforme destinée à dissoudre
les accords en une vaine rhétorique. Sans les principes législatifs
entérinés par ces accords, les zapatistes ainsi que bien d'autres peuples
indiens en furent réduits à continuer à pratiques de facto l'autonomie qui
leur était refusée de jure, prouvant par là leur capacité et leur volonté
de l'exercer en évitant à la fois de déchirer la nation et de se soumettre
aux pouvoirs verticaux de l'État.
Comme ne cessent de le proclamer les zapatistes depuis mai 1994, cette
conception de l'autonomie "est également applicable aux peuples, aux
syndicats, aux groupes sociaux, aux associations paysannes, aux
gouvernements des États et aux États eux-mêmes, entités nominalement
libres et souveraines à l'intérieur de la Fédération mexicaine". Loin de
prétendre imposer cette notion à d'autres, ils cherchent à créer un espace
politique dans lequel les gens eux-mêmes puissent en débattre en
considération d'autres propositions et la - ou les - mettre éventuellement
en pratique, plutôt que d'attendre quoi que ce soit de quelque leader
charismatique, d'un universitaire, d'une quelconque avant-garde ou d'un
parti politique prétendant parler en leur nom.
Tel est le chemin dans lequel nous sommes engagés : un processus de
création active de cet espace public, consolidé sur sa base sociale et
plus ample chaque jour, alors qu'"en haut" la bulle de vacuité politique
qui ne fait que s'enfler est le rideau de fumée qui dissimule la constante
agression officielle aux initiatives et efforts populaires,
particulièrement ceux qui débouchent sur des pratiques autonomes.
Au Chiapas persiste une situation d'agression permanente de plus en plus
violente contre la rébellion zapatiste. Dans l'État d'Oaxaca, la
répression de tout projet autonome est quotidienne. Et pourtant, les
réformes constitutionnelles conquises en 1998, fidèles à l'esprit des
Accords de San Andrés, firent inscrire dans la Constitution de l'État que
"le droit à la libre détermination des peuples et communautés indigènes
s'exprime en tant qu'autonomie". Comme "parties intégrantes de l'État
d'Oaxaca, [ces peuples et communautés] sont des personnes morales de droit
public. La loi réglementaire établit les normes qui assurent la
reconnaissance et le respect des droits des peuples et communautés
indigènes en ce qui concerne leurs organisations sociale et politique,
leurs systèmes normatifs internes, la jurisprudence qui prévaudra sur
leurs territoires".
Or les pouvoirs en place foulent aux pieds ces clauses constitutionnelles
sous prétexte que l'autonomie est une notion étrangère aux "us et
coutumes" des peuples d'Oaxaca, comme vient de le déclarer le gouverneur
issu des récentes élections.
Gustavo Esteva
"La Jornada", 15 novembre 2010.
Traduit par Jean Robert.