Pahuatlan et la crise du café : 20 ans de solitude

Publié le 10 Octobre 2010

Pahuatlán et la crise du café : 20 ans de solitude

jeudi 7 octobre 2010, par Lydéric

Précision : Cet article s’appuie sur une enquête réalisée par l’auteur entre janvier et mai 2010, pour le compte de l’ONG Mexicaine Sierras Verdes. Il se compose de deux volets : le premier - "Pahuatlán face à la crise du café : 20 ans de solitude" - décrit les évolutions sociales et économiques de cette municipalité depuis la crise des années 90. Le deuxième - "Pahuatlán : quand une multinationale s’invite au banquet des vautours" - (à suivre, demain) analyse la stratégie de développement que la firme Nestlé a mise en place pour tirer parti de la désorganisation de la filière.

 

 

 

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Par une belle matinée de printemps, le centre ville de Pahuatlán (Puebla, centre du Mexique) est animé. Au marché, les locaux viennent faire leurs provisions de maïs, de haricots, de piments et acheter quelques bricoles made in China. Les haut-parleurs relaient la propagande des autorités en place. Les taxis tournent à plein régime. Bref, c’est dimanche.

Comme tous les mois, des files de femmes se sont formées devant la mairie : elles attendent patiemment de toucher leurs étrennes, quelques dizaines d’euros. Aussi surprenant que cela paraisse, au Mexique, les familles paysannes sont aidées par l’État : aide à la scolarisation et « primes à l’hectare », principalement. De quoi payer la tortilla des familles nombreuses qui peuplent les communautés agricoles.

En réalité, ces aides sont le prix de la paix sociale. Car le Mexique a fait le choix, depuis 1994 et son adhésion à l’ALENA (Accord de libre échange nord américain), d’ouvrir son marché intérieur aux produits agricoles américains, nettement plus compétitifs. Même à la campagne, le maïs local, plus cher que celui d’importation, est devenu un luxe. Et pour éviter de subir les conséquences sociales de la libéralisation, l’État redistribue une goutte de ses gains fiscaux aux populations marginalisées. Une mince consolation pour ces paysans qui ne peuvent plus vivre de leur propre production.

Peu adaptée aux cultures vivrières, la région de Pahuatlán s’est spécialisée dans la production de café. En effet, baignée par l’humidité des zones subtropicales, située en altitude et surplombée par des versants escarpés, la vallée réunit des conditions idéales pour la monoculture de cette espèce arbustive. En 1999, selon des données officielles, 60% de la population locale en tirait une partie de ses revenus monétaires. On en est fier. Seulement, c’est avec tristesse qu’on en parle. Les beaux jours du café se trouvent dans le passé, et personne ne sait ce que réserve l’avenir.

 

 

 

 

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Comment furent sacrifiés des millions de petits producteurs

En 1989, à quelques milliers de kilomètres de Pahuatlán, les négociateurs regroupés dans l’Organisation Internationale du Café (OIC) décidaient de mettre fin aux accords contingentant la production depuis 1962. Cette décision, en partie justifiée par des déséquilibres macro-économiques (production mondiale excédentaire), en partie conséquence du succès des doctrines néolibérales, scellait le sort des millions de producteurs qui jouissaient jusqu’ici de prix stables et rémunérateurs. Les volumes de production, donc les prix, allaient désormais être établis par le marché. En situation de surproduction… en clair, on entérinait une dévaluation brutale des cours, pour le bonheur des importateurs et pour le malheur des producteurs.

Dans la foulée, le gouvernement libéral de Carlos Salinas (1988-1994) décrétait la liquidation de l’Institut Mexicain du Café (INMECAFÉ), qui assurait jusqu’alors un grand nombre de missions, en amont (amélioration variétale, fournitures d’intrants, appui technique, organisation des producteurs en comités locaux) comme en aval (achat de la récolte, transformation, sélection, exportation). En 1991, après avoir incité les paysans à produire toujours plus, après les avoir placés dans une situation de totale dépendance, on leur adressait une fin de non-recevoir.

Sur le perron, Don Tello lève les yeux : «  Tu comprends, ils nous donnaient tout, tout… sauf l’huile de coude…  » Aussi, quand les prix dégringolent, en 1990, les producteurs sont livrés à eux-mêmes. Pas d’appui technique, pas de débouchés : tout est à refaire. Ancien représentant local, Don Tello regrette que les producteurs n’aient pas résisté d’avantage. «  Sur le moment, nous n’avons pas réalisé. On pensait que l’INMECAFE nous exploitait à sa manière. Comme le plus grand des coyotes, si tu veux. C’est avec le recul qu’on s’est rendu compte de la chance qu’on avait. Bien trop tard.  »

Car tout est refait, peu à peu, par une nuée d’opportunistes - justement nommés "coyotes" par les producteurs - qui s’improvisent intermédiaires entre les producteurs et les grandes entreprises qui se sont engouffrées dans la brèche. Pour ce faire, il suffit d’un bon capital de départ, de quoi acheter un 4x4, quelques machines et surtout, la récolte bord champ. Risque minimum, recettes garanties. C’est ainsi qu’une poignée de familles de notables engrangent des fortunes, investissent dans des commerces et consolident leur domination locale au détriment des paysans.

Dans le souvenir des producteurs, ces années là ressemblent à un cauchemar : effondrements des prix (1990-94 et 2000-04), chantage des coyotes, dégâts climatiques, bref : « Lla crisis ». Don Tello se souvient qu’entre 2000 et 2002, « personne ne recevait le café. Il fallait frapper à toutes les portes pour trouver un acheteur, et encore, à des prix de misère  ». Or, sans café, c’est toute l’économie locale qui est amputée : pas de travail pour les journaliers, pas de revenus pour les commerçants… Pour faire face au manque à gagner, l’exode et la débrouille sont les seules voies de salut.

 

 

 

 

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Nécessaire émigration

Les caféiculteurs qui sont restés à Pahuatlán pendant les années noires se comptent sur les doigts d’une main. Les autres ? Il y a ceux qui sont partis à Mexico DF, et ceux qui ont pris clandestinement le chemin des États-Unis. Il y a ceux qui ne reviendront pas, et ceux que le mal du pays ramène, bon gré mal gré.

Avec le temps, un réseau de transport de clandestins s’est constitué dans la communauté voisine de San Pablito, de population Otomí [2]. Ici plus qu’ailleurs, les jeunes ont adoptés les codes culturels venus des ghettos du Nord : gangsta style, hip-hop et chaine en or. Un syncrétisme qui charme autant qu’il inquiète. Car l’argent facile a rendu absurde la vie de ceux qui ne partent pas.

Entre deux tequilas, ivre mort, un brin pathétique, Diego, 16 ans peut-être, souffle qu’il va bientôt partir aux Etats-Unis. Il se frappe la poitrine : «  Là-bas, je vais gagner assez pour faire construire une maison pour ma femme et mes enfants, et acheter une voiture. Et puis, je reviendrai. » À côté, sa femme ne bronche pas. A San Pablito, l’émigration est devenue un rite d’entrée dans l’âge adulte. La seule façon, en tout cas, de se constituer un capital de départ.

Il en va de même dans toute la vallée de Pahuatlán : environ 50 % des jeunes de sexe masculin partent aux États-Unis entre 16 et 25 ans. Toutes les histoires, fascinantes, traumatisantes, se ressemblent : traversée du désert, emploi comme maçon pendant deux, trois, quatre ou dix ans, envoi d’enveloppes (« remesas ») à la famille, retour au volant d’une vieille Chevrolet, avec un pécule suffisant pour construire une maison en dur. Voilà le programme d’un jeune Pahuateco.

Mais, au lieu de favoriser un développement économique local, l’émigration n’a fait que déplacer les anciens problèmes. En guise d’emploi, quelques secteurs où tous les actifs s’agglutinent (transport, construction, distribution) ; en guise d’équité sociale, des familles pauvres qui améliorent leur sort, sans perspective aucune, grâce aux envois de leurs garçons. En guise d’éducation, l’entrée en fracas de la mondialisation culturelle, reléguant au placard les traditions et les activités locales. L’émigration, si elle a apporté une indispensable bouffée d’air, n’a fait que confirmer que l’avenir de Pahuatlán ne se trouve plus à Pahuatlán.

 

 

 

 

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Le café, une occupation désuète ?

Comparé à la valeur des dollars envoyés depuis le « Nord », le café n’a plus qu’un poids économique très marginal. Depuis les années 90, les parcelles sont tombées à l’abandon : certaines ont été reconquises par la jungle, la plupart sont exploitées sans la moindre pratique culturale. En conséquence, les rendements moyens sont passés de 17 quintaux à moins de six quintaux par hectare. Entre 1989 et 2006, le prix réel a été divisé par quatre. Le produit par hectare a donc été divisé… par 12 !

Par ailleurs, avec l’émigration, le coût de la vie – donc de la main d’œuvre – a fortement augmenté. Avec trois ha, un paysan qui vivait largement de sa production ne parvient plus à satisfaire les besoins de sa famille. De l’avis de Don Sergio, un producteur influent du village de Zoyatla, la situation est claire : pour la majorité qui possède un demi hectare ou moins, « le café ne compte plus  ».

De fait, c’est devenu une occupation réservée aux vieux et aux familles les plus démunies, occupation qui constitue rarement plus de 30 % du budget familial. Le même Don Sergio a deux fils au États-Unis… et reconnaît avec peine qu’il ne pourrait pas vivre de son modeste hectare, aussi productif soit-il.

Du rang d’activité économique principale de la région, la culture du café est devenue une activité subsidiaire. Pourtant, on s’y accroche. Par inertie, peut-être. Ou parce qu’il semble inconcevable de ne plus vivre de ce produit qui a fait la prospérité de la vallée. Chaque embellie des prix suscite de nouveaux espoirs : depuis 2006, les signaux sont repassés au vert. Les autorités encouragent le renouvellement des plantations. Ceux qui le peuvent achètent des parcelles et plantent de nouveaux arbustes. La production se redresse. Les jeunes sont tentés. Et s’il était possible de faire sa vie à Pahuatlán ?

 

 

 

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Variables d’ajustement

Seulement, en 20 ans, les règles du jeu ont changé. Et ces nouvelles contraintes – loi de l’offre et de la demande, cotations boursières, réorganisation de la filière à la faveur des multinationales – , les producteurs ne les connaissent pas. Personne n’a pris la peine de leur expliquer les mécanismes qui les ont réduit à la misère. Il est commun d’entendre, par exemple, que la baisse des prix est une «  sanction prise par les coyotes parce que les producteurs avaient tendances à tricher », comprenez, à mettre des légumes dans les sacs pour augmenter le poids de la récolte… Et si vous tentez d’expliquer qu’il est dangereux de planter du café en ce moment, car une nouvelle crise de surproduction guette, on vous regarde avec des yeux rond, on hausse les épaules et on répond «  Si Dios quiere ! »

Les observateurs ont beau tomber d’accord pour dire que l’avenir du café mexicain passe par les marchés « différenciés » (café bio, commerce équitable, cafés de qualité), c’est exactement la direction inverse qui a été prise par les autorités : encourager la production d’un café standard destiné à l’alimentation du marché national (contrôlé à 60% par Nestlé via son produit phare, le Nescafé) et consolider la domination des cinq multinationales qui achètent et exportent la production mexicaine. Très sensible aux arguments « en nature », le gouvernement, a tranché : l’agro-industrie passe avant les populations des régions caféières.

La grande conséquence de la libéralisation du marché du café et de la chute de l’INMECAFE, c’est que les producteurs sont devenus une simple « variable d’ajustement ». En jargon économique, on parle de « buyer-driven chain  », comprenez : filière pilotée par les acheteurs. Désormais, ce sont les exportateurs qui fixent les règles. Ces multinationales déterminent les prix, sur la base du cours de la bourse de New York ; elles fixent les critères de qualité et appliquent un barème de sanction en cas de non-conformité ; elles organisent la collecte de la matière première, soit directement dans les zones de production, soit par l’intermédiaire d’un réseau de coyotes ; elles concentrent les phases de transformation, de sélection du grain, de contractualisation avec les importateurs. Dans ce schéma, les producteurs, complètements atomisés, se contentent de fournir leur produit brut au prix qu’on leur impose. À vrai dire, ils ignorent complètement que le café qu’ils cèdent à Pahuatlán sera vendu à l’autre bout du monde à une valeur cinq à dix fois supérieure.

La désorganisation est ce qui a nuit le plus aux producteurs de Pahuatlán. Ailleurs, de puissantes organisations se sont constituées, capables de se doter d’une assistance technique, de collecter le café et de l’exporter au plus offrant. À Pahuatlán, tout ce qui a été essayé depuis le début des années 90 a échoué. La faute aux rivalités politiques et ethniques qui minent les affaires courantes.

Tout… ou presque. En effet, en 2001, au moment le plus sombre de la crise, l’entreprise Nestlé est arrivée, avec des prix mirobolants pour l’époque, et une façon de travailler radicalement nouvelle. Cahin-caha, l’accord s’est pérennisé. Depuis lors, l’entreprise achète directement la production des paysans et l’achemine vers son usine de Toluca, où est produit le Nescafé qui abreuvera le marché national.

Jusqu’à récemment, les entreprises agro-industrielles se contentaient de s’approvisionner auprès des exportateurs. L’achat direct aux producteurs est une nouvelle étape dans la réorganisation de la filière. À ce titre, Pahuatlán est un site pionnier, « expérimental », comme le reconnaît l’ingénieur de Nestlé, Juan S. C’est ici, et dans quelques vallées proches, que l’entreprise met en place une nouvelle «  méthodologie de travail avec les petits producteurs ».

Placée sous la bannière du développement durable, cette stratégie ne manque pas d’intérêt pour l’entreprise. Elle permet de « griller » les intermédiaires, donc d’améliorer sa marge. Elle permet d’intégrer l’amont de la filière, donc d’imposer ses critères de qualité, ses volumes et ses conditions. Elle permet enfin, de communiquer, dans le registre de la responsabilité sociale des entreprises (RSE).

Mais au juste, profite-t-elle vraiment aux producteurs ? Les huit années suivant sa mise en œuvre ont-elles permis de relancer la production et de sortir Pahuatlán de la crise ? L’entreprise Nestlé s’est-elle réellement investie ? Est-elle cohérente avec sa communication ? Où s’arrête la philanthropie libérale et où commence le pragmatisme capitaliste ? Réponses dans le deuxième volet de l’article - Quand une multinationale s’invite au banquet des vautours - à lire demain.

Notes

[1] Les photographies illustrant cet articles ont été prises par l’auteur.

[2] L’ethnie Otomí est l’une des plus importantes du Mexique (environ 550 000 personnes), mais aussi l’une de celles qui conservent le plus farouchement ses traditions.

Rédigé par caroleone

Publié dans #ABYA YALA, #Mexique, #pilleurs et pollueurs

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