Bienvenue dans les "temps intéressants" par Slavoj Zizek
Publié le 29 Octobre 2010
Plenum d’ouverture du Congrès Marx international VI, septembre 2010, Université Paris Ouest Nanterre à l’initiative de la revue Actuel Marx
Traduit de l’anglais par Marc Harpon pour Changement de Société
Gilbert R. nous a obtenu ce texte auprès des organisateurs du Congrès Marx International VI. Changement de société publie en plusieurs livraisons, ce texte que nous sommes, à notre connaissance, les premiers à traduire. Merci à tous ceux qui ont rendu cela possible. (Note de Marc Harpon)
En Chine, si vous détestez quelqu’un, la malédiction que vous lui adressez est : “ Puisses-tu vivre dans des temps intéressants!”. Dans notre histoire, les “temps intéressants” sont en effet des temps de troubles, de guerres et de luttes de pouvoir où des millions de spectateurs innocents subissent les conséquences. Aujourd’hui, il est clair que nous approchons d’une nouvelle époque intéressante. Après des décennies (de promesses) d’Etat Providence, où les coupes financières étaient limitées à de courtes périodes et soutenues par la promesse que les choses retourneraient vite à la normale, nous entrons dans une nouvelle période, dans laquelle la crise- ou plutôt un état économique d’urgence- avec le besoin de toutes sortes de mesures d’austérité (faire des coupes dans les acquis sociaux, diminuer les services sanitaires et éducatifs gratuits, rendre l’emploi sans cesse plus temporaire, etc), est permanente, se change en une constante, devient simplement un mode de vie.
Ces changements ne peuvent que secouer la position subjective confortable des intellectuels radicaux de l’Occident. Un de leurs exercices intellectuels favoris à travers le vingtième siècle était la “catastrophisation” de notre tourment : quelle que soit la situation réelle, elle DEVAIT être dénoncée comme “catastrophique”. Rappelez-vous les figures d’Adorno et Horkheimer dans l’Allemagne de l’Ouest des années 1950 : tout en dénonçant “l’éclipse de la raison” dans la société occidentale de consommation moderne, ils défendaient EN MEME TEMPS cette société comme la seule île de liberté dans l’océan de totalitarisme et de dictatures corrompues à travers le monde. C’était comme si le vieux trait d’esprit ironique de Winston Churchill présentant la démocratie comme le pire régime politique possible, tous les autres régimes étant pires encore, était ici répété sous une forme sérieuse : la « société policée » de l’Occident est la barbarie en guise de civilisation, le point le plus élevé de l’aliénation, la désintégration de l’individu autonome, etc, etc- toutefois, tous les autres régimes sociaux-politiques sont pires, et donc, comparativement, il faut néanmoins la soutenir…On est tenté de proposer une lecture radicale de ce syndrome : ce que les intellectuels infortunés ne peuvent supporter, n’est-ce pas le fait qu’ils mènent une vie qui est fondamentalement heureuse, sûre et confortable, et donc, pour justifier leur appel supérieur, ils DOIVENT construire une scénario de catastrophe radicale? En 1937, dans Le Quai de Wigan, George Orwell a parfaitement caractérisé cette attitude quand il a montré “le fait important que toute opinion révolutionnaire tire une partie de sa force du sentiment que rien ne peut être changé” : les radicaux invoquent le besoin de changement révolutionnaire comme une sorte de promesse qui aboutira à son contraire, qui préviendra le changement d’avoir réellement lieu. Si la révolution a lieu, elle doit avoir lieu à une distance qui nous laisse en sécurité : Cuba, le Nicaragua, le Venezuela…de sorte que, tandis que mon coeur s’échauffe quand je pense aux événements qui se déroulent au loin, je peux continuer à promouvoir ma carrière académique.
Les “temps intéressants” dans lesquels nous entrons diminuent cette sécurité. Dans un traitement psychanalytique, on apprend à clarifier ses désirs : est-ce que je désire vraiment ce que je pense que je désire? Prenez le cas proverbial d’un époux engagé dans une relation extra-conjugale passionnée, rêvant en permanence du moment où sa femme disparaîtra (mourra, divorcera de lui, ou fera n’importe quoi d’autre), pour qu’il puisse ensuite être en mesure de vivre pleinement avec sa maîtresse- quand cela arrive finalement, tout son monde s’effondre, il découvre qu’il ne veut pas non plus de sa maîtresse. Comme dit le vieux proverbe, il n’y a qu’une chose qui soit pire que de ne pas obtenir ce que l’on veut, c’est de vraiment l’obtenir. Les universitaires gauchistes approchent maintenant d’un tel moment de vérité : vous vouliez un véritable changement- maintenant vous pouvez l’avoir!
Toutefois, notre nouvelle situation ne demande en rien que nous abandonnions le travail intellectuel patient dépourvu “d’usage pratique”. Au contraire : aujourd’hui plus que jamais, on devrait garder à l’esprit que le Communisme a commencé avec ce que Kant appelait “l’usage public de la raison”, avec la pensée, avec l’égalitaire universalité de la pensée. Quand Paul dit que, d’un point de vue chrétien, “il n’y a ni hommes ni femmes, ni juifs ni grecs”, il affirme là que les racines ethniques, l’identité nationale, etc, en sont pas une catégorie de vérité, ou, pour le dire dans des termes kantiens précis, quand nous réfléchissons à nos racines ethniques, nous nous engageons dans un usage privé de la raison, astreint à des présupposés dogmatiques contingents, c’est-à-dire que nous agissons comme des individus “immatures”, non pas comme des être humains libres qui habitent la dimension de l’universalité de la raison. Pour Kant, l’espace public de la “société-civile-mondiale” désigne le paradoxe de la singularité universelle, d’un sujet singulier qui, dans une sorte de court-circuit, dépassant la médiation du particulier, participe directement à l’Universel. De ce point de vue, “privé” n’est pas le contenu de notre individualité en tant qu’elle est opposée aux liens communautaires, mais l’ordre communautaire-institutionnel de notre identification particulière.