La maîtrise de Balaban

Ibrahim Balaban est un peintre turc contemporain de Nazim Hikmet et que celui-ci appréciait particulièrement Dans ce poème il décrit en détail un tableau de ce peintre s'identifiant au montreur d'images, racontant ce qu'il a sous les yeux.

Voilà, contemple par mes yeux la maîtrise de Balaban.
Voilà, nous sommes au mois de mai, au petit jour,
Voici la clarté
sage, courageuse, fraîche, vive, impitoyable.
Voici le nuage en torsades
Voici les montagnes
tièdes et bleues
Voici la tournée matinale des renards,
La lumière sur leur queue
et l'inquiétude à leur museau pointu.
Voilà, contemple par mes yeux :
voici sur la montagne un loup
le ventre creux
le poil hérissé
la gueule rouge.
As-tu jamais senti aux heures matinales
La colère du loup affamé ?
Voilà, contemple par mes yeux
Les papillons, les abeilles ;
Voici le glisselis des poissons

voici une cigogne
tantôt revenue d'Egypte
Voici un cerf, cet animal d'une planète bien plus belle.

Voilà, contemple par mes yeux :
L'ours devant sa tanière
encore alourdi de sommeil
As-tu jamais songé vivre pareil aux ours
Distrait et humant la terre ?
Tout près du miel, des poires et de la pénombre moussue
Loin de la voix humaine et du feu ?

Voilà, contemple par mes yeux :
Les écureuils, les lièvres,
Voici le lézard, voici la tortue,
Voici notre âne aux yeux de raisin.
Voilà, contemple par mes yeux
Voici un arbre étincelant
Le plus proche parent, par sa beauté, de l'homme.
Voici la prairie : enfoncez-vous, mes pieds-nus dans
l'herbage !
Mes narines, dilatez-vous ! Voici la lavande et le thym !
Que l'eau me vienne à la bouche :
Voici la menthe et le fenouil,
Mes mains, mes mains, palpez, caressez, empoignez,
Voici le lait de ma mère,
la chair de ma femme,
le sourire de mon enfant,
Voici la terre qu'on laboure !
Voilà, contemple par mes yeux :
Voici l'homme
Le capitaine de la pierre, des loups et des oiseaux,
Voici ses mocassins et les pièces de ses haillons
Voici son araire de bois
et voici ses bœufs aux flancs tristes
rongés d'effrayantes cavernes.

Nazim Hikmet (C'est un dur métier que l'exil)