Légendes et chansons de gestes canaques de Louise Michel - XI - La guerre
Publié le 13 Avril 2019
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Journal des intérêts maritime, commerciaux & agricoles
paraissant tous les mercredis.
Jusqu’à présent on s’est beaucoup occupé de faire prospérer la Calédonie, mais on n’a jamais senti le besoin de chercher à conserver les traditions et les légendes des tribus qui, refoulées de plus en plus, disparaîtront bientôt ou du moins verront nos us et coutumes remplacer les leurs sans qu’il en reste même de trace. Quelques voyageurs ont écrit des romans auxquels on a cru tant qu’on n y est pas venu voir, mais alors il a fallu abandonner les idées faites d’avance.
Comme le dit l’auteur des chants que nous sommes heureux de donner à nos lecteurs, il est grand temps, si l’on veut garder quelque chose de pur et d’intact des chants de ces grands enfants de la nature, et nous ne pouvons que la féliciter de la tâche entreprise par elle et menée à si bonne fin.
C’est bien là ce ton mélancolique, ce sont bien là ces chants uniformes et tristes que la nuit quelquefois l’on entend sortir d’une cour isolée ou qui s’élèvent tout à coup autour d’un brasier à demi éteint.
C’est bien là ce chant de guerre que doivent vociférer nos insulaires ; les pilous pilous pacifiques que nous avons autrefois vu exécuter à Nouméa peuvent nous en donner une idée. Mais ne retardons pas plus longtemps le plaisir que procurera certainement à nos lecteurs le travail inédit que nous lui offrons :
XI
La guerre
Troisième légende
Cette troisième légende fait ordinairement suite aux deux autres, quand les Canaques, assis le soir sous les cocotiers, près des cases, écoutent avidement les conteurs.
Là, comme aux veillées des villages européens, le récit suspendu éveille une ardente curiosité et ses péripéties font courir des frissons dans l’auditoire.
On dirait qu’on assiste dans quelque chaumière française à une lecture du Messager boiteux ou du bon Liégeois : alors que la neige fouette les vitres, que les vieilles femmes filent leur quenouille, et que les enfants et les jeunes filles écoutent dans un silence charmé.
Les récits canaques font mieux que de durer tout un hiver ; ils peuvent être redits à l’infini sans jamais lasser les auditeurs. Presque toujours, à part les ornements qu’y ajoute l’imagination du conteur, tout le monde sait l’histoire, mais la sensibilité ne s’émousse pas sensiblement par suite du peu d’usage ; elle reste donc vive comme chez les enfants qui pleurent ou rient facilement.
Tant que la peur avait été inconnue, le mensonge n’exista pas, s’il fut plus tard en honneur, c’est que le mensonge devint un moyen de défense et parfois d’attaque, et puis il est avec les consciences canaques des accommodements comme avec le ciel.
Les méchants commencèrent à s’organiser après la mort de Téchéa ; ils s’arrangèrent entre eux, pour se rendre maîtres de tout ce qui leur plaisait.
Il ne restait presque rien de la chasse ou de la pêche, aux femmes et aux enfants, et les vieillards étaient impuissants à les protéger.
Les tribus s’amoindrissaient ; il ne restait pour veiller sur elles que des vieux, qui avaient la tête toute blanche, et dont on ne pouvait plus nombrer les ignames.
Ces vieux se disaient entre eux : veillons ! mais que pouvaient-ils ?
Pour veiller, il faut la rouge lueur des branches de kaori chargées de résine, et les dernières qu’ils avaient abattues étaient sèches comme le bois qu’on frotte pour faire le feu.
Ils ne montaient plus aux arbres ; le pouce de leurs pieds ne pouvait plus les aider et les muscles de leurs bras s’étaient détendus.
Le grand chef qu’on appelait autrefois Xi (le soleil), n’était plus connu que sous le nom de Monma (vieux).
On laissait l’oiseau sur ses cases, parce que les bons n’avaient eu rien à lui reprocher quand il était fort et que les méchants n’avaient pas peur de lui.
Mais il n’avait pas de fils qui pût lui succéder, et les jeunes gens n’osaient se faire chef et mener leurs compagnons au combat contre les méchants, car on avait tant frayeur d’eux qu’on ne l’eût pas suivi ou qu’on le leur eût livré lâchement.
Cependant des enfants grandissaient ; ayant à cœur ce que souffraient leurs mères et leurs grands-pères, quoique ceux-ci ne fussent plus bons à rien.
Ces enfants-là se disaient : quand nous serons forts il y aura aussi dans nos cases des taros, des ignames et du poisson séché, car nous saurons défendre nos champs et notre pêche.
De leur côté, les méchants se concertaient ; ayant choisi pour chefs les plus mauvais d’entre eux et promis de leur obéir ; ils se nommaient Dja (le casse-tête), et Païmé (la mort).
Païmé choisit pour y demeurer la plus grande case de la tribu.
Cette case appartenait à deux sœurs, Mika et Kouira, les belles filles noires ; mais peu lui importait, il leur proposa de devenir ses femmes, mais elles ne répondirent rien, et prenant les colliers de leur mère, la hache et la sagaie de leur père, elles s’en allèrent dans la forêt.
Païmé aurait bien voulu prendre la hache et la sagaie : mais curieux de voir comment les jeunes filles s’en serviraient, il les suivit des yeux jusqu’à la forêt.
Mika et Kouira étaient orphelines et toutes petites elles avaient su se mettre à l’abri des grandes pluies et trouver leur nourriture.
Elles se bâtirent donc dans la forêt une cabane avec des branches, y suspendirent les colliers, la hache et la sagaie.
Et une compagne, à laquelle ne songeaient pas les belles filles noires, vint les trouver.
La vieille Kaïna avait perdu ses trois filles ; son mari avait été tué par Dja ; elle vivait seule dans un creux de rocher et elle était plus âgée encore que le grand chef, l’ayant vu tout petit.
Kaïna aurait pu trouver asile près de lui, s’il eût encore protégé quelqu’un ; mais à peine s’il pouvait s’occuper de porter à sa bouche quelques bananes bien mûres : c’était comme s’il n’eût plus vécu !
Il faut envoyer à manger au Monma ! disaient chaque matin Dja et Païmé, car s’il mourait avant que nous le voulions, il y en a parmi nous qui se disent ses proches parents et il faut nous défaire d’eux.
Donc, le Monma vivait des restes de viande ou de poisson de Dja et de Païmé ; il s’éveillait pour manger et se rendormait après.
Et tout en s’accordant entre eux, Paimé et Dja agissaient dans la nuit l’un contre l’autre.
Un soir, au bord de la mer, une pierre tomba du haut d’un rocher et manqua Dja.
Le lendemain, Païmé était étendu sur sa natte le crâne brisé ; Dja était venu pendant la nuit.
Pendant ce temps, Mika et Kuira, les belles filles noires, avaient adopté pour leur mère la vieille Kaïna ; elles lui avaient mis sa natte au soleil levant, et la servaient chaque jour. Et Kaïna appelait vers les jeunes filles les esprits des pères des tribus, afin qu’ils les aidassent dans la pêche ou qu’ils leur fissent trouver des fruits et des racines.
Les vieillards voyant que Païmé était mort se disaient entre eux : celui-ci sera encore plus méchant que l’autre, car le voilà seul maître, mais ils ne pouvaient toujours rien.
Dja s’établit dans la grande case à la place de Païmé ; il mit sur sa porte la main, et sur le sommet l’oiseau ; personne ne disait rien, mais les enfants des tribus grandissaient.
Dja se faisait apporter la moitié de la chasse, de la pêche et des récoltes, et comme il ne pouvait pas tout manger seul, il nourrissait des compagnons pour le défendre, et tout le monde gardait le silence ; mais les enfants grandissaient.
Ce que voyant, les vieillards commencèrent à ne plus chasser, afin de ne rien tuer pour Dja, et ils se contentaient de racines pour leur nourriture.
Mais lui, mettait en avant ses compagnons avides ; ils firent sortir les vieillards. Dja en choisit dix, qu’il fit tuer, et, pour la seconde fois, on mangea de la chair humaine.
Les vieillards résolurent la guerre : ils emmenèrent dans la forêt tous les garçons qui étaient déjà grands, et se mirent avec eux à fabriquer des armes, car Dja avait fait prendre les sagaies et les casse-têtes.
Ils coupèrent donc des branches d’acacia, qui se fend en long, de bois rouge, dont chaque branche ne fournit qu’une seule arme ; et de ces arbres fragiles qui croissent au bord des cours d’eau, et dont la pointe reste dans la blessure ; de tout cela, ils firent des sagaies.
Ils coupèrent du houp et du bois de peumahou (bois de rose) et, y taillant des étoiles au gros bout, ils en firent des casse-têtes.
Ils allèrent ramasser dans les lits des cascades les pierres lourdes, pareilles à des œufs qu’on lance avec des frondes, et en remplirent des filets qu’ils placèrent derrière leur dos.
Les vieillards et les enfants se trouvèrent donc armés pour combattre de près ou de loin.
Les femmes, les tout-petits et les tout vieux, emportant les richesses des tribus, les colliers de jade et les coquillages qui servent d’or s’en allèrent dans les brousses.
Dja, voyant le village désert, commença à s’inquiéter ; il réunit ses compagnons, les méchants, sentant qu’on allait venir les attaquer.
Pendant la nuit, les vieillards et les enfants se formèrent en longue file et, au jour naissant, jetant des grands cris, ils enveloppèrent le village.
Sanglante et longue fut la mêlée ; les vieux tout décharnés étaient redevenus forts, car les esprits de leurs pères marchaient avec eux ; leurs os craquaient en se brisant comme des branches mortes ; mais, avant de mourir, chacun avait étendu des ennemis. Les enfants se tordaient, en tombant, comme des lianes vertes ; mais leurs sagaies avaient longtemps frappé juste, et bien des forts étaient à terre comme ces gros arbres des forêts, qu’on abat pour creuser des pirogues.
Mika et Kouira, les belles filles noires, combattaient avec leurs frères, et la vieille Kaïna, debout, chantait la première chanson de guerre.
Autour d’elle pleuvaient les sagaies, tombaient les pierres des frondes, s’abattaient les lourds casse-têtes, mais rien ne la frappait ; la vieille, debout, semblait grandir, grandir toujours, et sa voix s’entendait, au loin, comme une trompe d’appel.
Avez-vous embrassé vos fils ce matin, ô mères ? Vous ne les verrez plus. La hache taille dans le vif, et ce n’est que la sève pâle des arbres qui coule, c’est la rouge sève humaine : c’est du sang.
La hache, la sagaie, la fronde, font de larges plaies vives : c’est la guerre !
La guerre est plus terrible que le cyclone ; elle couche comme l’herbe les jeunes et les forts ; mais le brave y est à l’aise ; les haches menacent sa tête, les sagaies menacent son cœur ; il reste droit comme le palmier ; le brave est fier, il est beau ! Chantez, fils des tribus, c’est la guerre !
Longue et terrible fut la lutte, les méchants furent vaincus, mais longtemps les tiges des ignames furent plus hautes et plus touffues car la terre avait été engraissée de sang.
Et jamais plus les tribus ne se déshabituèrent de la guerre.
Légendes et chansons de gestes canaques - Wikisource
Une grande partie des vocabulaires de ce livre est due à un Canaque fort intelligent, Daoumi, qui parfois faisait des réflexions judicieuses sur certaines coutumes nationales, par exemple celles de
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