Prison de Los Llanos : rencontre avec des prisonniers politiques du Chiapas
Publié le 27 Mai 2011
PARTAGE DE SYMBOLES pour le même combat ( caroleone)
"La lutte est comme un cercle.
On peut commencer à n'importe quel point mais elle ne finit jamais."
(le vieil Antonio)
C'est très émus que le prof Patishtan, Rosario, Alfredo et les autres
prisonniers de "La Voix del Amate" (La Voz del Amate) regardent avec
énormément d'admiration le keffieh du peuple palestinien offert par une
activiste soutenant la résistance populaire palestinienne vivant là-bas.
La saisissant avec force entre les mains, ils nous demandent comment la
portent ceux de l'intifada. Et, d'un geste rompant barrières et
frontières, offrent en échange les casquettes autoproduites avec écrit
"CHE" ou "EZLN", qui seront remises à Abdallah Abu Rahma, militant
palestinien, et à Jonathan Pollak, anarchiste israélien, tous deux détenus
dans les prisons israéliennes à cause de leur lutte contre le régime
sioniste.
La Voz del Amate est un collectif né en 2006 dans la prison de l'Amate et
adhérent de la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, participant à
L'Autre Campagne de l'EZLN. Elle lutte depuis le début pour les droits des
indigènes incarcérés, s'étant converti en "Voix des sans-voix luttant pour
dire la vérité".
Ils s'organisent directement depuis la prison, aujourd'hui depuis le
pénitencier Cereso 5 Los Llanos de San Cristobal de Las Casas, proposant
une autoformation politique, des cours, de l'information et de la culture,
et créant des outils théoriques et pratiques pour la libération des
prisonniers politiques indigènes. Le fondateur du groupe est le professeur
indigène tzotzil Alberto Patishtan, originaire de la communauté El Bosque,
et condamné à soixante ans de prison pour [prétendument] l'homicide de six
policiers.
C'est le seul prisonnier de La Voz del Amate qui n'a pas été libéré suite
aux quarante et un jours de grève de la faim de 2008, une lutte
accompagnée d'une grande mobilisation sociale qui réussit à faire sortir
douze membres de La Voz del Amate et près de cent détenus supplémentaires.
"Eux ils veulent qu'on la ferme et qu'on reste isolés, incapables de
lutter pour nos droits. Mais ici à l'intérieur nous sommes en train
d'apprendre comment avancer et d'ici commence, où va recommencer à nouveau
la lutte pour notre libération. Nous savons que nous ne sommes pas seuls
et nous n'allons pas nous rendre." Paroles du prof Alberto Patishtan.
La longue journée à l'intérieur de la prison commence tôt le matin avec
l'achat de tamales pour déjeuner avec les prisonniers de La Voz del Amate
(merci pour cela au travail antérieur fourni par le groupe "No estamos
todxs") et pour la rencontre organisée par les collectifs "Nodo Solidale"
de Rome (Italie), "Nomads" de Bologne (Italie), "Collettivo Zapatista
Marisol" Lugano (Suisse) et aussi avec une camarade vivant en Palestine et
une camarade française du Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas
en lutte de Paris (France), avec l'idée de partager et diffuser des
luttes, des résistances, des rêves et la dignité.
Une journée intense et pleine de tendresse, de visages, de gestes et de
sourires rompant avec la rigidité de la prison, pleine de caresses
d'espoir et de détermination, que bien souvent nous oublions à
l'extérieur.
Les regards se font attentifs lorsque la camarade vivant en Palestine
raconte l'histoire d'un peuple envahi et divisé, des presque six cents
prisonniers politiques palestiniens, de leurs luttes, de leur capacité de
créer des liens et des forces communes, de leur détermination pour casser
depuis l'intérieur de la prison les nombreuses différences entre les
organisations que ceux de l'extérieur n'arrivent même pas à résoudre.
L'intérêt se transforme en appel ardent pour en savoir plus sur sur
comment s'organisent ces "Palestiniens", comment ils luttent, et comment
ils survivent à la féroce répression sioniste. Et pas seulement en
Palestine, parce que aussi en Europe - nous voulons que cela soit su - ils
et elles sont nombreux celles et ceux incarcérés pour leur couleur de
peau, le fait d'être pauvre, ou pour le fait de venir d'autres pays et
d'autres cultures. Comme cela se passe par exemple dans les centres de
rétention en France, pays de "liberté, égalité, fraternité", ou bien en
Italie, pays doté d'une longue histoire de migrations. Et en Europe aussi,
comme au Chiapas et en Palestine des révoltes naissent, comme par exemple
à Vincennes en France, quand le centre de détention pour les migrants fut
totalement détruit depuis l'intérieur, et comme les dizaines de révoltes
qui eurent lieu dans les CIE italiens (centres d'identification et
d'expulsion des migrants).
"Aujourd'hui 5 novembre 2010, sept heures moins dix du matin, je me
déclare en grève de la faim." Ainsi commença, avec ces paroles et un
carton accroché dans sa cellule, la grève de la faim de trente et un jours
d'Alfredo Lopez Jimenez, prisonnier solidaire de La Voz del Amate.
Alfredo, porte-parole d'un mouvement de protestation réclamant une
meilleure qualité de la nourriture, de mauvaise qualité et presque
toujours avariée, fut d'abord menacé avant d'être transféré en cellule
d'isolement, à la prison de Tonala. Il raconte qu'à ce moment il vit que
la seule solution était de lancer une "grève de la faim". Une grève qu'il
démarra seul et à laquelle trois prisonniers supplémentaires se
rajoutèrent à travers des jeûnes de solidarité. Quand les gardiens
tentèrent de réprimer physiquement les rebelles, toute la population
carcérale de la prison de Tonala se souleva. Bien qu'ils se soient fait
sévèrement réprimer, Alfredo et ses compagnons obtinrent d'être transférés
à la prison de Los Llanos, où ils rejoignirent le groupe de La Voz del
Amate. Et bien que maigres et épuisés, ils démontrent qu'une lutte se mène
jusqu'à ses ultimes conséquences.
Les détenus au Chiapas sont majoritairement indigènes, pauvres et
innocents. Utilisés tant de fois comme boucs émissaires des délits,
homicides, séquestrations et trafics impunis, ceux qui devront aller faire
des peines pour des délits qu'ils n'ont pas commis vivent dans l'extrême
pauvreté. De fait leur vie peut changer s'ils n'ont pas d'avocats, s'ils
ne connaissent ni leurs droits ni le castillan, et se retrouver ainsi en
prison sans en savoir la raison. Pedro Gomez Jimenez raconte qu'après
l'avoir arrêté ils l'ont torturé, lui ont mis un sac en plastique sur la
tête, puis le "sous-marin" (la tête plongée dans une cuvette d'eau) puis
finalement les électrochocs sur les testicules, la "picana". Tout cela
pour le forcer à confesser une séquestration. Pedro se souvient qu'il ne
savait pas alors ce que voulait dire le mot "séquestration" en espagnol,
la seule chose qu'il savait c'est qu'il n'avait rien fait et que les
tortures lui faisaient mal. Aujourd'hui il doit accomplir une peine de
trente-sept ans pour cette séquestration et ce viol confessé à coups
d'électrochocs.
Alfredo et son épouse Rosa (et leur bébé de deux ans né dans la prison)
ont été incarcérés sous le même chef d'inculpation, ainsi que leur cousin,
que les autorités viennent de transférer à Motozintla tout comme un autre
solidaire de la Voz del Amate pour essayer de diviser le groupe.
Il s'agit de fait d'une forme extrême de colonialisme dont les peuples
indiens souffrent une fois de plus pour le fait d'être ce qu'ils sont et
de ne pas avoir les ressources financières suffisantes pour pouvoir payer
leur liberté à l'appareil corrompu de la justice mexicaine. Ironiquement
ou paradoxe pour le système, c'est la détention en prison qui transforme
les consciences et se change en véritable laboratoire de formation
politique qui va permettre à des hommes et femmes sans espoir de grandir,
de s'éduquer et de connaître le sens profond de la lutte et de la
résistance.
Le prof Patishtan s'est un peu converti en symbole reconnu, capable de
transmettre espoir, dignité, rage. Et la patience, celle historiquement
apprise par les peuples originaires vivant depuis cinq cents ans le
racisme et les abus constants de la Conquête. La même patience qui leur
permet de s'organiser, d'espérer sans urgence, savoir avaler une fois de
plus pour frapper plus fort ensuite, là où ça fait le plus mal, là où le
pouvoir ne l'attend pas. Comme l'a démontré l'insurrection zapatiste, il y
a dix-sept ans, "il y a beaucoup de gens qui regardent mais ne voient pas,
beaucoup qui entendent mais n'écoutent pas. Nous ici nous apprenons à voir
et à écouter. Et à lutter. Pour reconnaître d'où vient l'aliénation et
l'injustice. Notre vie se convertit en une lutte et dans cette lutte nous
vivons. Parce que l'essentiel c'est de lutter, peu importe dedans ou
dehors, mais il faut lutter".
Les conditions à l'intérieur de la prison de Los Llanos sont dures : dix
ou quinze détenus doivent vivre dans une cellule de trois mètres sur
quatre : trois files de matelas et un tout petit espace sans aucune
possibilité de mouvement. Prison surpeuplée (six cents détenus pour trois
cents places), avec quasiment aucun accès à des possibilités de travail,
nourriture souvent avariée et de très mauvaise qualité, avec la majorité
des détenus passant leur temps à tisser des hamacs, des sacs, des
casquettes, des bracelets dans la grande cour externe sous le soleil de
l'hiver chiapanèque. La Voz del Amate tisse aussi son artisanat, produit
de manière coopérative, qui leur permet tous de vivre, aussi aux
solidaires.
Les humiliations à l'intérieur de la prison sont quotidiennes. Les femmes
qui viennent pour la visite sont fouillées et subissent des fois mauvais
traitements et coups, une image rappelant les check points en Palestine,
et qui finissent parfois dans les larmes. "Il ne faut pas laisser tomber
une seule larme, nous dit Alfredo, parce qu'ils ne méritent mais pas une
larme de notre part." Et les larmes –dures -, les mêmes larmes, bien que
différentes, que laissent couler les neveux de Rosario en lui demandant la
raison de son absence, pourquoi il préfère être enfermé ici plutôt que de
revenir à la maison, en laissant seule la grand-mère. Rosario s'alimente
de cette rage, lui indigène tzotzil condamné à quarante-cinq ans de prison
pour l'assassinat d'une personne qu'il n'a jamais vue. Et après les
histoires fortes, évoquées à grands traits et en peu de paroles par Andrés
Nuñez, Alejandro Diaz Santiz, José Diaz Lopez, Manuel Hereda Jimenez,
indigènes capturés dans les montagnes de la résistance zapatiste, qui nous
communiquent leur détermination bien plutôt au travers de silences et de
regards qu'au travers de longues conversations. Regards et gestes
profonds, sombres, ataviques. L'indignation de devoir faire des peines
pour des délits qu'ils n'ont jamais commis, prononcées par des juges dans
une langue qu'ils ne comprennent pas, celle des envahisseurs.
Durant cette journée pleine de dignité, où les reines restent des putains
de reines, bien qu'on ne parle que d'échecs - et là on voit comment une
partie d'échecs peut être un exercice de stratégie très utile - le keffieh
offert transformé en symbole de résistance non plus seulement d'un peuple,
sinon symbole de fraternité entre les luttes et les dignités. Une lutte,
cette fois, menée depuis l'intérieur qui nous fait réfléchir sur le fait
que les modernes installations d'isolement et de punition doivent être
démolies jour après jour, brique par brique.
Des prisonniers mexicains aux prisonniers palestiniens, des migrants
enfermés dans la forteresse Europe aux compagnons détenus en Suisse, à
Rome et en Europe durant les luttes politiques, prenons de la force pour
arriver à imaginer une seule grande rébellion qui renverse chaque taule et
chaque frontière, et qui, se faisant totale, en finisse avec toute forme
de colonialisme, de pauvreté et de racisme.
Pas un seul pas en arrière !
Nodo solidale, Collettivo Zapatista di Lugano, Nomads di Xm24