Les électeurs français ne votent pas... Ou là là !
Publié le 24 Juin 2021
Ce qui importe et intéresse la population ne dépend pas des élus, mais du marché. Et, jusqu'à nouvel ordre, le marché ne vote pas.
Luis Casado
23/06/2021
Quelques semaines après l'abstention chilienne, les électeurs français se sont abstenus.
Les deux phénomènes sont-ils similaires en quoi que ce soit ? La distance géographique, historique, culturelle, politique, économique, sociale, civique, institutionnelle, etc. rend toute comparaison osée. Cependant...
Les élections françaises permettent d'élire un parlement régional d'où émerge un président de région. Chaque région dispose de pouvoirs bien définis et de budgets importants s'élevant à des dizaines de milliards d'euros. Il existe quelques différences majeures avec leurs homologues chiliens.
Les sondages - une fois de plus - étaient largement erronés. Non seulement en termes d'abstention abyssale qui a atteint un niveau record, mais aussi en termes de soutien attribué à l'extrême droite. Les instituts de sondage ont prédit que la droite radicale remporterait au moins six des treize régions métropolitaines (il y en a cinq autres outre-mer). Enfin, le vote néo-fasciste a diminué de près de 10% par rapport aux élections précédentes, et il est peu probable qu'au second tour les partisans de Le Pen gagnent une région.
Quant au parti "virtuel" d'Emmanuel Macron, le lapin étonnamment sorti d'un chapeau lors des dernières élections présidentielles, il ne s'est qualifié dans aucune des 18 régions. Macron, président des riches, aux yeux du peuple de France est un président hydroponique.
L'abstention française a dépassé 66%, mais il faut noter que chez les jeunes électeurs, cette proportion était beaucoup plus élevée : 87% pour les citoyens âgés de 18 à 24 ans, et 83% pour les électeurs âgés de 25 à 34 ans. De même, l'abstention masculine était de 59%, tandis que l'abstention féminine atteignait 72% (aucun chiffre n'est disponible pour la communauté LGBTIQYZ). En revanche, 73% des électeurs d'extrême-droite se sont abstenus. A gauche, le chiffre est de 67% pour la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon.
Il semble, comme le commente un journaliste de Blast, une chaîne de télévision numérique autonome, qu'une grande partie de l'opinion publique ait déjà divorcé d'un régime en crise : "Aussi pacifique que soit cette rupture, elle nécessite une reconstruction complète des institutions de la République. Si cela prend trop de temps... il y aura une rupture violente".
Toute ressemblance avec ce qui se passe sous d'autres cieux n'est pas une pure coïncidence.
Constatant l'insupportable cacophonie d'un débat télévisé (France 2) sur les résultats, le célèbre journaliste qui l'animait ne s'est pas retenu : "En les écoutant, a-t-il dit, je commence à comprendre de mieux en mieux les citoyens. Depuis quelque temps, le bavardage insignifiant des politiciens professionnels a provoqué une crise dans toutes les émissions politiques qui, il y a quelques décennies, attiraient des audiences se mesurant en dizaines de millions de citoyens."
A cela s'ajoute la privatisation d'un espace médiatique contrôlé par sept grandes fortunes, qui propose des sujets en fonction du taux d'audience attendu : la publicité est facturée en fonction de l'audience. De cette manière, les génies de la télévision, qui "vendent de l'espace cérébral gratuit" selon leur propre définition, privilégient des thèmes qui approfondissent la division, le racisme, la confrontation et l'agression. Le résultat est ce que nous avons sous les yeux, animé par la crise d'une télévision que les jeunes abandonnent au profit d'autres canaux de communication.
L'analyste précité de Blast expose également une réflexion que j'ai abordée dans mon essai " De la desgana de votar/De la réticence à voter " publié en 2013 : les enjeux, il n'y a pas d'enjeux... Autrement dit, dans les élections, il n'y a pas ou peu d'enjeu, mais ce qu'au Chili nous appellerions " el pituto ", et en Espagne " l'enchufe ", c'est-à-dire la position obtenue par ceux qui manquent de mérite.
Ce qui importe et intéresse la population ne dépend pas des élus, mais du marché. Et, jusqu'à nouvel ordre, le marché ne vote pas. Conscients - et responsables - de cela, il y a des politiciens qui présentent leurs propositions comme "une offre programmatique". La question serait alors... Qui donne le plus ?
Emmanuel Todd, démographe, historien et sociologue de renom, souligne un autre élément que j'ai également exposé dans mon essai précité : l'absence de toute possibilité pour la population, en particulier le secteur le plus défavorisé du système, d'influencer les décisions politiques.
En 2005, la France a organisé un référendum pour adopter ou rejeter la Constitution européenne qui consacre le libre marché (traité de Rome). Les électeurs gaulois ont rejeté cette formulation avec 54,68% des voix, tout comme les électeurs néerlandais. Seriez-vous surpris d'apprendre que les pouvoirs politiques ont astucieusement approuvé la Constitution en ignorant la volonté des citoyens ?
Malgré les moqueries récurrentes dont font l'objet les instituts de sondage d'opinion - fabricants de sondages onéreux - ils n'ont pas tardé à revenir à la charge pour tenter d'expliquer la raison de cette abstention critique. "C'était une belle journée", ont dit certains, "les gens ont préféré se promener". "Les candidats n'étaient pas très connus", a fait valoir un autre, suggérant que seuls Lady Gaga et Brad Pitt pouvaient se présenter. Les explications proposées par les politiciens n'étaient pas beaucoup plus "scientifiques". Ceux qui suggéraient de forcer les citoyens à voter ne manquaient pas : au lieu de citoyens libres, il y aurait des citoyens forcés.
Curieusement, petit à petit, le rêve de Platon, qui attaquait la démocratie en arguant qu'il n'est pas juste qu'une bande d'ignorants vote et décide de ce qu'ils ne savent pas, se réalise (Platon s'est caché la main et a mis ce raisonnement dans la bouche du pauvre Socrate).
Bientôt, seuls les "experts", les politiciens professionnels, les propriétaires de la presse, de la télévision, des radios, des sondages d'opinion et des politiciens, et les grands investisseurs, qui sont ceux qui savent ce qui est bon pour nous, voteront.
Pour continuer avec les images de la Grèce antique, c'est probablement la même chose qu'avec le cinquième des douze travaux d'Héraclès que vous connaissez peut-être sous le nom d'Hercule. Confronté au défi de nettoyer en un jour les écuries d'Augias, qui avaient accumulé du fumier pendant trop longtemps, Héraclès a détourné le cours d'une rivière torrentielle, libérant une ruée d'eau cataclysmique qui a emporté toute la merde d'un seul coup.
Les Français l'ont fait plus d'une fois : 1789, 1792, 1830, 1848, 1871, 1968... en attendant la prochaine.
Le cas du Chili est très différent : nous sommes capables de produire un nombre prodigieux de candidats-cuisiniers qui chient en un temps record, -dans l'isolement et la solitude de leurs latrines-, des programmes gouvernementaux estampillés du sceau de "La mesure du possible".
Ou du moins, c'est ce que pensent les candidats-cuisiniers ?
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traduction carolita d'un article paru sur alainet le 23/06/2021