Colombie : Cauca : les communicateurs indigènes sous le feu

Publié le 25 Septembre 2021

Photo : Willian Mavisoy Muchavisoy

Les communicateurs indigènes sont essentiels car ils rendent visible ce qui se passe dans des endroits que les médias de masse n'atteignent pas. Ils sont connus des groupes armés et courent donc un plus grand risque. "Il y a des menaces sur les communicateurs, ils nous disent d'arrêter de faire des reportages, mais nous allons continuer à le faire et à résister à le Cric avec notre propre communication", dit Yamilk Sánchez.
 

Par J. Fernanda Sánchez Jaramillo*.

23 septembre 2021 - La paix est insaisissable pour le Cauca. Depuis le début de l'année, 17 des 115 dirigeants et défenseurs des droits de l'homme et six des 36 signataires de la paix ont été tués dans ce département du sud-ouest de la Colombie, selon les informations de l'Institut d'études sur le développement et la paix (Indepaz).

Selon Indepaz, le Cauca a enregistré le plus grand nombre d'assassinats de dirigeants sociaux et de défenseurs des droits humains, 275, entre 2016 et 2021, sur les 1166 enregistrés entre le 24 novembre et le 19 avril 2021, et 12 des 68 massacres commis entre janvier et le 29 août de cette année.

Leonardo González, d'Indepaz, explique qu'il existe un conflit territorial entre les acteurs légaux et illégaux, l'exploitation minière, les sucreries, les plantations de monoculture d'ananas pour l'éthanol, l'exploitation forestière, l'élevage extensif de bétail, la concentration des terres, les projets pétroliers dans le massif, les centrales hydroélectriques et les peuples indigènes pour la récupération, la restitution, la valorisation et la formalisation des terres.

La situation géostratégique du Cauca en fait un couloir pour le trafic de pâte de cocaïne et de marijuana, et le territoire est disputé par l'ELN, l'AGC, Águilas Negras, le GAOR (Dagoberto Ramos, Jaime Martínez, Guerrillas Unidas del Pacifico, Carlos Patiño, Frente 30 R.A., Segunda Marquetalia).

Depuis la conquête espagnole, des acteurs légaux et illégaux ont tenté de déposséder les peuples autochtones alors qu'ils résistent, même si cela leur coûte la vie. En 2009, la Cour constitutionnelle a mis en garde dans l'Auto 004 contre le danger d'extermination des peuples indigènes de Colombie et la pression qui continue à s'exercer sur eux. Le 5 septembre, un haut conseiller, Alfonso Díaz, du Conseil régional indigène du Cauca (Cric) a été victime d'une attaque de la Colonne mobile Dagoberto Ramos des dissidents des FARC à Caldono (Cauca).

Multiplication des dangers

Au milieu de ce panorama, les communicateurs indigènes rendent compte sur le terrain des revendications sociales et territoriales, de la récupération ou de la libération de la Terre Mère dans le Cauca, en travaillant dans un environnement hostile et en faisant face à de multiples risques. Fabiola León, représentante de Reporters sans frontières (RFS), a déclaré à  el Espectador : "Le premier risque vient du concept de journaliste. Il a été difficile pour le pays et même pour les organisations de comprendre que ces communicateurs réalisent un exercice de communication et que les collectifs populaires, indigènes et paysans exercent le droit à l'information. Il y a un manque de connaissances sur ce que signifie informer et cela les met en danger car ils ne sont pas légitimés".

Selon la représentante de RSF, il existe des niveaux et des hiérarchies parmi les travailleurs de l'information, et il y a une tendance à penser que les informations provenant des communicateurs d'une communauté, d'un quartier, d'une ville ou d'un groupe militant ne sont pas valables, et c'est là que le débat intervient. "Les indigènes du Cauca se battent avec acharnement en créant leur propre proposition de communication", ajoute Mme León.

Faire des reportages au cœur des processus de libération de la terre mère est vital car les racines de cette lutte se trouvent dans les Caciques La Gaitana, Juan Tama et Quintín Lame, mais cela comporte des dangers supplémentaires, car c'est dans ce contexte que les communicateurs indigènes Efigenia Vásquez, Erley Campo et José Liz ont été assassinés.

Libérer la Terre Mère fait partie de la Plateforme de Lutte du Conseil Régional Indigène du Cauca (Cric), qui dans ses numéros 1 et 9 établit : 1) récupérer les terres des réserves et mener à bien la défense du territoire ancestral et des espaces de vie des communautés indigènes, et 9) récupérer, défendre et protéger les espaces de vie en harmonie et en équilibre avec la Terre Mère.

John Miller, communicateur de la station de radio Renacer Kokonuco, raconte à El Espectador son expérience de reportage au cœur de ces terres : 

https://www.youtube.com/watch?v=bZtBdI7c6Zo&feature=emb_title

 

Pour sa part, Eldemir Dagua qui travaille depuis 15 ans dans le processus de communication assure que :

" Il y a beaucoup de risques auxquels nous, communicateurs indigènes, sommes confrontés, notamment parce que notre travail correspond à accompagner les assemblées communautaires et les mingas, à faire des dénonciations, à mobiliser les gens, à les informer pour qu'ils agissent en conscience face aux réalités et aux problèmes qui se produisent sur le territoire ", affirme Dagua.

Ce rôle de la part des communicateurs ne plaît pas aux groupes présents dans le département. En raison de leur travail, ils ont été persécutés, menacés et leurs stations de radio ont subi des attaques. "Nos communicateurs ont été persécutés, menacés et dans le nord du Cauca, nous avons plusieurs situations qui se sont produites. Je me souviens de notre compagnon Abelardo Liz de Corinto, Rodolfo Maya, dont la vie a été aveuglée, voulant affaiblir notre processus de communication, voulant nous faire taire. Mais nous avons toujours été là, en renforçant ce processus", souligne M. Dagua.

Un travail qui n'est pas toujours reconnu

La violence a affecté les communicateurs autochtones qui travaillent sur le terrain pour rapporter, la plupart du temps bénévolement et sans rémunération, ce qui se passe dans leurs communautés.

Pour Yamilk Sánchez, communicateur indigène du peuple Totoró et coordinateur de l'Association des médias indigènes de Colombie Red AMCIC, être communicateur comporte des risques car ils se concentrent sur les droits de l'homme et reçoivent parfois des menaces collectives.

Les communicateurs autochtones effectuent leur travail sans garanties et se déplacent sur le territoire sans savoir ce qui peut arriver. Et si l'un d'entre eux est assassiné, il est encore difficile d'obtenir justice dans un pays où l'impunité pour les crimes contre les journalistes est de 78,8%, comme le rapporte El Espectador.

L'un des obstacles à l'accès à la justice, selon Adriana Hurtado, présidente et représentante légale de la Fédération colombienne des journalistes (Fecolper), est de "supposer, lors des enquêtes, que la personne agissait bien en tant que journaliste/communicateur, car généralement les autorités disent qu'elle participait à la libération de la terre mère ou de la garde indigène, etc. De cette manière, ils délégitiment l'activité qu'ils menaient pour rendre les processus sociaux visibles".

La Fecolper connaît des cas de communicateurs dont la situation s'est aggravée dans des municipalités telles que Santander de Quilichao, où, bien que disposant de dispositifs de sécurité, leur droit à la liberté de la presse est limité en raison des groupes armés qui s'y trouvent.

Selon Angela Caro, avocate à la Fondation pour la liberté de la presse en Colombie (Flip), un autre obstacle à l'accès à la justice lorsqu'il y a un crime contre des journalistes est que : "dans les enquêtes menées par les autorités, l'agression n'est pas toujours liée à l'activité journalistique, elle n'est pas considérée comme une hypothèse pour l'enquête. Cela montre la méconnaissance des dangers de l'ordre public dans des départements comme le Cauca, où les risques au travail sont en augmentation".

De même, lorsqu'un des journalistes est assassiné : "Il n'y a pas de contexte, de cartographie, d'événements antérieurs, d'antécédents à l'agression, presque toujours des menaces et du harcèlement. C'est pourquoi nous estimons qu'il est important d'écouter les victimes et leurs familles", ajoute Mme Caro.

La situation est compliquée dans le Cauca. Le gouverneur du Resguardo Pioyá à Caldono (Cauca) est conscient des risques et valorise la communication indigène dans le contexte de la résistance de ces peuples.

Son resguardo n'a pas été à l'abri de la violence. Là, des dissidents entravent le contrôle territorial exercé par la garde indigène et l'un des trois communicateurs indigènes dont la vie sera racontée par El Espectador dans les prochains volets de ce reportage spécial a été assassiné.

Sur le territoire, il n'y a aucune garantie, affirme Diana Jembuel, communicatrice de l'Universidad del Externado et indigène Misak : "Le Cauca est l'une des zones rouges où la guerre est plus présente pour les dirigeants indigènes, c'est pourquoi il y a une peur de parler, de dénoncer et de rendre les choses visibles. Il n'y a pas de garanties pour qu'un communicateur du même territoire d'origine puisse diffuser l'information ; il existe un fossé d'inégalité entre les communicateurs autochtones et les autres, car il n'y a pas de ressources bien rémunérées et il y a peu de femmes parmi les porte-parole des processus de communication".
 

Lors du 16ème congrès du Cric, l'importance de la communication indigène a été ratifiée, la communication s'est concentrée sur les plans de vie des communautés et la responsabilité de partager le message de la terre mère et des luttes sociales a été soulignée.

Le Conseil régional indigène du Cauca (Cric) estime que "le communicateur indigène contribue à la défense de la terre mère, à la revitalisation des connaissances et des pratiques culturelles et à l'autonomisation politico-organisationnelle avec clarté, conscience et détermination. Le processus de communication est en soi un espace de formation qui a toujours renforcé les différentes dynamiques territoriales du mouvement indigène".

Les communicateurs indigènes sont essentiels car ils rendent visible ce qui se passe dans les endroits où les médias de masse n'arrivent pas. Ils sont connus des groupes armés et courent donc un plus grand risque. "Il y a des menaces sur les communicateurs, ils nous disent d'arrêter de faire des reportages, mais nous allons continuer à le faire et à résister au Cric avec notre propre communication", dit Yamilk Sanchez.

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* J. Fernanda Sánchez Jaramillo est une journaliste professionnelle colombo-canadienne, maître en relations internationales et avocate.

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Source : Il s'agit du deuxième de cinq rapports sur l'assassinat de journalistes, notamment dans le département du Cauca (Colombie) où des communicateurs indigènes, María Efigenia Vásquez, Eyder Arley Campo et José Abelardo Liz, ont été assassinés entre 2017 et 2020. Cette enquête journalistique est possible grâce à une subvention accordée par la Fondation Justice for Journalists (JFJ), la Fondation pour les enquêtes internationales sur les crimes contre la presse, une ONG basée à Londres (Royaume-Uni). Spécial El Espectador.

traduction carolita d'un article paru sur Servindiorg le 23/09/2021

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