Les ados n'ont-ils droit qu'à une littérature édulcorée ?
Publié le 26 Novembre 2009
Pourquoi le roman pour adolescents se heurte-t-il à tant de résistances ? Nous en parlons avec la psychologue et auteure Annie Rolland.
Docteur en psychologie clinique et pathologique, Annie Rolland enseigne à l’université d’Angers. Elle a publié l’an dernier un ouvrage remarqué, Qui a peur de la littérature ado ? [1] , qui pointe les réticences face à la montée en puissance de cette catégorie de livres. à l’occasion du salon, elle aborde pour les lecteurs de l’Humanité ces questions parfois très polémiques, dont l’enjeu est crucial. S’y jouent à la fois l’accès à la lecture et la maturation psychologique des jeunes lecteurs.
Qu’est-ce qui fait donc peur dans le roman destiné à l’adolescence ?
Annie Rolland : Ce n’est pas toute la littérature pour ado qui pose problème, mais le roman réaliste, dans lequel les personnages sont proches de nous, ont des vies qui ressemblent aux nôtre et qui connaissent des drames, qui peuvent aller jusqu’au tragique. C’est le fait que les enfants de la fiction ressemblent aux nôtres qui fait peur aujourd’hui.
Quelles sont les forces qui s’opposent à cette littérature ?
Annie Rolland : La plupart du temps, il s’agit de gens qui réagissent de manière individuelle, épidermique. Il y a parfois aussi des parents, mais isolés. Certains auteurs sont aussi montrés du doigt par des politiques. Je pense à Mme Christine Boutin lorsqu’elle représentait le conseil de la famille. Elle était très préoccupée par la « prophylaxie de la violence » concernant les enfants. En Bretagne, le prix ado de la ville de Rennes articule enseignement privé catholique et enseignement public. Les adolescents de ces collèges privés ou publics lisent les mêmes choses pour ce prix ado. Le problème vient toujours du côté des instances de direction, par exemple du directeur du diocèse qui va juger que tel livre n’est pas bon à lire.
Avez-vous des exemples de livres ainsi mis sur la sellette ?…
Annie Rolland : Par exemple, l’Amour en chaussettes, de Gudule, paru en 1999 chez Thierry Magnier. C’est une fable qui relate la première expérience amoureuse et sexuelle d’une adolescente de 14 ans, rapportée à la première personne, sous la forme du journal intime.
Ces réticences ne sont-elles pas le propre d’adultes qui renient leur adolescence, en ont fait le deuil, présentent ce moment comme paisible, alors que c’est une grande période de trouble ?
Annie Rolland : Allez savoir ! Peut-être en souffrent-ils encore ? Oublier son adolescence, en faire un paradis artificiel, c’est plus grave, à mon avis, que de bien vouloir se souvenir à quel point cela a été difficile à certains moments. L’adolescence est un moment de grand désarroi. On se trouve seul, désemparé, avec très peu d’estime de soi-même, l’impression d’être abandonné, de « mourir à soi-même », comme disait Françoise Dolto. C’est au fond une expérience tragique. Heureusement qu’on ne s’en souvient pas. On ne pourrait pas vivre avec ça. Je ne pense pas que les adultes qui ont peur de la littérature ado renient cette adolescence, car le reniement est un acte volontaire et conscient. Je pense qu’ils ont juste oublié. Dommage.
Les réticences, les critiques, voire les menaces viennent plutôt de droite ou de gauche ?
Annie Rolland : J’ai certes rencontré des gens de gauche très bien-pensants, mais il est sûr que la droite catholique pure et dure n’est pas du tout prête à discuter. S’il est un symptôme omniprésent dans la société, c’est la peur. Elle règne partout. Tout fait peur, y compris la littérature ado. On préfère être ignorant et avoir peur, plutôt que de savoir et d’affronter.
Les attaques sont-elles plus fréquentes aujourd’hui ?
Annie Rolland : Des documentalistes et des libraires m’ont dit se sentir « délégitimés » dans leur mission de passeurs de la littérature aux adolescents. C’est atterrant. J’ai eu des échos de parents qui, à mon avis, ne vont pas très bien, qui se sont rendus au CDI du collège pour recommander qu’on ne donne pas à lire tel ou tel ouvrage à leur enfant. Le documentaliste a répondu : « Votre enfant lira tout ce qu’il veut dans cette bibliothèque. Si vous n’êtes pas d’accord, vous pouvez le changer d’établissement. » De mon point de vue, les parents qui interviennent de cette façon face à des enfants de quinze ans, non seulement font preuve d’une grave intrusion dans leur vie scolaire, mais aussi dans leur vie intellectuelle. Je lis actuellement Le temps des lézards est venu, de Charlie Price, traduit par Pierre Charras. Il y est question d’un gamin aux prises avec la folie de sa mère. Il doit vivre avec ça. Je me suis occupée pendant quinze ans de grands psychotiques. Je connais les familles. Je suis touchée par ce roman, parce qu’il parle d’un sujet tabou, la folie. On en stigmatise seulement les effets. Ce roman, lui, donne sens à un état de l’être qui a priori n’en a pas.
Entretien réalisé par Muriel Steinmetz (l'huma)
[1] Éditions Thierry Magnier