Aragon: Le médecin de Villeneuve
Publié le 29 Décembre 2012
Dans ce pays de fenêtres étranges
Il fait trop nuit pour qu'un sanglot dérange
Les jardins clos qui sont des coeurs murés
Tout est de pierre et tout démesuré
Dans ce pays de fenêtres étranges
La lune est restée au détour des toits
Où le Moyen-Age étoilé chatoie
De tous les côtés des tours et des tours
Sauf un rayon pris au puits dans la cour
La lune est restée au détour des toits
Il règne ici la paix cardinalice
Aux cils des volets une pourpre glisse
Porche complice enfer désaffecté
Un chapeau s'écorche au balcon sculpté
Il règne ici la paix cardinalice
Sommeil de l'homme énorme panoplie
Enfin le ciel est couleur de l'oubli
Toute mémoire y perd son abeillage
Celui qui rêve immobile voyage
Sommeil de l'homme énorme panoplie
Qui frappe à la porte au noir du silence
Il se lève un vent de la violence
Sur la ville un vol de coquecigrues
Traque des fuyards à travers les rues
Qui frappe à la porte au noir du silence
Docteur docteur ouvrez votre maison
Le souffle me faut me feint la raison
Ouvrez que j'entre et me donnez asile
Je reprendrai le bâton de l'exil
Docteur docteur plus au pied des autels
Celle-ci qui croit son heure venue
Court à la croisée et folle mi-nue
Crie à minuit Mon amour au revoir
Et boit la mort qu'elle craint recevoir
Celle-ci qui croit son heure venue
D'autres sont partis courir la campagne
Vignes où la peur leurs pas accompagne
Laissant la chaleur de cendres des draps
Avec leurs petits serrés dans leurs bras
D'autres sont partis courir la campagne
Ouvrez la porte et me sauvez la vie
A votre seuil les monstres m'ont suivi
Qu'il faisait beau ce soir à la Chartreuse
Vous qui reposez dans l'alcôve heureuse
Ouvrez la porte et me sauvez la vie
Le deuxième étage allume une braise
La lumière éveille un spectre de chaise
On a remué dans l'appartement
Un enfant gémit se tourne en dormant
Le deuxième étage allume une braise
Sur la colline obscure aux pins bronzés
Afin de mieux l'ombre dramatiser
Chante un oiseau commme aux vers de Pétrarque
Et comme alors l'amant grave ses marques
Sur la colline aux pins bronzés
Cette complainte une autre recommence
D'une autre peste et d'une peine immense
Et non d'amour mais de meurtre et de sang
Miroir ancien d'un malheur renaissant
Cette complainte une autre recommence
C'était hier le temps des Pastoureaux
Le temps qui passe embellit le bourreau
La pierre fend à force de bourrasques
A chaque siècle il suffit sa tarasque
C'était hier le temps des Pastoureaux
Dans ce pays de fenêtres étranges
Il fait trop nuit pour qu'un sanglot dérange
Les jardins clos qui sont des coeurs murés
Tout est de pierre et tout démesuré
Dans ce pays de fenêtres étranges.
Louis Aragon "en français dans le texte" (1941-1942)
Selon Pierre Seghers, ce texte est écrit par Aragon à la suite de la traque aux juifs ayant lieu le 31 août 1942 alors qu'une femme désespérée se jette par une fenêtre préférant la mort à la prison. Aragon relate avec perfection les faits dans ce poème qui sera refusé par la censure de Vichy en octobre 1942 et paraîtra en Suisse signé par l'auteur dans "En français dans le texte".
Le médecin de Villeneuve sera publié à Alger par Max-Pol Foucher dans la revue "Fontaine" ( n° 25, novembre et décembre 1942)
S'achève avec ce texte l'hommage à Aragon.
Mais vous aurez l'occasion de le retrouver ponctuellement selon les évènements du moment.