Colombie/Río Vaupés - Mise en pratique de l'ethnologie d'urgence (Reichel-Dolmatoff)

Publié le 5 Avril 2019

Gerardo Reichel - Dolmatoff, L'écriture du Desana et Le voyage dans le Vaupés, 1967.


INTRODUCTION

En 1967, le célèbre anthropologue d'origine autrichienne Gerardo Reichel - Dolmatoff a écrit un de ses textes les plus importants : Desana : Symbolisme des Indiens Tukano du Vaupés. Ce livre est rapidement devenu un classique de l'ethnographie colombienne et latino-américaine, a été et continue d'être lu dans toutes les facultés d'anthropologie de la Colombie. Bientôt traduit en plusieurs langues, il marque le début d'une longue série de plus de 40 textes de Reichel - Dolmatoff sur les groupes indigènes du Vaupés. Desana a été rédigé selon une méthodologie très particulière, car la recherche a été effectuée à Bogota, avec un seul informateur autochtone de la tribu Desana, et non sur le terrain, comme on le fait habituellement pour l'exploration ethnographique. Peu de temps après avoir terminé le manuscrit, Reichel - Dolmatoff se rendit dans le Vaupés avec ses collaborateurs pour corroborer de première main ce qui est décrit dans son texte. De plus, le voyage a permis de recueillir des centaines d'objets provenant de diverses tribus de la région qui font maintenant partie de la collection ethnographique de l'ICANH. L'objectif principal du texte ci-dessous est de présenter un bref contexte historique qui met en évidence les principaux intérêts de Reichel - Dolmatoff et des anthropologues de l'époque. Il cherche à expliquer comment les pratiques de recherche et de collecte d'objets ont été sévèrement guidées par une préoccupation commune dans le monde des anthropologues de l'époque : l'ethnologie d'urgence.

ETHNOLOGIE DE L'URGENCE

En 1965, l'anthropologue Alicia Dussán (épouse de Gerardo Reichel - Dolmatoff) a publié un article influent intitulé Problemas y necesidades de la investigación etnológica en Colombia/Problème et nécessités de la recherche ethnologique en Colombie . Peu après, en 1967, Gerardo Reichel - Dolmatoff publia lui-même un texte intitulé A Brief Report on Urgent Ethnological Research in the Vaupés Area, Colombia /Un bref rapport sur l'urgence de la recherche ethnologique dans la région de Vaupés, Colombie. Ces deux articles se fondent sur une préoccupation générale du monde académique : étudier le plus tôt possible les groupes humains considérés comme menacés d'extinction pour diverses raisons liées à la croissance aveugle de l'économie et aux pratiques occidentales imposées aux régions dans lesquelles ils vivent. Cette préoccupation a donné naissance à ce que l'on appellerait l'ethnologie d'urgence.

"Ces dernières années, les ethnologues du monde entier se sont inquiétés de plus en plus de la disparition de nombreuses cultures tribales ou dites "primitives", sans qu'il soit possible d'étudier ces sociétés humaines en détail... A cette époque, le grand désir est d'intégrer ces groupes dans les structures nationales, d'accélérer au maximum le processus naturel d'acculturation et de supprimer les frontières qui existent entre les modes de vie des différents groupes humains. Pour l'humaniste et, surtout, pour l'ethnologue, l'image d'une culture uniforme, orientée vers les valeurs d'une société technologique universelle, est des plus troublantes. Cependant, en ce qui concerne les groupes autochtones, la grande tendance à ces fins est presque inévitable et la seule attitude possible est d'accepter cette réalité et d'agir en son sein. Il n'y a rien à gagner à déplorer la disparition ou la transformation profonde des sociétés "primitives" qui ont été de si coûteuses réserves ethnologiques. Nous devons trouver les moyens de sauver maintenant ce qui peut encore être sauvé et nous devons alors agir rapidement et avec un objectif clair " (Reichel - Dolmatoff, 1986 : 7 - 8).             

Le manque constant de ressources économiques et humaines pour cette tâche ardue a conduit Reichel - Domatoff à se poser des questions fondamentales concernant la pratique de l'ethnologie d'urgence :

"Qu'est-ce que, au fond, nous voulons ou devrions étudier dans ces sociétés menacées d'extinction ? L'idéal serait, bien sûr, de pouvoir réaliser des études intégrales et complètes, couvrant tous les aspects culturels et réalisées par une équipe de spécialistes dans les différentes branches de l'anthropologie. Mais - soyons francs - ce type d'étude n'a presque jamais été réalisée et il est fort douteux que nous le fassions même si les cultures en question ne disparaissaient pas. Ce que l'on préférerait faire serait des études monographiques s'approchant des modèles établis par Malinowski, Evans-Pritchard, Marcel Griaule ou d'autres des grands ethnologues de terrain. Dans ce cas, il s'agirait naturellement de longs séjours sur le terrain et d'une grande expérience théorique et pratique de la part du chercheur. Mais lorsqu'il s'agit de recherche d'urgence, d'un véritable sauvetage de l'information, nous ne pouvons pas aspirer à une collection aussi détaillée. Si l'on fait abstraction du coût, il est clair qu'il n'y a ni le temps ni le personnel pour le faire, pourrions-nous alors réduire le champ de la recherche ? (Reichel - Dolmatoff, 1986 : 11).

A cette dernière question, Reichel - Domatoff répond qu'il existe des données ethnographiques qui peuvent avoir une valeur plus significative que d'autres. Qu'en situation d'urgence, l'ethnologue doit savoir distinguer quel type d'information peut expliquer les structures fondamentales d'une société à risque. Il propose ensuite de se concentrer sur l'étude des systèmes philosophiques et religieux des cultures étudiées en premier lieu.

"Nous partons ici du critère suivant : si, en raison de l'acculturation, une technique de vannerie est perdue dans une tribu de l'Orénoque, cette perte n'est pas sensible dans l'ensemble de nos connaissances sur le comportement humain......Mais si, à cause de l'acculturation, les caractéristiques traditionnelles de la structure religieuse d'une tribu disparaissent ou si, pour les mêmes raisons, le système économique change et avec lui toute la structure sociale et tout le symbolisme complexe que ces aspects impliquent, alors la perte serait grande... Bien sûr : on dit cela seulement parce que nous sommes confrontés à une situation d'urgence" (Reichel - Dolmatoff, 1986 : 11).

Selon cette proposition de Reichel - Dolmatoff, en choisissant des thèmes de recherche et en se concentrant préférentiellement sur certains aspects clés de la culture spirituelle, il serait possible de raccourcir très considérablement la durée de la recherche, permettant ainsi de couvrir plus de terres et plus de communautés en moins de temps.

 L'ÉCRITURE DU DESANA

Reichel - Dolmatoff a reçu des gestes d'approbation et une importante reconnaissance académique pour son livre Desana. Cependant, il a aussi fait l'objet de vives critiques parce que ses détracteurs soutenaient que la recherche ethnographique sans un solide travail de terrain manque de la vérité qu'apporte l'expérience empirique. Sans approfondir le débat, on peut dire que la méthodologie utilisée par l'anthropologue pour écrire  Desana correspond aux préoccupations et aux propositions de l'Ethnologie d'urgence, est cohérente avec les besoins qu'elle a promulgués.

De son bureau de Bogotá, en tant que professeur au Département d'anthropologie de l'Université des Andes à Bogota, Reichel - Dolmatoff a écrit Desana avec les informations fournies par Antonio Guzmán, autochtone de la tribu Desana.

"Ce livre est le fruit de recherches ethnologiques menées dans des conditions si particulières qu'il doit être considéré avant tout comme un essai méthodologique. En effet, bien que j'essaie dans les pages qui suivent de présenter une étude détaillée du symbolisme religieux d'une culture autochtone, je n'ai pas visité la tribu en question et j'ai travaillé avec un seul informateur autochtone qui, d'ailleurs, était déjà lors de la recherche hors du milieu culturel et loin de son territoire tribal. J'ai eu la chance de trouver un informateur exceptionnellement doué, qui possède en sa personne des qualités intellectuelles pratiquement idéales pour ce genre de travail... Je suis donc très sincèrement reconnaissant à mon informateur, M. Antonio Guzmán, de la tribu Desana, dont j'ai appris à apprécier la patience et l'intelligence aiguë dans toute sa profondeur. Grâce à lui, il m'a été possible de rassembler ici un corpus de matériaux de grande valeur, qui contribue non seulement à la connaissance d'une petite tribu amazonienne, mais qui jette aussi de nombreuses lumières importantes sur divers aspects fondamentaux des cultures archaïques... Inoubliable sera l'expérience de mes conversations avec Antonio Guzmán, qui m'a fait participer dans une dimension humaine de valeur inestimable, à travers ses récits, à l'univers" (Reichel-Dolmatoff, 1967) : 7 - 8)

Antonio Guzmán a rencontré Reichel - Dolmatoff pendant sept mois. Sa formation antérieure chez les missionnaires du Vaupés lui a permis de parler couramment l'espagnol et de partager avec l'anthropologue toutes les connaissances de son peuple. S'appuyant sur des images et des livres de zoologie, de botanique, de cartes et de photographies, ils ont (re)construit ensemble le monde spirituel du Desana à partir d'une analyse lente et judicieuse de la faune et de la flore et de leurs relations avec les habitants de la forêt.

LE VOYAGE VERS DANS LE VAUPÉS

Après avoir terminé le manuscrit Desana au milieu de l'année 1967, Reichel - Dolmatoff fit un voyage dans le Vaupés en compagnie d'Antonio Guzmán et d'un de ses étudiants de l'Université des Andes, Álvaro Soto Holguín.

"J'ai fini d'écrire ce manuscrit en mai 1967. En juin de la même année, Antonio Guzmán, Álvaro Soto Holguín et moi-même avons entrepris un voyage dans le Vaupés et sommes restés un mois dans la région du Mitú. J'y ai rencontré la famille de Guzmán, ses parents et amis, tous indigènes Desana, Pira - Yapuya, Tukano et Uanano. Ce fut l'occasion de vérifier, pas à pas, les données obtenues lors de nos conversations à Bogotá et j'ai pu vérifier avec grande satisfaction que le contenu de mon manuscrit trouvait sa pleine confirmation dans le Vaupés. A notre retour à Bogotá, il n'était pas nécessaire d'apporter des changements à ce que j'avais écrit et le manuscrit est publié tel que je l'avais laissé avant mon voyage" (Reichel - Dolmatoff, 1967 (1986) : 20).       

Outre la vérification sur le terrain de ce qui a été écrit, l'un des principaux objectifs du voyage était de recueillir des vidéos, des enregistrements, des photographies et, surtout, le plus grand nombre d'objets de la culture matérielle des groupes ethniques visités. Dans le contexte de l'ethnologie d'urgence et déjà avec un peu plus de temps sur le terrain, l'anthropologue consacre ses efforts à recueillir toutes les preuves possibles de ces peuples en voie d'extinction : des centaines d'objets qui pourraient expliquer les structures philosophiques, spirituelles et quotidiennes de ces sociétés vulnérables. Reichel - Domatoff ramène à Bogotá les objets collectés dans les différentes communautés de la région et, quelques années plus tard, en donne une grande partie à la Collection ethnographique de l'ICANH.

par : Nicolás Bonilla Maldonado

traduction carolita d'un article paru sur le site

Bibliographie en relation avec l'ethnie Tukano

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– Reichel – Dolmatoff, Gerardo.  Beyond the Milky Way: hallucinatory imagery of the Tukano Indians. University of California, Los Angeles,  1978.

– Reichel – Dolmatoff, Gerardo.  Desana: simbolismo de los indios Tukano del Vaupés. Procultura, Bogotá,  1986.

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– Reichel-Dolmatoff, Gerardo. Chamanes de la Selva Pluvial: ensayos sobre los Indios Tukano del Noroeste Amazónico. Londres : Themis Books, c1997.

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– Rodríguez,  Lamus Luis Raúl.  Notas sobre arquitectura indígena: los Tukano. s.l. : s.e., s.f.

– West, Birdie. Tucano. En: Aspectos de la cultura material de grupos étnicos de Colombia: Vol.1, Pg.35-49. Editorial Townsend. Meta: 1978.

traduction carolita d'un article paru sur le site coleccion ethnografica icanh

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