Argentine : Le 24 mars et la mémoire autochtone

Publié le 27 Mars 2025

Retrouver la voix de la justice et de la vérité


Le 24 mars marque le 49e anniversaire du dernier coup d’État militaire en Argentine. C’est un moment clé pour réfléchir aux crimes commis par le terrorisme d’État et exiger mémoire, vérité et justice. Mais cette date offre aussi une occasion urgente de rendre visible la mémoire autochtone, historiquement réduite au silence et niée, tant par la dictature que par des siècles de colonisation et de génocide.

Dans ce contexte, nous avons interviewé Héctor Senaqué Santomil , qui se présente comme représentant de la communauté Charrúa Etriek de Villaguay , Entre Ríos, et porte-parole du Conseil de participation indigène (CPI) auprès de l'Institut national des affaires indigènes du peuple de la nation Charrúa. Héctor, engagé dans la défense des droits territoriaux et la préservation culturelle, partage sa vision de la façon dont la mémoire autochtone peut et doit faire partie intégrante de la commémoration du 24 mars. 

 

Le 24 mars et la mémoire autochtone

 

La transmission de la mémoire au sein du peuple Charrúa est un processus vital qui permet à ses membres de renouer avec leurs racines malgré des siècles d’oppression. Les peuples autochtones d’Entre Ríos, parmi lesquels les Charrúas, les Chanas et les Bohanes , ont réussi, grâce au métissage et à la résistance à l’acculturation, à préserver leurs coutumes et leurs savoirs ancestraux.

La « Journée nationale du souvenir pour la vérité et la justice » résonne fortement dans ces communautés. Hector déclare : « Chaque année, nous faisons cet exercice de mémoire, de notre point de vue autochtone, en tenant également compte de ce qui s’est passé auparavant, avec le génocide autochtone. » Il rappelle que dès la première marche du 24 mars à Buenos Aires, les communautés ont participé à la mobilisation. 

Cette journée est cruciale car elle symbolise une lutte commune pour la récupération de l’identité et des droits. Cette date est aussi l’occasion de mettre en lumière la mémoire du génocide indigène et les discriminations qui persistent encore. Marcher ce jour-là est un acte de résistance et de justice, une demande que leur histoire, leurs territoires et leurs identités soient enfin reconnus et respectés. 

 

La récupération de l'identité du peuple de la nation Charrúa

 

La récupération de l’identité Charrúa est récente et s’est consolidée au cours des trois dernières décennies grâce à la transmission orale et aux efforts collectifs des membres de la communauté engagés dans la revendication culturelle. Tout a commencé à la fin des années 1980, lorsque les membres de la communauté ont commencé à enquêter sur leur identité et leurs origines en interrogeant leurs grands-parents. Cette recherche s’est déroulée dans un contexte de violence historique et de discrimination qui a forcé de nombreuses personnes à cacher leur identité pour se protéger. Rosa Albariño , issue d'un militantisme indigène, a joué un rôle clé dans la reconstruction identitaire, en se connectant avec des personnes qui partageaient les mêmes préoccupations et en générant un mouvement de récupération, en particulier à Villaguay, où son travail est commémoré par la Journée de la femme autochtone .

La récupération de l’identité charrúa repose principalement sur la réaffirmation culturelle et la conscience collective, face à un système qui a historiquement tenté de supprimer son existence. Hector souligne que « les considérations culturelles sont fondamentales car nous avons toujours mis l'accent sur cela plus que sur l'héritage biologique, puisque le métissage a toujours existé, même avant l'arrivée des envahisseurs sur ces terres. »

 

Le retour de la langue charrúa : la vitalité d'une langue endormie

 

La langue charrúa, presque éteinte en raison de siècles de répression, a commencé à renaître au cours des dernières décennies grâce aux efforts de la communauté pour récupérer ses traditions. Hector souligne que « la langue n’est pas morte, elle est simplement entrée en sommeil », et que la revitalisation de cette langue est devenue un pilier pour l’affirmation de l’identité.

Pendant des années, la tradition orale a été le principal moyen de transmission, mais l'imposition des langues coloniales a fait que le charrúa a cessé d'être transmis. Malgré la répression, beaucoup le parlaient chez eux, et la figure de « Indio Floro » , le dernier locuteur connu, reste un symbole de résistance. À Villaguay, le 3 septembre, la Journée du peuple Charrúa d'Entre Ríos est célébrée en son honneur et pour récupérer la langue comme partie vitale de la mémoire collective. Hector souligne que Floro représente « la lutte contre le négationnisme » et la mémoire de sa communauté. 

La revitalisation de la langue va au-delà du sauvetage des mots ; elle cherche à réinterpréter des concepts qui reflètent la vision du monde. Hector souligne que « la langue charrúa est conceptuelle. Chaque mot possède sa propre ampleur de sens et de signification. » Ces mots ont des significations profondes, comme « Inchalá » traduit par frère/sœur, qui reflète des relations de confiance, d’affection et d’appartenance à la communauté, au-delà de la parenté. 

Ce processus implique également les nouvelles générations dans des ateliers et des activités. Grâce à la langue, le peuple Charrúa non seulement retrouve ses racines, mais offre également aux nouvelles générations les outils pour revendiquer leurs droits et construire un avenir où leurs voix sont entendues et respectées. Ainsi, comme le dit Hector, « chaque fois que nous utilisons le langage, nous allons nous retrouver nous-mêmes. »

 

Identité et droits niés : la lutte pour la reconnaissance

 

Depuis la colonisation jusqu’à nos jours, les peuples autochtones ont été soumis à des campagnes d’extermination, à des déplacements forcés et à des pratiques systématiques de dépossession territoriale. Le massacre de Napalpí en 1924 fait partie d'un génocide systématique perpétré au cours du XXe siècle contre les peuples autochtones, en particulier les Qom et les Moqoit , dans le cadre de l'appropriation territoriale et du déni de leurs droits. Ce fait s’inscrit dans un processus historique plus large qui a commencé avec la colonisation et s’est poursuivi avec des campagnes d’extermination telles que la mal nommée « Campagne du Désert » au XIXe siècle, caractérisée par l’occupation violente de territoires, le viol de femmes indigènes, le recrutement forcé d’hommes dans des milices et la séparation des enfants de leurs familles.

Le récit officiel a omis ou minimisé la présence et la contribution des peuples autochtones. Ce déni historique a généré un cycle d’invisibilité qui, loin d’être un simple effacement du passé, est devenu une stratégie de déni actif des droits. Hector le dit clairement : « Si vous n’existez pas, vous ne pouvez pas revendiquer de droits. » Cet argument renforce l’exclusion des peuples autochtones en refusant de reconnaître leur existence en tant que sujets de droits à part entière.

Cette invisibilité a conduit de nombreuses personnes à sombrer dans le déni de soi, dans une tentative de survie au sein d’un système qui nie leur identité. Comme le souligne Hector, « la douleur d’être nié, de ne pas pouvoir s’identifier à qui l’on est, est une blessure latente qui est toujours présente aujourd’hui. » L’abnégation devient ainsi une stratégie de protection contre le rejet social, historiquement infligé par la culture dominante qui a stigmatisé les peuples autochtones, les considérant comme « laids », « mauvais » et « sales », selon Hector. 

Le racisme institutionnalisé renforce l’idée que les cultures autochtones sont inférieures. Ce phénomène se traduit par une violence territoriale, qui se manifeste par la dépossession des terres et des biens communs naturels, maintenant les communautés dans des conditions de vulnérabilité et de marginalisation. La déshumanisation des peuples autochtones est renforcée par des stigmates qui les qualifient de « terroristes », de « sauvages », de « brutes » et d’« incultes ». Ces préjugés persistent encore aujourd’hui, notamment dans les discours qui cherchent à discréditer les luttes pour les droits fonciers.

La vie d’Hector a été marquée par la discrimination, à la fois en raison de ses origines autochtones et de sa classe sociale inférieure. « J'ai été davantage victime de discriminations depuis mon lieu d'origine. Aujourd'hui, lorsqu'on assume cette identité, les risques sont différents : on s'expose à la stigmatisation, au ridicule, voire à la haine. » Cependant, malgré l’exclusion et la douleur, le processus de découverte de son identité a été libérateur. « Petit à petit, j’ai incorporé cette identité à mon être, et à partir de là, je n’ai plus jamais arrêté », raconte Héctor, qui décrit un processus de résistance et de réaffirmation personnelle.

Aujourd’hui, les peuples autochtones continuent d’être confrontés au racisme et à la violence structurelle. La revendication de leurs droits et la visibilité de leur existence deviennent des actes fondamentaux de mémoire et de résistance.

 

Lutte pour la mémoire et la justice

 

La lutte pour la mémoire autochtone est aussi une lutte pour la justice. Le massacre de Napalpí, survenu en 1924 dans la province du Chaco, où une centaine de policiers, de gendarmes et de colons ont abattu entre 500 et 1 000 personnes des peuples Qom et Moqoit, est un exemple emblématique des crimes atroces commis contre les peuples indigènes en Argentine. Cet incident a été passé sous silence pendant près d'un siècle, jusqu'à ce qu'il soit reconnu comme un crime contre l'humanité en 2020 grâce au travail inlassable, entre autres, de l'historien indigène Juan Chico , membre du peuple Qom, qui a consacré sa vie à mettre en lumière ces horreurs.

Mais ce massacre n’est qu’un parmi tant d’autres qui n’ont pas encore reçu la même reconnaissance. En Uruguay, le « massacre de Salsipuedes » , survenu le 11 avril 1831 sous le gouvernement de Fructuoso Rivera, marqua le début d'un plan systématique d'extermination du peuple Charrúa. Plus de 300 Charrúas ont été tués, tandis que beaucoup d’autres ont été capturés, séparés de leurs familles et soumis au travail forcé. Quatre d'entre eux, dont le sage Senaqué, la jeune femme enceinte Guyunuza, Tacuabé et Vaimaca Pirú, ont été emmenés en France dans le cadre d'un spectacle anthropologique. Senaqué, âgé et déraciné, meurt en grève de la faim en 1833.

Pour Hector, ces histoires ne sont pas simplement des épisodes du passé, mais des exemples d’un modèle de déni et de violence structurelle qui perdure. La lutte pour la mémoire historique est profondément liée à la défense des territoires et à l’éradication des stéréotypes raciaux qui justifient encore l’exclusion. L’absence de politiques publiques adéquates et le désintérêt de l’État perpétuent cette invisibilité.

La mémoire est un acte de résistance, une manière de retrouver sa dignité et d’affirmer son identité face à des siècles d’oppression.

 

Mémoire et identité aujourd'hui : entre défis et événements

 

 

La lutte pour l’identité et la mémoire autochtones est maintenue vivante grâce à l’organisation communautaire et à la création artistique. L’ École Populaire Charrúa Etriek a été un espace essentiel dans ce processus. Selon Héctor, « l’espace culturel communautaire a été fondamental […] dans notre processus identitaire ». Ce lieu permet l'expression artistique et culturelle à travers des activités telles que des récitals, des ateliers audiovisuels, de la poésie, de la musique et du théâtre. De plus, la radio communautaire La Redota et le traditionnel feu de joie de la mémoire, de la vérité, du territoire et de l’identité renforcent ce processus de construction collective. Chaque 12 octobre, la communauté célèbre ce feu de joie dans le cadre de la Journée du souvenir, de la vérité, de l'identité et du territoire des peuples autochtones d'Abya Yala , une initiative menée depuis 2002 pour revendiquer l'histoire autochtone et la résistance à la colonisation et au génocide.

De plus, le projet Oyendau , une société de production audiovisuelle uruguayenne, en collaboration avec le Centre de politiques publiques pour le socialisme (CEPPAS) et d'autres organisations, cherche à sensibiliser et à promouvoir la culture indigène à travers la création de son propre contenu. Hector souligne que « notre culture est un outil puissant pour transformer la réalité dont nous parlons », soulignant l’importance de ces productions pour contrer le silence historiquement imposé.

Cependant, la communauté est confrontée à des obstacles importants. L’absence de politiques publiques adéquates et les difficultés économiques continuent d’affecter les peuples autochtones. Hector mentionne que, même si les outils culturels sont puissants, « il est regrettable que nous en soyons arrivés à ce stade où nous luttons pour survivre au jour le jour ».

Malgré tout, la résistance continue. La transmission de la mémoire et de l’identité passe également par une organisation collective. « Nous pensons que cet outil est extrêmement important […] pour intégrer cette prise de conscience et renverser le processus d’auto-identification », explique Héctor. La mémoire autochtone continue de se construire, non seulement dans la lutte pour la vérité et la justice, mais aussi dans la création culturelle et communautaire qui cherche à garantir un avenir plus juste aux nouvelles générations.

Le 24 mars doit également être ouvert à la mémoire autochtone, reconnaître les génocides et la marginalisation subis par les peuples autochtones et, surtout, souligner leur persévérance, leur résistance et leur lutte pour la justice.

Comme l'exprime Hector, « plus que tout, nous souhaitons que cette conscience grandisse et ne décline jamais, comme l'ont fait nos ancêtres. Ce n'est qu'alors qu'ils vivent en nous. Si nous les abandonnons, ils sont abandonnés… » Son témoignage souligne que la lutte pour l'identité et les droits autochtones est indissociable du processus de reconstruction de la mémoire historique et d'éradication des stéréotypes raciaux qui justifient encore la violence et l'exclusion.

Intégrer la mémoire autochtone au 24 mars est un acte de justice attendu depuis longtemps, un engagement envers la vérité et la construction d’un avenir où toutes les voix sont entendues et respectées.

Léa Roumégoux

 Avec l'aimable autorisation d'Héctor Senaqué Santomil

traduction caro d'un article paru sur Infoterritorial.com le 24/03/2025

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