La Cour de Strasbourg condamne l’État portugais à indemniser des latifondistes expropriés par la réforme agraire de la Révolution des Œillets

Publié le 22 Juillet 2013

Le banquet des vautours est servi.....

 

Pedro da Nóbrega

 

 

Une récente décision de l’auto-proclamée Cour Européenne des Droits de l'Homme (aussi appelée Cour de Strasbourg) m’a interpellé. Elle condamnait l’État portugais à verser environ 1,5 millions d’€ à titre d’indemnisation à des grands propriétaires terriens expropriés lors de la réforme agraire qui s’est déroulée en 1975 au cours de la Révolution des Œillets. Cette ultime décision élève le montant des indemnisations versées depuis 2000 aux grands propriétaires terriens à plus de 10 millions d’€ auxquels il convient d’ajouter les indemnisations antérieures déjà accordées à ces mêmes propriétaires par l’État portugais ainsi que la dévolution des terres dans le cadre du démantèlement de cette réforme agraire poursuivi avec méthode et constance tant par les gouvernements du PS que par ceux de la droite PSD/CDS depuis 1976.

Ce qui de l’avis des spécialistes ferait monter l’addition à un total de 240 millions d’€ cumulés sachant qu’il reste encore une douzaine de cas en instance à la Cour de Strasbourg.

 

Des décisions que ne risque pas de contester l’actuel gouvernement portugais, héritier politique de ceux qui ont combattu avec acharnement la Révolution libératrice de 1975 et ses grandes réalisations sociales dont la réforme agraire. Un exécutif d’abord mobilisé pour appliquer avec un zèle servile les consignes d’austérité dictées par la Troïka (Commission Européenne, Banque Centrale Européenne et Fonds Monétaire International) malgré la contestation qui grandit chaque jour. Quitte à saigner à blanc son peuple comme en témoignent tous les indicateurs sociaux, avec une explosion du chômage et de la précarité, en particulier chez les jeunes, une misère qui s’étend comme le montrent les derniers chiffres relatifs à la consommation des ménages : ceux-ci indiquent une forte baisse dans les achats de produits alimentaires de base, notamment la « trilogie de la survie » pendant des décennies de fascisme – l’huile d’olive (-25,7%), le pain (environ - 9%) et le riz (-3,2%) – mais aussi les fruits et la farine.

Pour ce qui est de la réforme agraire réalisée en 1975, il est utile d’en resituer le contexte économique et social. D’abord parce que les expropriations dont il est question plus haut ont touché la zone latifundiaire située essentiellement au sud du Tage dans les régions du Ribatejo et surtout de l’Alentejo et n’ont donc concerné que de très grandes propriétés terriennes à l’échelle du Portugal dépassant parfois les vingt mille hectares, et pas toutes les petites et moyennes propriétés situées au nord du Tage.

Dans ces zones concernées par la réforme agraire, 1064 exploitations de plus de 500 ha, soit à peine 0,68 % sur un total de 166 811 exploitations détenaient 1 413 311 ha, soit 49,6% de la superficie totale. Des terres en grande partie sous-exploitées et même laissées en friche par les grands propriétaires, avec un chômage de masse chez une population rurale composée en grande partie d’ouvriers agricoles surexploités contraints de vendre leurs bras à la journée. Ce qui explique que ces régions aient constitué des bastions de la résistance anti-fasciste qui ont payé un très lourd tribut à cette longue lutte vers la libération. Ce sont d’ailleurs ces populations rurales qui ont imposé sur le terrain la réforme agraire avant qu’elle ne trouve une traduction législative après les évènements du 11 mars 1975. Rappelons également que le premier mot d’ordre de cette bataille n’était pas l’appropriation des terres mais le droit de travailler des terres qui devaient redevenir un patrimoine commun : « La terre à qui la travaille » signifiait le droit de cultiver la terre et d’en gérer la production. Et les résultats auront été éloquents :

Sur plus de 1 million 100 mille hectares de terre occupées, des milliers d’hectares en friche ou à l’abandon ont été débroussaillés, terrassés, valorisés avec une augmentation significative des terres cultivées. Les zones de culture du blé sont passées de 407 000 à 517 000 ha, celles d’avoine ont augmenté de 12%, celles d’orge de 34% ! La productivité à l’hectare a fait un bond considérable de 20% pour le blé, 40% pour l’avoine et 39% pour l’orge. Les productions d’huile d’olive, de riz, de tomate et autres cultures maraichères ont connu un essor significatif. Le cheptel notamment bovin a aussi grandement augmenté sans parler d’une mécanisation où l’équipement a été presque triplé et où des investissements considérables ont été réalisés dans les infrastructures.

La réforme agraire aura permis de mettre fin à un chômage endémique en créant plus de 50 000 emplois et d’améliorer notablement les conditions de vie d’une population ayant souffert de misère chronique pendant des décennies. Elle aura aussi grandement contribué au développement des ces régions reléguées pendant si longtemps, par la construction de routes, de logements, de services publics de proximité, des équipements de santé, d’éducation, crèches et maisons de retraites.
 
Mais plus encore que ces considérables avancées, la plus belle des conquêtes de ce mouvement aura été celle de la dignité retrouvée d’un peuple si longtemps méprisé, piétiné et opprimé.
 



Passage de la Réforme Agraire, Setubal
 

Aujourd’hui, alors que la situation économique et sociale est revenue peu ou prou à ce qu’elle était à l’époque de la dictature, est-ce donc cette si précieuse conquête que les instances européennes cherchent encore à faire payer au peuple portugais ? La frayeur rétrospective des possédants d’avoir vu leur droit divin contesté ? Celle d’avoir fait la preuve qu’un peuple qui s’émancipe est source de richesse et de progrès ? À combien ces instances estiment-elles le prix de cette dignité reconstruite, de la contribution à la richesse et au développement du pays du peuple portugais et l’indemnisation qui devrait en découler ? Et ceux-là osent encore parler de la dette du peuple portugais ?
 
Si la dictature d’aujourd’hui a délaissé, pour l’instant, les bottes pour les cols blancs de la finance, le génocide social en cours au Portugal comme dans d’autres pays de l’Union Européenne montre bien que la nature prédatrice du capitalisme lui est consubstantielle et que prétendre le réguler ou le moraliser relève de l’illusion ou de l’escroquerie. Où est la légitimité démocratique d’institutions qui avalisent de tels crimes sociaux et qui érigent l’injustice sociale comme horizon indépassable de la société humaine ? Celles qui prétendent en plus se présenter en donneur de leçons universelles en matière de droits humains ? La démocratie qu’ils invoquent n’est qu’un trompe-l’œil destiné à masquer leurs turpitudes et leur insatiable voracité.
 
Depuis quand les vautours donnent-ils des leçons de savoir-vivre ?
  

 


 



Merci à Tlaxcala
Date de parution de l'article original: 19/07/2013
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