Lettre de Javier Sicilia au sous-commandant Marcos

Publié le 4 Septembre 2011



Mexico, District fédéral, 29 août 2011.

Cher sous-commandant Marcos,

Merci mille fois pour les lignes que vous consacrez au Mouvement pour la
paix dans la justice et la dignité dans votre troisième lettre à don Luis
Villoro. Nous les avons lues avec l'attention de ceux qui sont ouverts à
l'écoute. À partir de cette attention et de cette écoute, nous voulons
vous remercier pour votre profonde humilité et votre solidarité avec le
Mouvement, et vous dire que vos morts, comme Dionisio-Chiapas et Mariano,
faiseurs de paix, nous les portons avec toute la douleur dans notre cœur.
Nous voulons vous dire aussi que, même si vous ne nous comprenez pas, même
si ce qui est nouveau - cette capacité à essayer de faire la paix y
compris avec nos adversaires, parce que nous croyons que les erreurs d'un
être humain ne sont pas l'être humain, mais une aliénation de sa
conscience qu'il faut transformer au moyen de la patience de l'amour -
vous déconcerte, nous partageons les mêmes aspirations et espoirs, ceux
d'un "monde où tiendraient beaucoup de mondes".

La paix, cher sous-commandant, est comme le disait Gandhi, "le chemin", un
chemin qui se fait seulement avec toutes et tous. C'est vous, il y a
dix-sept ans, au côté de la société civile, qui nous l'avez appris, non
seulement en rendant visible et digne le passé nié et humilié de notre
tradition indigène, mais aussi quand, à partir de l'écoute et du dialogue,
vous avez ouvert le débat sur ce qui, au milieu de la crise des
institutions, pourrait être un nouvel espoir de reconstruction de la
nation : les autonomies.

 

 

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Par malheur, le pouvoir, qui est aveugle, les intérêts, qui n'écoutent pas
les battements du cœur de l'histoire, et l'égoïsme, cette forme atroce du
moi qui rompt les liens avec les autres, ne vous ont pas écoutés - changer
le cœur du pouvoir est toujours long et douloureux. La conséquence est
l'effrayante urgence nationale que vit actuellement le pays, dont
l'épicentre, comme une ironie de la surdité, se trouve à Juarez, à la
frontière nord du pays.

Aujourd'hui, la guerre a déchiré les quatre parties du Mexique (le nord,
le sud, l'est et l'ouest), mais en même temps, en rendant visibles nos
douleurs - qui sont nombreuses, et chaque jour davantage - nos visages,
nos noms et nos histoires, elle nous a unis pour trouver - dans la paix de
l'amour, qui nous amène à marcher, à étreindre des douleurs, et à
dialoguer, en cherchant à bouleverser la conscience des puissants - ce moi
pluriel, ce nous, qu'on nous a arraché. Cela n'a pu naître que du cœur, de
la solidarité et de l'espoir, c'est-à-dire de la grande réserve morale
qu'il y a encore dans la nation, et dont vous constituez l'une des plus
belles parties. Aujourd'hui, plus que jamais, nous croyons que c'est
seulement dans l'unité nationale de cette réserve - qui ne se trouve pas
seulement en bas, mais aussi en haut et sur les côtés, de toutes parts -
que nous pouvons arrêter la guerre et trouver à nous tous le chemin de la
refondation nationale.

Le Mexique, cher sous-commandant, est un corps déchiré, un sol fracturé,
qu'il faut réparer comme un corps et une terre sains dans lesquels - comme
dans tout corps et dans toute vraie terre - chacune de leurs parties,
quand elles s'harmonisent et se cultivent dans le bien, est aussi
nécessaire qu'importante.

Marcher, dialoguer, donner accolades et baisers - ces quatre manières que
nous trouvons dans notre histoire faite du monde indigène et du monde
occidental - sont les formes que nous assumons non seulement pour
accompagner d'autres, mais pour retrouver le chemin perdu et faire la
paix. Marcher, c'est aller à la rencontre des autres ; dialoguer, c'est
dénuder, faire frémir et illuminer la vérité - qui brûle au début, mais
ensuite console ; se donner accolades et baisers, c'est non seulement
faire la paix, mais aussi briser les différences qui nous divisent et nous
opposent.

Il y a quelques années, avec des amis, nous avons fondé une revue -
j'espère que vous en avez quelques exemplaires : "Conspiratio". Le nom
vient de la première liturgie chrétienne, où il y avait deux moments
forts : la "conspiratio" et la "comestio". La première s'exprimait par un
baiser sur la bouche. C'était une co-respiration, un échange de souffles,
un partage de l'esprit, qui abolissait les différences et créait une
atmosphère commune, une véritable atmosphère démocratique - c'est
peut-être de là que dérive le sens que le mot conspiration a pris à notre
époque ; peut-être que l'empire romain, un empire, comme tout empire,
effroyablement compartimenté, se disait : "qui sont ceux-là qui conspirent
et mettent en danger le pouvoir". Quand nous embrassons et étreignons,
nous créons cette atmosphère commune, une atmosphère - c'est la réalité de
toute atmosphère - instable, qui très vite peut disparaître, mais qui
n'est pas fausse pour autant. C'est un signe de ce à quoi nous aspirons et
qui, soudain, dans l'amour, apparaît plein de gratuité comme la vie
elle-même. Ainsi, marcher, dialoguer, donner baisers et accolades c'est le
faire, depuis notre douleur, à cause de nos morts et pour eux - à qui nous
oublions de donner cet amour - à cause de et pour nos jeunes, nos enfants,
nos indigènes, nos migrants, nos journalistes, nos défenseurs des droits
humains, nos hommes et nos femmes, c'est-à-dire à cause de tous et pour
tous. C'est, d'une certaine manière, éviter que l'indolence, l'imbécillité
et la misère de l'âme ne nous condamnent tous à la mort, à la corruption
et à l'oubli.

Comme vous l'avez bien dit à propos du Mouvement pour la paix dans la
justice et la dignité - c'est une phrase que j'emploie aussi depuis des
années à propos du zapatisme : "On pourra remettre en cause les méthodes,
mais pas les causes." C'est pour elles, pour ces causes, qu'arrêter la
guerre est la tâche de tous et de toutes.

Prenons en charge ce qu'aujourd'hui est le Mexique, prenons en charge la
douleur et le pardon, prenons le chemin de la paix et laissons le jugement
à l'histoire.

Nous nous verrons dans le sud, cher sous-commandant. Et tandis que nous
arrivons avec la lenteur de la marche et la douleur sur les épaules, nous
vous envoyons à vous et aux compas un grand baiser, ce baiser avec lequel
notre cœur ne cesse de vous embrasser.

Depuis l'Arca, près des montagnes du Vercors,
27 août 2011,
cinq mois après les assassinats de Juanelo, Luis, Julio et Gabo.

Pour le Mouvement pour la paix dans la justice et la dignité,

Paix, force et joie

Javier Sicilia

Traduit par el Viejo.

 

 

 

 

Rédigé par caroleone

Publié dans #Le chiapas en lutte

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