Histoire miniaturisée des coopératives ouvrières de production en France
Publié le 11 Janvier 2012
François ESPAGNE
ancien secrétaire général
de la Confédération générale
des Sociétés Coopératives Ouvrières de production
1 – Les SCOP : définition légale et caractéristiques
2 – Au départ, un double constat d'échec
3 – Un héritage...
4 - ... et une rupture
5 – D'un rejet à un projet
6 – Le milieu professionnel et la mise en forme du projet
7 – Des trois Glorieuses à la Semaine sanglante
8 – Le temps de la division du travail
9 – Quand la coopérative n'est plus seule à fournir un statut au
prolétariat
10 – Une grande sensibilité à la conjoncture économique et sociale
11 – "L'espérance est une mémoire qui désire"
1 – Les SCOP : définition légale et caractéristiques
La loi du 10 septembre 1947 définit les coopératives en général comme ayant "pour objets essentiels ... de réduire au bénéfice de leurs membres"et par l'effort commun de ceux-ci le prix de revient . . . de certains "produits ou de certains services en assurant les fonctions des "entrepreneurs ou intermédiaires dont la rémunération grèverait ce prix de
"revient". D'où deux notions essentielles, la double qualité et la gestion non de profit mais de service : les coopérateurs assurent ensemble les fonctions de l'entrepreneur – dans le cas des SCOP : de l'employeur -comme associés d'une société qu'ils contrôlent ; ils sont en même temps les usagers, comme clients, fournisseurs ou travailleurs, de l'entreprise qui
assure la réalisation de l'objet social de cette société, et dont la gestion tend non au profit sur les apports financiers mais au service de ses membres usagers.
La définition particulière des SCOP (sociétés coopératives ouvrières de production) s'inscrit dans cette définition générale. La loi du 19 juillet 1978 précise qu'elles "sont formées par des travailleurs de toutes "catégories ou qualifications professionnelles, associés pour exercer en "commun leurs professions dans une entreprise qu'ils gèrent directement ou
"par l'intermédiaire de mandataires désignés par eux et en leur sein".
Cette définition met en lumière quatre caractéristiques des SCOP : la base professionnelle (d'où le développement des SCOP surtout dans les activités riches d'une forte culture "de métier") ; la fonction d'entreprise ; le principe d'autogestion ; et enfin la réunion dans les mêmes personnes de rôles qui, ailleurs, sont en général joués par des acteurs différents : celui d'associés, prenant ensemble le risque d'entreprise ; le rôle d'apporteurs de travail ; et le rôle de "managers", directs ou "délégants-contrôleurs".
A ces caractéristiques s'ajoutent les règles d'organisation et de fonctionnement qui découlent des principes coopératifs : le principe de la démocratie égalitaire, exprimé par l'élection des dirigeants par les dirigés et le vote selon l'équation "un associé = une voix" ; et le principe de la gestion de service, et non de rapport ou de profit, traduit dans les quatre règles du capital considéré comme un prêt subordonné et non comme un titre de propriété, de la limitation de son intérêt, de
l'impartageabilité des réserves, et du retour aux coopérateurs, sous forme de répartition des bénéfices "au travail", d'une partie des excédents produits par leur commune activité.
2 – Au départ, un double constat d'échec
L'histoire "moderne" de la Coopération Ouvrière commence dans les années 1830. Pas par hasard : ce sont les années où le monde ouvrier prend conscience d'un double échec : échec de l'action politique, la Révolution de 1830, c'est la classe ouvrière qui tire les marrons du feu pour la bourgeoisie orléaniste ; et échec de l'action revendicative et de la stratégie de négociation avec, en 1831, et, plus sanglante encore, en 1834, la répression de la révolte des canuts. D'où la recherche d'une solution alternative. Après la révolte des canuts, quelques tentatives de création, à LYON, de mutuelles puis de coopératives ; et surtout, à PARIS, un an après les "Trois glorieuses", un projet conçu par les ouvriers mais mis en musique par un ancien carbonaro et disciple dissident du comte de SAINTSIMON, Philippe BUCHEZ, qui définit avec précision un des modèles possibles d'association ouvrière, première appellation des coopératives ouvrières.
C'est ce modèle qui finira par s'imposer jusqu'à former la trame du statut légal des SCOP, - enrichi cependant, au fil des années, par des emprunts aux modèles "concurrents" : le modèle anglais des disciples de Robert OWEN, et, parmi eux, celui des Equitables Pionniers de ROCHDALE ; le modèle "communiste" des Icaries de CABET et ses transplants en Amérique ou en Espagne ; le modèle compagnonnique d'Agricol PERDIGUIER ; le modèle socialiste étatique de Louis BLANC, disqualifié en 1848 par le dévoiement en ateliers nationaux de son projet d'ateliers sociaux ; après l'échec des expérimentations exotiques aux Etats Unis, au Brésil, en Algérie, en Roumanie, le modèle phalanstérien des disciples de Charles FOURIER et son surgeon exemplaire, le Familistère de GUISE, planté par Jean-Baptiste GODIN avant la fin du Second Empire mais épanoui en SCOP à la fin du 19ème siècle; et, plus tardif, le modèle de la coopérative syndicale de la CGT, soutenu par Jean ALLEMANE et Jean JAURES.
3 – Un héritage ...
Début, ainsi, d'une histoire moderne. Mais qui procède d'une histoire ancienne, et d'une rupture avec celle-ci. L'histoire ancienne, c'est celle des formes archaïques, mais encore très présentes dans les esprits au début du 19ème siècle, de propriété collective, d'exploitation communautaire, de droits d'usage exercés en dehors de tout droit de propriété individuelle. A un bout du territoire, les fruitières du Jura, dont PROUDHON put connaître à la fois l'organisation et sa corruption par les décisions des tribunaux appliquant le nouveau Code Civil pour en réserver l'accès aux plus gros éleveurs ; à l'autre bout, la "mine aux mineurs" de RANCIE, - six siècles (depuis le 13ème siècle) d'exploitation pré-coopérative d'une mine de fer dans l'Ariège ; entre les deux, les "communautés taisibles" (exploitations multi-familiales de terres indivises sous l'autorité de chefs de famille élus) du Centre de la France. De même, les droits d'usage – de pacage, de glanage, d'affouage, etc ... – consacraient, sur le simple fondement du travail et du besoin de subsistance de l'unité familiale, le droit de disposer des fruits de la terre sans être propriétaire ou fermier de celleci, - de même que "consorces", confréries, compagnonnages tissaient des réseaux serrés d'entraide et de mutualité.
4 - ... et une rupture
L'histoire de la rupture, c'est celle, bien connue, des lois révolutionnaires, directement inspirées des projets avortés de TURGOT et des analyses de l'Encyclopédie, qui détruisent toutes les formes collectives d'action, de défense, de travail, d'entraide ; et qui, un peu plus tard, avec le Code Civil, organisent la forme la plus absolue en Europe du droit de propriété individuelle, d'où va procéder la brutale restriction des droits d'usage (ainsi, en Ariège, la "guerre des demoiselles", violente riposte des paysans amputés de leurs droits immémoriaux de pacage et d'affouage, après la mise en oeuvre du Code
forestier de 1827). Mais c'est aussi la diffusion du salariat, état de dépendance et de précarité, de déréliction juridique et de véritable indignité sociale : l'état de ceux qui, dans les corporations de l'Ancien Régime, n'avaient pas pu accéder à la maîtrise ou en avaient été déchus,comme de ceux qui, soumis à ceux qui possédaient, n'étaient propriétaires de rien, et pas même de la liberté de changer d'emploi, deux fois tenus et retenus qu'ils étaient, par le "livret ouvrier" et par l'autorité supérieure que le Code Civil donnait à la parole du maître sur celle de l'ouvrier.
En réaction, deux requêtes vont, pendant la première moitié du 19ème siècle, mobiliser le prolétariat urbain : l'organisation du travail, comportant pour l'essentiel à la fois le droit de négocier les prix, les "tarifs", les rémunérations, et le droit d'association, entre patrons et ouvriers ou entre ouvriers seuls ; et le droit au travail, signifiant ensemble le droit à un emploi après les crises meurtrières de 1825, 1836, 1847, - le droit à la maîtrise de son travail, c'est-à-dire au statut "d'ouvrier libre", - le droit aux fruits de son travail et donc à la récupération de la dîme de l'entrepreneur, et de celle, plus lourde encore,
du "marchandeur" – en bref: l'abolition de la propriété "capitaliste" des outils et du "louage" de la personne humaine au propriétaire, autrement dit l'abolition du salariat, - thème qui se faufilera longtemps dans les programmes syndicaux (CGT), et même politiques (y compris dans la plateforme du parti radical).
5 – D'un rejet à un projet
Pour la classe ouvrière naissante – peu ou mal différenciée de l'artisanat, et dans laquelle la population des grandes manufactures restait largement minoritaire et totalement silencieuse -, le projet coopératif est d'abord un rejet de l'ordre social – du désordre établi – né de la Révolution dite "bourgeoise". Un rejet, ou plutôt un contre-projet, un appel d'une Révolution inachevée à une Révolution à achever, - SAINT SIMON, l'inspirateur à la fois des premiers socialistes et des grands entrepreneurs du Second Empire, et le "communiste" CABET, renouant à sa manière le fil tranché de Gracchus BABEUF le suggèrent :
aux droits politiques réservés à ceux qui possèdent, cet appel oppose le projet d'installer la démocratie universelle et égalitaire dans l'entreprise ; au droit de propriété individuelle absolue sur les choses, de quoi se déduit le droit d'autorité absolue de ceux qui possèdent sur ceux qui ne possèdent pas, il oppose un projet "a-capitaliste", où les instruments de production ne sont pas l'objet d'un droit de propriété, mais d'un droit d'usage, et où les biens figurant à l'actif du bilan sont financés, au passif, par les profits non distribués et maintenus en réserves collectives et impartageables ; à l'illégitimité du profit capitaliste, revenu sans travail, il oppose la légitimité du retour aux travailleurs des excédents réalisés par leur commune activité ; au principe de subordination et de hiérarchie, il substitue celui de l'association ; à la division du travail entre possédants-employeurs et non possédants salariés, il fait succéder un statut unitaire d'associés co-travailleurs et
co-entrepreneurs rémunérés par le partage du gain commun.
6 – Le milieu professionnel et la conceptualisation du projet
La coopération "de travail" italienne est née en milieu rural : chez les braccianti (brassiers, manouvriers), nomadisant d'un latifondo ou d'un village à un autre, et se louant en équipes auto-organisées, égalitaires, plébéiennes, pour les travaux agricoles. Des travaux agricoles aux travaux de génie civil et du bâtiment, de l'auto-organisation informelle au statut
coopératif formalisé, de l'objectif de s'affranchir du "maître de la moisson" à un projet politique de transformation de l'ordre social, un pas,vite franchi ...
En France, c'est dans le prolétariat urbain, plus précisément parisien, que les associations ouvrières ont pris naissance : dans un prolétariat de grandes qualifications professionnelles, où le salariat était vécu comme la situation bloquée et misérable où les valets et compagnons des anciennes corporations avaient été enfermés quand l'accès à la maîtrise – c'est-à-dire à la dignité sociale autant qu'à la relative indépendance – leur avait été fermé, et qui restait quadrillé par les réseaux compagnonniques : malheureusement déchirés par des rivalités parfois sanglantes, ceux-ci regroupaient une partie très importante de la population des "métiers" et continuaient, dans une semi-clandestinité, à jouer un triple rôle de centres de formation professionnelle, d'instruments de solidarité, et, par des grèves fréquentes malgré une sévère répression, d'actives organisations de défense "pré-syndicales". La filiation compagnonnage – coopération est attestée : non seulement par Agricol PERDIGUIER, "Avignonais la Vertu", nourrissant en même temps un projet d'unification des rites compagnonniques, et un projet d'association (coopérative) ouvrière, mais par le rôle de beaucoup de compagnons dans l'histoire coopérative : ainsi Louis FAVARON, "Saint-Gaudens la clé des coeurs", créateur de deux coopératives de charpentiers et fondateur de la Chambre consultative des Associations ouvrières de Production, l'ancêtre de l'actuelle Confédération Générale des SCOP, - ou Jean-Baptiste GODIN,illustre par le Familistère de GUISE. Filiation comportant comme la transmission d'un petit bout de patrimoine génétique : différente en cela de la Coopération italienne, la Coopération ouvrière française a conservé de ses origines professionnelles et sociologiques un comportement "élitiste", et peut être, dans les procédures d'accès à la qualité d'associé, un peu de la tradition des rites initiatiques.
Mais la conceptualisation du projet coopératif sous sa forme actuelle a été l'affaire d'un groupe d'ouvriers anonymes, disciples de Philippe BUCHEZ, qui ont seuls rédigé le journal L'Atelier de 1840 à 1850, année où il succomba faute d'avoir pu constituer le cautionnement qui restait imposé par la loi "de justice et d'amour" de Charles X. L'Atelier eut, sur les
projets du prolétariat urbain et ses choix coopératifs, une influence non inférieure sans doute à celle des prophètes du socialisme dit "utopique" :
Charles FOURIER et ses disciples, GODIN bien sûr mais aussi l'ouvrier peintre Henri BUISSON, Secrétaire à la fois de la Chambre consultative des A.O.P. et, pendant quelques années, de la L'Union coopérative, la branche de la coopération de consommation qui ne devait rejoindre qu'ultérieurement (en 1912) sa cousine et rivale la Bourse des coopératives socialistes ;
SAINT-SIMON et la branche "socialiste" de son école, tout particulièrement BUCHEZ et le "génial Pierre LEROUX" (dixit MARX), inspirateur de Georges SAND et créateur d'une SCOP d'imprimerie dans la Creuse ; Pierre-Joseph PROUDHON, renouant sur la fin de sa vie, sur le thème de la régie coopérative des grandes entreprises et services publics, le fil de sa fidélité aux fruitières de son pays natal et à l'Association de 1848.Conceptualisation d'ailleurs encouragée et cautionnée par les maîtres du socialisme dit scientifique : Friedrich ENGELS, laudateur des communautés coopératives d'Amérique et admirateur de OWEN, SAINT-SIMON, FOURIER, - et Karl MARX insérant en 1864, dans sa rédaction du Manifeste de la première Association internationale des Travailleurs (mais peut être un peu par concession aux proudhoniens) une vibrante apologie de la Coopération et un encouragement très ferme à la propager.
7 – Des Trois Glorieuses à la Semaine Sanglante
Pendant une première période, le projet coopératif s'inscrit dans un trajet qui commence par une Révolution confisquée (1830) et se termine par une Révolution écrasée (la Commune de Paris).
De 1830 à 1848, les expérimentations balbutiantes et les aventures exotiques (les communautés fouriéristes ou cabétistes) s'entrecroisent avec la décantation du projet buchézien : première SCOP "moderne", l'Association des bijoutiers en doré, de 1834. En 1848, une Deuxième République qui souffle alternativement le chaud (le bon accueil à plusieurs centaines
d'expériences associatives, le projet de statut légal de la Coopération, l'abolition du marchandage, sauf sous la forme d'équipes ouvrières égalitaires et "auto-louées", les aides d'un Comité d'Encouragement subventionnant – mais souvent sans discernement – projets d'associations entre ouvriers, mais aussi, et plus, entre maîtres et ouvriers) ; et le froid (la déformation des ateliers sociaux, véritables coopératives, de Louis BLANC, en ateliers nationaux, simples chantiers de chômeurs, puis leur liquidation en pleine crise de l'emploi et la répression sanglante des émeutes qui la suivent en juin 1848, - puis les proscriptions du Prince Président. A quoi succède un Second Empire qui commence par les interdictions et qui se refait une virginité à partir de 1864 : suppression du délit de coalition, rendant indirectement possible la création de syndicats et de coopératives, enquête impériale de 1866 conduisant à un projet de législation coopérative plutôt libéral, mais repoussé par des coopérateurs méfiants, encouragements à la création d'une "Caisse d'Escompte des Associations ouvrières" ; mais qui ne résiste pas à la tentation d'interdire le premier Congrès coopératif international convoqué à PARIS par les coopérateurs français. Et, en conclusion, tragique : la Commune de PARIS, décrétant la prise en location gérance provisoire, par leurs travailleurs organisés en coopératives, des ateliers désertés par leurs patrons, - puis son écrasement, et l'exécution ou la déportation d'innombrables militants coopérateurs.
A cette conjoncture politique se sont ajoutés les effets d'une conjoncture sociale elle-même contrastée. Les associations ouvrières, anticipant un scénario dix fois renouvelé, naissent comme moyens de restaurer des emplois détruits par les crises de 1847 et 1866 ; elles régressent avec la reprise de 1851, qui fait refluer certains de leurs membres vers les ateliers patronaux, ou quand, en 1868, la dépression,joignant ses effets à des erreurs de gestion, a raison de la première grande banque coopérative, le Crédit au Travail de BELUZE, gendre du communiste CABET et fidèle auxiliaire de ses tentatives communautaires en Amérique, et de la Caisse d'Escompte des Associations Ouvrières des savants économistes Léon WALRAS et Léon SAY. Plus encore, ces deux faillites disqualifient l'idée même de coopérative chez de nombreux militants
ouvriers, pour qui s'ouvrent inversement les possibilités d'action de masse libérées par le décret de 1864, et les hypothèses d'action révolutionnaire que suggère la première Internationale.
8 – Le temps de la division du travail
Après la nuit sociale qui suit la répression de la Commune, la Coopération ouvrière voit d'autres acteurs intervenir dans le champ de la transformation sociale.
L'action politique ouvrière, d'abord. Les premiers Congrès ouvriers de 1876 (PARIS), 1878 (LYON), 1879 (MARSEILLE) passent d'un soutien inconditionnel à la Coopération, au choix de l'action politique comme moyen exclusif de transformation de l'ordre social. Appuyée sur l'analyse marxiste de la lutte des classes importée par Jules GUESDE, visant la conquête du pouvoir d'Etat, cette action politique ne peut concevoir la coopération que comme son auxiliaire, subordonné aux partis révolutionnaires.
L'action syndicale, ensuite. Soumis d'abord à la même mise en demeure de subordination que la Coopération, le Syndicalisme finit par proclamer au Congrès de la CGT à AMIENS (1906) son indépendance par rapport à l'Etat et aux appareils de conquête du pouvoir d'Etat. Mais il hésite longtemps sur son attitude à l'égard de la Coopération : appui, pratiqué spontanément par de nombreux réseaux locaux ou professionnels de solidarité ; exclusion, comme au Congrès de 1906, qui proclame que le syndicalisme seul est appelé à devenir "le groupement de production et de répartition, base de la réorganisation sociale" ; ou méfiance, comme chez Fernand PELLOUTIER, l'inspirateur et le fédérateur des Bourses du Travail, qui juge que, livrée à elle-même, la Coopération est condamnée au repliement égoïste et à la mimétisation de l'entreprise patronale, et qu'elle n'est justifiée que sous la forme de "coopératives syndicales", peut être créées et commanditées, en tout cas contrôlées, voire gérées, par les syndicats : c'est le modèle qui triomphera au Danemark et en Palestine avant et après la création de l'Etat d'Israël, - c'est le modèle sur lequel, sous l'impulsion de la CGT mais avec l'appui de Jean JAURES et des allemanistes, a été créée en 1895 laVerrerie Ouvrière d'ALBI, - c'est le modèle que, après d'autres épisodes, utilisera à nouveau la CGT, dans les années 1980, pour la reprise en coopérative d'entreprises et d'emplois naufragés.
9 – Quand la coopérative n'est plus seule à fournir un statut au prolétariat
Parallèlement, la situation des salariés a progressivement connu des progrès qui ont fait passer le salariat d'un état d'indignité à un véritable statut, - comme on dit statut de la fonction publique ou statut de la magistrature. Trois séries de progrès ont fait naître et ont structuré ce statut : d'abord les lois de protection sociale, du travail des enfants aux règles d'hygiène et de sécurité, en passant par les lois sur le temps de travail et les congés payés et celles sur la représentation du personnel ou la compétence des contentieux attribuée à l'institution paritaire des prudhommes ; la négociation collective ensuite, un peu avec le droit de coalition de 1864, puis avec la loi sur les syndicats de 1884, mais surtout avec la loi sur les conventions collectives de 1919 ; enfin, égrené en 1897 (les accidents du travail), en 1930 (les assurances sociales), en 1945 (la Sécurité Sociale), en 1956 (les retraites complémentaires), en 1958 (l'assurance chômage), tout un chapelet d'institutions créant des revenue de substitution, produits non du travail en tant que tel mais d'un droit individuel sur une quasi-propriété sociale, et constituant une garantie comparable dans ses effets protecteurs, si elle est différente dans sa nature, à celle que fournit la propriété individuelle.
Le projet coopératif était de donner un statut "a-salarial" ou "metasalarial" à ceux que la loi et les moeurs enfermaient dans un salariat sans statut. La loi et l'action syndicale ont finalement donné un statut au salariat lui-même. Elles ont débordé la Coopération ouvrière, - sans la disqualifier pour autant : si celle-ci n'est plus seule à porter un projet et un procès de transformation sociale, elle demeure à la fois un ascenseur social, un recours dans les cas où les progrès accomplis restent insuffisants, un moyen de dépassement du statut salarial comme du statut d'entrepreneur individuel pour ceux qui ne peuvent se contenter de l'un ou de l'autre.
10 – Une grande sensibilité à la conjoncture économique et sociale
La deuxième partie du trajet de la Coopération Ouvrière n'est plus marquée par les accidents brutaux de la conjoncture politique. Elle est balisée par les événements économiques et sociaux. Autant que le retour des déportés de la Commune et l'avènement d'une République républicaine, la crise de 1882 – 1884 n'est pas étrangère au fort mouvement de créations qui sera ensuite nourri et relancé par la mobilisation des solidarités syndicales dans les années 1890 – 1900, puis par les conséquences des grèves et des lock-out dans les années 1906-1910. Inversement, la nouvelle vague de créations par les démobilisés de 1918 – 1919 est très rapidement cassée par la double crise des années 1920 : la crise économique, et la crise politique qui affecte le mouvement ouvrier et se traduit par la division S.F.I.O./Parti Communiste, C.G.T./C.G.T.-U. De même, la victoire du Front populaire est en quelque manière annoncée plus que suivie par un nombre significatif de naissances. Mais surtout une très forte poussée de créations est nourrie, en 1945-1947, plus que par les opportunités de la reconstruction, par la conviction que, après les espoirs avortés du Front populaire puis la guerre et la collaboration, un ordre nouveau, vigoureux, progressiste, équitable – celui défini par le Conseil National de la Résistance – va se mettre en place : le jeune mouvement des Communautés de Travail, venant vite apporter à la Coopération Ouvrière le fruit de ses retrouvailles avec les utopies pratiquées d'un siècle plus tôt, représente bien cette espérance réactualisée. Tassement pourtant, quand les trente années d'expansion et de plein emploi qui ont suivi ont paru donner de durables satisfactions aux énergies et aux ambitions individuelles, et permis de financer les progrès qui semblaient avoir consolidé le statut du salariat.
11 – "L'espérance est la mémoire qui désire"
Ce statut, cependant, apparaît aujourd'hui menacé. Pas seulement par l'effet de la crise économique, - peut être aussi parce que, au premier rang des acteurs qui ont construit les protections et garanties qu'il comporte, les syndicats consacrent le pouvoir qu'ils tirent de leur représentativité et du consensus des autres partenaires sociaux, non plus à
batailler pour un ordre social nouveau, mais à préserver le fonctionnement du paritarisme et la négociation comme méthode de résolution des conflits ; peut-être aussi parce que le progrès n'est plus un mythe mobilisateur ; ou peut-être parce que l'efficacité prêtée aux seules lois du marché comme régulateur social à long terme légitime pour certains la remise en cause des acquis légaux ou conventionnels ; peut être encore parce que plus aucun groupe social ne dispose de l'appareil critique, de la masse, de l'organisation, de la confiance en son irremplaçabilité comme acteur de l'économie, et d'un projet clair, qui sont nécessaires pour se reconnaître et se vouloir agent de la transformation sociale.
Quoiqu'il en soit, une part croissante du monde du travail se retrouve dans une situation qui n'est pas sans rappeler par plusieurs traits celle dans laquelle le Mouvement coopératif a pris naissance. La persistance, depuis dix ans, en France, mais aussi dans toute l'Europe, d'un courant fort de créations petites mais significatives, l'explosion, en Italie, en Espagne, en Suède, de coopératives sociales – agissant pour et/ou conduites par les exclus, les désaffiliés – mettent en évidence que la Coopération ouvrière peut dire avec BALZAC que "l'espérance est la mémoire qui désire", qu'elle est elle-même réinvestie de sa fonction de recours, et qu'elle doit – mais c'est une autre histoire – se préparer pourde nouveaux parcours.
Janvier 1997