Légendes et chansons de gestes canaques de Louise Michel - XIV Récits nocturnes

Publié le 16 Avril 2019

Légendes et chansons de gestes canaques
1875
 

 

Petites Affiches de la Nouvelle Calédonie
Journal des intérêts maritime, commerciaux & agricoles
paraissant tous les mercredis.

 

Jusqu’à présent on s’est beaucoup occupé de faire prospérer la Calédonie, mais on n’a jamais senti le besoin de chercher à conserver les traditions et les légendes des tribus qui, refoulées de plus en plus, disparaîtront bientôt ou du moins verront nos us et coutumes remplacer les leurs sans qu’il en reste même de trace. Quelques voyageurs ont écrit des romans auxquels on a cru tant qu’on n y est pas venu voir, mais alors il a fallu abandonner les idées faites d’avance.

Comme le dit l’auteur des chants que nous sommes heureux de donner à nos lecteurs, il est grand temps, si l’on veut garder quelque chose de pur et d’intact des chants de ces grands enfants de la nature, et nous ne pouvons que la féliciter de la tâche entreprise par elle et menée à si bonne fin.

C’est bien là ce ton mélancolique, ce sont bien là ces chants uniformes et tristes que la nuit quelquefois l’on entend sortir d’une cour isolée ou qui s’élèvent tout à coup autour d’un brasier à demi éteint.

C’est bien là ce chant de guerre que doivent vociférer nos insulaires ; les pilous pilous pacifiques que nous avons autrefois vu exécuter à Nouméa peuvent nous en donner une idée. Mais ne retardons pas plus longtemps le plaisir que procurera certainement à nos lecteurs le travail inédit que nous lui offrons :

XIV
Récits nocturnes

Il est nuit ; la tribu, étendue sous des cocotiers, au clair de lune, se laisse bercer par la voix des brisants et par les récits du conteur qui, moitié endormi, moitié veillant, dit des histoires fantastiques comme le rêve.

Quelques-uns l’écoutent avidement ; d’autres, ainsi que lui, moitié sommeillant, tantôt suivent le conteur, tantôt leur propre imagination.

Dans les bois, résonne tristement l’appel du notou ; on dirait la corne des bouviers ; les tabous des cases, estompés par la lune, deviennent des fantômes avec leur robe de terre rouge ou leur linceul de chaux.

Un souffle d’orage est dans l’air.

De temps à autre, sur la tribu couchée à plat ventre, une roussette fait l’air plus frais sous ses ailes.

Loin, bien loin, sont les limites des Blancs : c’est le sol des pères, vierge des pas de l’étranger.

Le village est riche ; il a un abri pour les pirogues, des champs d’ignames et de taros ; on y mange tous les jours de la récolte ou de la pêche ; on y dort toutes les nuits à l’ombre. Que peut-on désirer de plus ?

C’est pourquoi le conteur est triste et raconte des histoires lugubres.

Autrefois, dit-il, à peu près au temps où vinrent les premières pirogues des Blancs, une tribu était comme la vôtre, riche et puissante ; un soir, elle alla, avec ses fils et ses filles, se réjouir au bord de la mer.

Les jeunes gens se mirent à siffler (koua), ayant le cœur gai ; les jeunes filles riaient.

Il y avait tant de monde dans la tribu, qu’elle tenait le rivage sur une longue file.

Les vieux parlaient entre eux de construire un nouveau village.

Tout à coup, une montagne s’écroula et couvrit la tribu.

C’est pour cela, que depuis, on ne siffle plus en passant devant les montagnes (onag) d’un grand nombre de tribus.

Mais croyez-moi, ce n’est pas le sifflement qui attire le rocher, c’est le bonheur.

Moi qui raconte, je l’ai vu bien des fois.

La première, c’était tout enfant : je me trouvais si heureux, que je dormais le moins que je pouvais, afin de me sentir toujours vivre.

Mais qui donc remue là-bas dans les branches ? Si c’était le vent, il agiterait le faîte.

Je ne voyais pas que ma mère travaillait trop : à force de porter de lourdes charges, elle devint toute courbée, et un jour, étant tombée sous le poids des poissons qu’elle rapportait, elle se coucha et mourut.

Mon père prit une autre femme qui me battait : mais étant devenu grand, je cherchais moi-même ma nourriture, et elle ne me disait plus rien ; ensuite, une ancienne femme du grand chef, qui s’en allait de tribu en tribu, m’ayant dit que j’étais beau, je ne pensais plus à autre chose, et cela me rendait encore heureux.

Une nuit que j’y songeais, un coco me tomba sur le visage et m’écrasa le nez : c’est depuis ce temps-là que je suis laid.

Ma fiancée ne voulut plus de moi ; pourtant, je l’aurais rendue bien heureuse : j’aurais porté pour elle toute la charge chaque fois que nous aurions été seuls, me contentant de la remettre sur son dos devant les tayos ; elle aurait mangé avec moi, je ne l’aurais jamais battue, et elle n’a pas voulu ; elle s’est laissé emmener dans la case de Weamy-dyakoul (la punaise), qui lui faisait porter toutes les pierres de sa fronde, toute sa chasse et toute sa pêche.

Va donc voir, Elouey (liane verte), pourquoi les feuilles s’agitent.

Mais Elouey n’alla pas voir. Il n’eut pas le temps : c’était une surprise d’une grande tribu d’une autre dao (île), qui cherchait un village pour s’y établir.

Il avait raison, le conteur : ce n’est pas le sifflement qui fait crouler la montagne, c’est le bonheur.

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