Le lac Titicaca a désormais des droits

Publié le 30 Avril 2025

 

Publié le 28/04/2025

image Vue rapprochée d'une embarcation traditionnelle en jonc totora. Par PIERRE ANDRE LECLERCQ — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=46706154

 

Puno vient d’entrer dans l’histoire. Le 24 avril 2025, dans une décision unanime, le Conseil régional du gouvernement régional de Puno a reconnu le lac Titicaca comme sujet de droits.

 

Le lac Titicaca a désormais des droits : une victoire collective au visage de femme.

 

 

Par Julio Mejía*

IDEPAM-PUNO (1), 28 avril 2025.- Puno vient d'entrer dans l'histoire. Le 24 avril 2025, dans une décision unanime, le Conseil régional du gouvernement régional de Puno a reconnu le lac Titicaca comme sujet de droits, ce qui revient à donner à la nature une carte d’identité nationale. La clé ? : Une victoire collective avec un visage de femme.

Cette réussite est avant tout le fruit du travail inlassable des Femmes Unies pour la Défense de l’Eau et du Lac Titicaca, qui élèvent la voix pour dénoncer la pollution depuis plusieurs années. (2) 

Vous pouvez consulter l'ordonnance ici : https://drive.google.com/file/d/1wS7jo955SSknTd2y-3DjLlwIXPxnMmSG/view?usp=drivesdk

Imaginez un instant que le lac Titicaca puisse parler. Que nous dirait-il ? Certes, un appel à l’aide ferait trembler ses eaux, dénonçant la pollution qui l’étouffe, depuis les rejets du rio Torococha (3) jusqu’au manque de stations d’épuration des eaux usées, en passant par la surexploitation et l’abandon.

Cependant, dans le droit traditionnel, le Titicaca n’a pas de voix : c’est une « chose », un objet que les humains peuvent utiliser, contaminer ou « protéger » seulement quand cela les arrange. C’est cette vision anthropocentrique de la nature qui nous a amenés ici.

 

1. La nature comme sujet de droit : de l'utopie au droit

 

1.1 Équateur : un précédent constitutionnel

En 2008, l’Équateur a marqué l’histoire en inscrivant dans sa Constitution (article 71) que la « Pachamama » – la Terre Mère – a le droit d’exister, de se maintenir et de se régénérer. Ce n’était pas un geste symbolique, mais le fruit d’une longue lutte indigène. Comme l’explique Rubén Martínez Dalmau, ce changement est basé sur la Jurisprudence de la Terre, un mouvement qui considère la Terre comme un être vivant et non comme un réservoir de ressources.

1.2 Bolivie : au-delà de la protection instrumentale

La Bolivie est allée encore plus loin. En 2010, la loi 071 sur les droits de la Terre Mère a été adoptée, déclarant la nature « sujet collectif d’intérêt public ». Cette loi ne protège pas les rivières et les forêts pour leur valeur économique, mais pour leur valeur sacrée dans les visions du monde autochtones.

 

2. Le Titicaca n’est pas une « ressource en eau »

 

2.1 La vision autochtone

Pour le peuple Aymara, Titicaca est Mama Qota, le lac mère, un être qui donne et soutient la vie. Comme le souligne Claudia Storini, dans la cosmovision andine, les lacs, les rivières et les montagnes sont des êtres non humains avec lesquels se tissent des relations de réciprocité (ayni).

Contrairement au droit occidental, qui considère le lac comme un « bien », les cultures autochtones le reconnaissent comme un ancêtre. L’ordonnance récente reflète cette vision en reconnaissant explicitement la « valeur spirituelle » du lac.

2.2 L’échec de la vision traditionnelle

Le modèle actuel du droit de l’environnement s’est avéré insuffisant. Les lois qui traitent la nature comme un objet n’ont pas empêché sa destruction. Au Pérou, malgré les réglementations anti-pollution, le lac Titicaca continue de recevoir des déchets miniers et industriels car, légalement, il n’y a personne pour le défendre.

Ce que cette ordonnance cherche à promouvoir est une vision dans laquelle le lac Titicaca est respecté pour sa valeur intrinsèque, c'est-à-dire qu'il a une valeur qui mérite d'être protégée, quelle que soit son utilité pour les gens.

La lutte pour les droits de la nature exige une transformation profonde de nos structures juridiques, sociales et économiques et remet en question les récits hégémoniques qui ont dominé la relation entre les peuples et leur environnement.

 

3. Quand les juges écoutent la nature

 

3.1 Le cas du rio Atrato en Colombie

En 2016, la Cour constitutionnelle colombienne a reconnu le rio Atrato comme sujet de droits en réponse à l'exploitation minière illégale qui le dévastait. La décision était claire : la rivière a le droit d’être protégée, conservée et restaurée. En outre, les communautés autochtones et afro-descendantes ont été désignées comme ses tuteurs légaux.

Ce modèle est inspirant pour le Titicaca. L'ordonnance propose d'intégrer les peuples autochtones au Conseil du bassin du Titicaca, d'assurer une gestion conjointe entre l'État et les peuples Aymara et Quechua, de coordonner les connaissances techniques et ancestrales.

3.2 Le soutien de la Cour interaméricaine

En 2017, la Cour interaméricaine des droits de l’homme, dans son avis consultatif OC-23, a affirmé que l’environnement est un droit autonome, méritant d’être protégé en tant que tel, et pas seulement pour son utilité pour les humains.

L’affaire Lhaka Honhat (2020) renforce ce principe : la Cour a ordonné à l’Argentine de protéger les territoires autochtones en appliquant une approche écocentrique, similaire à celle proposée par l’ordonnance Titicaca.

 

4. Plus que l'écologie : la justice historique

 

4.1 Le lac Titicaca et la blessure coloniale

Traiter la nature comme une ressource est un héritage du colonialisme européen. Alors que l’exploitation était imposée en Europe, les peuples andins continuaient à pratiquer l’ayni, la réciprocité avec la Terre. Reconnaître Titicaca comme sujet de droits est donc un acte de réparation historique.

Comme le dit Wolkmer : « Reconnaître les droits de la nature signifie également reconnaître que les peuples autochtones avaient raison. »

4.2 Un sujet politique

Suivant l’exemple bolivien, l’ordonnance vise, entre autres, à accorder un véritable pouvoir aux peuples autochtones :

►Voix contraignante au sein du Conseil du Bassin du Titicaca.

►Droit à la consultation préalable sur les projets qui affectent le lac.

Il ne s’agit pas d’un privilège : il s’agit de justice environnementale et redistributive. Les peuples autochtones se sont révélés être les meilleurs gardiens de leurs écosystèmes.

 

5. Prochaines étapes : de la loi à l'action

 

Étape 1 : Une réglementation qui a du mordant 

Les règlements de l’ordonnance devraient inclure de véritables sanctions pour les pollueurs, un financement obligatoire pour la surveillance environnementale et des mécanismes de remédiation écologique.

Étape 2 : Un Conseil avec la participation des peuples autochtones et de leurs organisations 

Inspiré par le cas du rio Atrato, ce Conseil doit combiner les connaissances des savants aymaras et quechuas avec l’expertise scientifique et disposer d’un véritable droit de veto sur les projets nuisibles.

Étape 3 : Éducation interculturelle 

Des programmes éducatifs en aymara et en quechua, des ateliers communautaires et des médias populaires seront essentiels pour faire de la défense du lac une cause collective.

 

Conclusion : Un nouveau pacte avec Titicaca

 

Cette ordonnance n’est pas seulement une innovation juridique : c’est un acte de justice historique, une justification culturelle et un engagement envers la vie. Il adopte une position contre-hégémonique, critiquant les courants historiques tels que le rationalisme, qui ignore les autres formes de connaissance et la relation avec la nature ; le colonialisme, qui impose une hiérarchie entre la culture et la nature ; et le capitalisme, qui considère la nature comme un objet destiné à l’appropriation et à l’exploitation. Comme le dit Rubén Martínez Dalmau : 

 

  « Les droits de la nature sont la dernière frontière du droit, mais la première pour la survie planétaire. »

 

Le défi est désormais clair :

►Exiger du Gouvernement régional qu'il promulgue l'ordonnance et approuve son règlement dans un délai de 120 jours.

►Mobiliser les communautés pour suivre sa mise en œuvre.

Le lac Titicaca ne peut pas attendre. Comme le disent les Aymaras : 

 

« Le lac n’est pas un héritage de nos parents, c’est un prêt de nos enfants. »

 

Références :

- CIDH. (2020). Affaire des communautés autochtones membres de l'Association Lhaka Honhat contre l'Argentine. Jugement du 22 octobre 2020.

- Melo, M. (2009). Les droits de la nature dans la Constitution équatorienne. Dans La nature comme sujet de droits (pp. 137–154). Université libre.

- Wolkmer, AC, Wolkmer, MF, et Ferrazzo, D. (2019). Droits de la nature : pour un paradigme politique et constitutionnel d’Amérique latine. Dans La nature comme sujet de droits* (pp. 71–108). Université libre.

Notes :

(1) IDEPAM : Institut de Droit, de Participation Sociale et d'Environnement.

(2) Ce triomphe n’aurait pas été possible sans le soutien d’organisations telles que le Centre Bartolomé de Las Casas et Mission 21, qui ont fourni un soutien technique, juridique et logistique. Leur travail a démontré que la justice environnementale repose sur une alliance entre les mouvements sociaux, les institutions et le monde universitaire.

(3) Il est important de noter que le pouvoir judiciaire a ratifié une décision emblématique ordonnant l’arrêt de la pollution dans les rivières affluentes du lac Titicaca. Pour en savoir plus, consultez le site : https://www.idl.org.pe/poder-judicial-ratifica-emblematica-sentencia-que-ordena-detener-contaminacion-en-rios-afluentes-del-lago-titicaca/

traduction caro d'un article paru sur Servindi.org le 28/04/2025

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