Le trafic de drogue en Colombie sape les fondements de l'autonomie des autochtones

Publié le 5 Avril 2022

Garde indigène Embera du Resguardo Karmatarrúa. Photo : Jenzerá

Le trafic de drogue pénètre les communautés autochtones, persécutant leurs dirigeants et cooptant leurs membres les plus jeunes. Par la violence, les groupes armés illégaux augmentent la culture illégale de la feuille de coca, de la marijuana et du pavot. Les dommages causés au tissu social nuisent au développement durable, à l'harmonie de vie et à la culture de la solidarité. Alors que l'illégalité maximise les profits et incite au trafic de drogue, le gouvernement ne respecte pas les accords politiques qui pourraient favoriser le respect des droits des autochtones.

Par Marcela Velasco*

Depuis de nombreuses années, les peuples autochtones de Colombie font face au phénomène du trafic de drogue en exerçant un certain contrôle territorial qui leur a permis de protéger leurs territoires et leurs économies des effets les plus pernicieux de ce fléau. Cependant, le commerce illégal de la drogue gagne en puissance grâce à une violence accrue. La persécution et l'assassinat des dirigeants qui s'opposent aux activités illicites constituent une stratégie claire pour pénétrer et coopter les institutions locales et les dirigeants autochtones.

Il est alarmant de constater que le trafic de drogue s'accompagne de promesses de profits sans précédent dans ces communautés, qui sont frappées par la pauvreté et qui, dans de nombreux cas, se méfient de leur propre capacité à répondre à leurs besoins économiques. La progression de cette économie constitue un grave affront au tissu social qui sous-tend la gouvernance indigène et sape les fondements du développement durable basé sur les valeurs fondamentales de la conservation des forêts et des eaux. Le trafic de drogue détruit l'harmonie des communautés et de leurs territoires.

Pourquoi le trafic de drogue se développe-t-il ?

Plusieurs facteurs ont intensifié l'impact du trafic de drogue. Premièrement, la nature répressive de la politique mondiale en matière de drogues signifie, en pratique, que les substances illicites deviennent immensément lucratives. Ainsi, la maximisation des profits incite les groupes armés illégaux à contrôler, par la violence, les territoires où sont produits la coca, la marijuana ou le pavot. Cette situation est aggravée par la persécution des leaders sociaux qui défendent les ressources et les moyens de subsistance de leurs communautés.

Deuxièmement, les caractéristiques de l'activité en Colombie, et dans le monde, ont changé. Aujourd'hui, elle est composée de dissidents des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), de groupes d'autodéfense et de cartels de la drogue beaucoup plus fragmentés et capables de résister à l'impact des cartels ennemis et de la répression gouvernementale. La signature de l'Accord de paix final en 2016 a également modifié la dynamique du pouvoir local : le retrait des FARC a permis l'entrée de groupes illégaux qui ont commencé à exercer un contrôle politique et économique dans des endroits stratégiques pour le trafic de drogue, d'armes et de minéraux facilement pillés.

Enfin, le gouvernement colombien n'a pas réglementé toutes les dispositions de la Constitution relatives aux droits des indigènes et a tendance à retarder la mise en œuvre d'accords politiques importants, tels que les entités territoriales indigènes, les mandats de la Cour constitutionnelle (Auto 004 de 2009) ou le chapitre ethnique de l'Accord final. Ce manque de volonté politique a empêché les peuples autochtones de s'autonomiser en tant qu'autorités sur leurs territoires, à moins qu'ils n'insistent sur des stratégies litigieuses de contrôle territorial.

En bref, les peuples indigènes n'ont pas été pleinement intégrés à l'État colombien, ni politiquement ni économiquement. Compte tenu de leurs faiblesses en matière de gouvernance locale et de la pression violente exercée par les groupes illégaux, certains membres des communautés se trouvent dans une situation de vulnérabilité qui facilite la cooptation par les cartels et les groupes armés illégaux. Cette situation présente un risque accru pour les jeunes.
 

Le trafic de drogue en chiffres

En 2001, l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a commencé à recueillir des informations auprès des communautés autochtones de Colombie et a enregistré 11 791 hectares de feuilles de coca dans les resguardos. L'année suivante, ce chiffre a été réduit à 7 739 hectares et, jusqu'en 2014, il a oscillé entre 4 000 et 6 000 hectares. À partir de 2015, la surface cultivée a augmenté pour atteindre environ 12 000 hectares et en 2017, elle a atteint son point culminant : 17 672 hectares. En 2021, l'ONUDC a enregistré 11 575 hectares.

La réduction observée entre 2002 et 2014 est due aux efforts des autorités autochtones pour éradiquer la culture de la coca dans le cadre de leurs politiques de contrôle territorial. La croissance des zones dédiées à la production de coca observée depuis 2015 est corrélée à la perte de la gouvernance indigène. Enfin, l'ONUDC note également qu'en 2020, 148 des 767 resguardos de Colombie avaient des cultures illégales de coca.

Les groupes armés illégaux ont commencé à modifier la valeur communautaire de solidarité et la structure économique elle-même, avec des effets négatifs sur la sécurité alimentaire et la qualité de l'environnement. 
Une étude de l'ONUDC auprès des peuples indigènes Inga et Awá dans le département de Putumayo nous donne un aperçu de ce qui peut se passer ailleurs dans le pays. Dans cette région amazonienne située au sud du pays, les cultures illicites ont augmenté de 60% entre 2015 et 2019, tandis que les groupes armés illégaux ont provoqué de nouvelles règles de comportement social.

Les groupes armés illégaux ont commencé à modifier la valeur communautaire de solidarité et la structure économique elle-même, avec des effets négatifs sur la sécurité alimentaire et la qualité de l'environnement. Mais l'impact ne s'arrête pas là. Les institutions indigènes n'ont pas seulement commencé à perdre leur autonomie sur leurs territoires, elles ont également perdu la confiance. Selon l'ONUDC, cette situation compromet "le travail articulé entre le gouvernement autochtone et les gouvernements municipaux, départementaux et nationaux".
 

L'échec des politiques prohibitionnistes

Lors de leurs visites dans les communautés, les membres du collectif de travail de Jenzerá observent avec beaucoup d'inquiétude la façon dont les autochtones participent au trafic de drogue pour trouver un revenu leur permettant de survivre. Mais leur participation se limite à la partie la plus basse de la chaîne de production : la main-d'œuvre bon marché, principalement comme gratteurs de coca. Les colons sont entrés de manière agressive, soutenus par des groupes armés, pour défricher de grandes étendues de forêt dans les territoires indigènes.

En conséquence, les cartels de la drogue font d'énormes profits, tandis que certaines communautés se retrouvent avec les problèmes, comme les maisons closes et les marchands de babioles. Sur la côte Pacifique, des groupes armés restreignent le passage des bateaux transportant des intrants agricoles, de la nourriture ou de l'aide humanitaire. La situation est si grave que les évêques de Tumaco, Buenaventura, Quibdó et Istmina plaident pour qu'on leur accorde le passage afin qu'ils puissent aller vérifier ce qui se passe dans les communautés.

Nous sommes d'accord avec de nombreuses affirmations de l'étude de l'UNDOC dans le Putumayo, mais nous ne sommes pas d'accord avec l'idée que le trafic de drogue sape "le travail articulé" qui existe entre les différents niveaux de gouvernement local, régional et national. Cette affirmation ne résiste pas à un examen sérieux. Les relations entre l'État et les peuples autochtones ne sont pas caractérisées par l'articulation. Au contraire, elles sont marquées par le manque d'harmonisation des différentes institutions et par la rupture de multiples accords de politique publique conclus au cours des trente dernières années entre le gouvernement et les porte-parole des communautés autochtones. D'autre part, le gouvernement colombien n'a pas non plus été un représentant sérieux des intérêts de ces communautés au niveau international. La garantie de la vie, de la culture et de l'intégrité territoriale des peuples autochtones à tous les niveaux ne fait pas seulement progresser un programme historique de justice sociale, elle aide à respecter les accords d'atténuation et d'adaptation au changement climatique.

Une fois encore, il est nécessaire de rappeler que la coca est une plante sacrée pour les indigènes colombiens. En revanche, la violence et le trafic illégal démontrent que les politiques prohibitionnistes n'ont pas fonctionné en termes de gouvernance, de développement économique et de protection de l'environnement. Compte tenu de l'importance culturelle et économique de cette culture, la seule issue viable est de légaliser sa production et son commerce.

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* Marcela Velasco est professeur associé de sciences politiques à l'université d'État du Colorado et conseillère du collectif de travail Jenzerá.

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Source : Publié dans Debates Indígenas le 1er avril 2022 dans le cadre de son bulletin d'avril. Thème spécial : Peuples indigènes et trafic de drogue : : https://bit.ly/3J4Fvvu

traduction caro d'un article paru sur Servindi.org le 

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