Russie : l'avenir et l'histoire

Publié le 10 Mars 2022

9 mars, 2022 La Tinta

La guerre en Ukraine implique une lutte entre la Russie et ses exigences pour être reconnue comme une puissance, et un Occident qui refuse d'accepter ses concurrents.

Par Gonzalo Fiore Viani pour La Tinta

Tout semble indiquer que la Russie négocie depuis une position de nette supériorité militaire. Cette force signifie que les demandes formulées sont nombreuses et pratiquement impossibles à satisfaire pour Kiev : la reconnaissance de l'indépendance des républiques de Donesk et de Lougansk, la cession de la Crimée à Moscou et la sanction d'une nouvelle Constitution nationale ukrainienne qui interdit expressément toute adhésion future à l'OTAN et à l'Union européenne (UE).

Cependant, les intentions de Vladimir Poutine ne semblent pas encore tout à fait claires : que veut exactement Moscou - intégrer définitivement l'Ukraine dans son territoire, imposer un nouveau gouvernement fantoche ou une sorte de Yanoukovitch 2.0, faire de nouvelles incursions dans les anciennes républiques soviétiques qui ne sont pas encore membres de l'OTAN ? Si l'on s'en tient aux déclarations de Poutine, ou à celles de hauts responsables du Kremlin, il est risqué de dire que la Russie s'arrêtera en Ukraine.

Alexandre Douguine, l'intellectuel russe que beaucoup considèrent comme une sorte de penseur officiel du gouvernement russe et qui a même été surnommé le "Raspoutine de Poutine", a publié le week-end dernier un long article dans lequel il expose clairement ses intentions pour l'Ukraine et sa vision de l'avenir de la Russie. Il n'est pas du tout certain que Poutine pense effectivement comme l'universitaire, mais son article peut jeter un peu de lumière sur ce qui préoccupe les élites russes en ce moment.

Douguine suggère de créer une "Union des États slaves" qui inclurait la Russie, bien sûr, mais aussi l'Ukraine et le Belarus, du moins en principe : "Si les Ukrainiens et en partie les Biélorusses refusent de s'appeler "Russes", car ils pensent que ce nom ne désigne que les Grands Russes ("Moscovites"), il faudra alors utiliser un terme beaucoup plus large".

L'intellectuel russe est convaincu que l'avancée de son pays est telle qu'il n'y a pas de retour en arrière possible : "Vaincre l'Ukraine et la laisser continuer à exister est une contradiction logique et géopolitique, ce qui ne nous empêche pas d'affaiblir sa capacité militaire et de punir les nationalistes qui ont commis des crimes". Le problème est que nous avons laissé l'Ukraine continuer à exister, même sous le contrôle d'un gouvernement pro-russe. Si cela se produit, tout reviendra, tôt ou tard, à la même situation".

Pour Douguine, la guerre n'est pas "contre l'Ukraine", mais "contre le globalisme" : "Cette guerre ne vise pas à détruire l'Ukraine, c'est une guerre contre le globalisme en tant que phénomène planétaire. La Russie rejette le mondialisme tant sur le plan géopolitique (unipolarité, atlantisme) que sur le plan idéologique (libéralisme, anti-traditionalisme, technocratie, Great Reset). Il est désormais clair que tous les dirigeants européens font partie de l'atlantisme. Comme la Russie est en guerre avec eux, ils réagissent de manière agressive". 
Douguine est l'un des idéologues de la vague dite "antimondialiste" qui rassemble divers mouvements d'extrême droite dans le monde. Ennemi déclaré des organisations d'intégration régionale et de l'UE, le philosophe voit dans cette situation une occasion historique pour la Russie de reprendre le rôle qui, comme Poutine, lui revient de droit.

Par ailleurs, Douguine est un fervent opposant à la démocratie libérale telle qu'elle est comprise en Occident, et va même jusqu'à définir ce qu'il considère comme une image "différente" de l'être humain : "Pour nous, Russes, être humain est synonyme d'appartenance au tout. Pour nous, l'homme n'est pas un individu".

Pour le philosophe - ce qu'il semble également partager avec Poutine - l'Ukraine est un élément clé de la "renaissance de l'Empire russe". Le problème pour Douguine - que le président russe semble également partager - est l'Occident : "L'Occident d'aujourd'hui n'a rien à voir avec la culture méditerranéenne gréco-romaine, ni avec le Moyen Âge chrétien ou l'Occident violent et chaotique du XXe siècle. Nous sommes confrontés à une anti-civilisation pleine de déchets toxiques qui empoisonnent la planète".

Dans le discours prononcé lundi avant l'invasion de l'Ukraine, Poutine s'est inscrit dans cette logique, rappelant l'éclatement de l'Union soviétique (URSS), où le pays, à l'époque, s'était scindé en 11 républiques indépendantes. Pour le président russe, il s'agit d'une "folie", car Moscou "leur a donné le droit de quitter l'Union sans conditions". Il est ensuite allé plus loin en définissant l'Ukraine comme une partie de la Russie : "Permettez-moi de souligner une fois de plus que l'Ukraine, pour nous, n'est pas seulement un pays voisin. Elle fait partie intégrante de notre propre histoire, de notre culture, de notre espace spirituel".

Lors du discours de Poutine, on a pu constater le paradoxe de revendiquer l'héritage soviétique tout en le critiquant dans les termes les plus durs. Poutine a défini Lénine comme "l'auteur et l'architecte" de l'État ukrainien, puis a affirmé que Kiev avait tenté d'éliminer l'héritage communiste, mais qu'il n'y était pas parvenu : "Vous voulez donc une décommunisation ? Cela nous convient. Mais ne nous arrêtons pas à mi-chemin. Nous sommes prêts à vous montrer à quoi ressemble une vraie décommunisation".

Pour l'heure, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a transformé le monde d'une manière que nous n'aurions pas pu imaginer il y a quelques mois à peine. Les dépenses militaires des grandes puissances ont commencé à augmenter, y compris celles de pays aux traditions pacifiques comme la Chine. L'Allemagne envisage de rétablir le service militaire obligatoire, tout en augmentant ses dépenses militaires, tout comme la France. Ce que Donald Trump leur a demandé de faire pour soutenir l'OTAN, mais qu'ils n'ont pas réussi à faire, Poutine l'a ironiquement fait.

Les sanctions pratiquement sans précédent prises par l'Occident contre la Russie ont acculé le Kremlin à une position aussi complexe qu'inconfortable. Il est difficile pour Poutine de faire marche arrière sans montrer une faiblesse inhabituelle. D'autre part, la décision de l'OTAN de ne pas mettre en place de blocus aérien ou de fournir des ba/ses aux troupes ukrainiennes est un signe clair d'une désescalade militaire dont on ne sait pas combien de temps elle durera.

Moscou, au-delà d'une victoire militaire sur l'Ukraine, sera tellement affaiblie et isolée par les sanctions qu'il est difficile d'envisager un scénario où le Kremlin "triompherait" réellement. Le discrédit de son soft power sur la scène internationale est à son point le plus bas historique depuis des décennies. Le plus grand bénéficiaire de tout ceci pourrait donc être Pékin. La Chine peut en profiter pour consolider sa position d'acteur pacifique sur la scène mondiale, ce qui lui permettra d'accroître son influence géopolitique et, surtout, économique sur un Moscou léthargique, qui a plus que jamais besoin d'une bouée de sauvetage.

Pour Douguine et Poutine, l'heure est à l'hégémonie "eurasienne" et au déclin de l'Occident. Au milieu du 20e siècle, Henry Kissinger a déclaré que tout devait être fait pour éloigner Moscou de Pékin. Aujourd'hui, que ce soit par mauvais calcul ou par choix, Washington les rapproche plus que jamais.

*Par Gonzalo Fiore Viani pour La tinta / Photo de couverture : Mikhail Klimentyev - Sputnik.

traduction caro d'un article paru sur La tinta le 09/03/2022

Rédigé par caroleone

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