Changer le monde sans prendre le pouvoir

Publié le 1 Avril 2012

Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui, essai de John Holloway (éditions Syllepse, Paris, et Lux, Montréal, 2008), a suscité de violentes réactions à la gauche de la gauche. La thèse défendue contrarie : penser la révolution en terme de parti et de prise de pouvoir mène à un échec inévitable.


Entretien (publié dans CQFD en juin 2008) avec l’auteur, chercheur en sciences sociales irlandais installé au Mexique depuis 1991.


John, tu es proche des zapatistes, à ton avis que peut apporter la théorie politique à un mouvement comme le leur ?


John Holloway : Antonio García de León [1] a fait remarquer dès les premiers jours de l’insurrection zapatiste que cette révolte venait de l’intérieur de nous-même. En disant qu’ils veulent construire un monde nouveau sans prendre le pouvoir, ils nous ont lancé un défi pratique et théorique. Les tentatives pour changer le monde en prenant le pouvoir ont échoué. Alors comment s’y prendre ? Il n’y a pas de modèle préexistant.


Ici, en pleine commémoration de 68, la gauche semble incapable de penser les émeutes des cités, mais aussi le refus du travail salarié. La gauche traditionnelle conçoit la lutte de classes comme une lutte entre le travail et le capital. Elle oublie que Marx insistait sur le caractère ambivalent du travail comme une clef pour comprendre le capitalisme. Il faisait la distinction entre le travail aliéné ou abstrait et l’activité vivante consciente ou travail utile – ce que je préfère appeler le « faire ». 1968 était avant tout une révolte contre le travail aliéné, la révolte du « faire » contre le travail. En 1968, il devient clair que la lutte contre le capital est avant tout une lutte contre le travail. Au lieu de penser la lutte de classes en termes de « travail » contre « capital », il faut la penser en termes de « faire » contre « le travail et donc le capital ». Voilà le défi : comment développer ici et maintenant une vie où nous pourrions faire ce que nous considérons comme nécessaire ou désirable, au lieu d’abandonner nos jours à un travail qui produit le capital ?

 

C’est pourquoi l’idée de « chômeurs heureux » est si importante. En Argentine, les piqueteros [2] les plus radicaux ne se battent pas pour l’emploi, mais pour une vie consacrée à « faire » ce qu’ils considèrent important. Si nous refusons de travailler c’est parce que nous voulons faire quelque chose de mieux de nos vies : rester au lit, sortir faire un tour avec le chien, jouer de la musique, organiser une révolution, qu’importe… Notre refus ouvre la porte à un « faire-autrement », et ce « faire-autrement » est l’avant-garde de notre lutte contre le capital. Cette lutte n’est pas seulement de la négation, mais de la négation-et-création, la création de quelque chose qui ne colle pas avec le capitalisme. Tant que nous ne parlons que de refus, nous autorisons le capital à fixer le planning.


Mais comment affirmer nos résistances, de l’émeutier de cité au chômeur qui se lève tard, face aux vieilles catégories de pensées ?


Nous avons tous nos hauts et nos bas, et parfois on se sent perdu, en particulier parce que nos luttes sont fragmentées. Je vois ça en termes de création de failles, d’espaces ou de moments dans lesquels nous disons : « Ici, dans cet espace ou ce moment, nous ne ferons pas ce que le capital veut que nous fassions. » Des failles plus que de simples espaces autonomes. Les failles s’agrandissent, courent, se creusent. Ces failles sont les espaces du « faire contre le travail ». Si, comme la gauche traditionnelle, nous sommes aveugles à cet antagonisme, tout le reste suit : l’État, le pouvoir, le progrès, etc.


Pour toi, la prise de pouvoir est donc forcément un échec pour un mouvement qui souhaite changer le monde…


Je distingue deux types de pouvoir, le « pouvoir- sur » (le pouvoir du capital, le pouvoir de l’État…) et le « pouvoir-faire » : notre pouvoir de créer, de faire des choses, qui est forcément un pouvoir social puisque notre « faire » dépend toujours du « faire » des autres. Rejeter l’idée de prendre le pouvoir ne nous met pas dans un vide. Au contraire, cela signifie que nous ne devons pas prendre le « pouvoir-sur » mais construire notre « pouvoir-faire. »


Dans ton livre, il est beaucoup question d’identités. Que t’inspire le repli identitaire ?


Le capitalisme nous pousse à nous identifier aux rôles qu’il nous fait jouer. Le mouvement contre le capital est nécessairement anti-identitaire. Un mouvement qui dit : « Non, nous sommes plus que ça ! » Si on dit seulement « nous sommes noirs, nous sommes femmes, nous sommes gays, nous sommes indigènes », alors on est piégé dans une logique qui nous réintègre dans la domination. Nous avons besoin de dépasser nos identités, d’affirmer et de nier dans un même souffle : nous sommes noirs et plus que cela, nous sommes femmes et plus que cela. Dès leur soulèvement, les zapatistes ont dit qu’ils se battaient pour les droits des indigènes mais aussi pour la création d’un monde nouveau fondé sur la reconnaissance de la dignité.


Qu’est-ce qui peut donc nous rassembler ? Où se trouve notre force ?


Notre force, c’est que nous sommes des personnes ordinaires. C’est la chose la plus profonde que les zapatistes disent : « Nous sommes des hommes et des femmes, des vieux et des enfants ordinaires, donc nous sommes rebelles. » Si l’antagonisme central est entre le « faire » et le travail, la contradiction centrale du capitalisme est donc la frustration. La frustration engendrée est probablement l’expérience la plus profonde que nous partageons tous et toutes. Elle se transforme en explosions et nous apprend le langage de la révolte.


Propos recueillis et traduits par Julien Bordier et Juliette Goudeket.
CQFD n° 57, juin 2008.

Notes

[1] Historien, auteur de Resistencia y utopia, Era, 1998.

[2] Piqueteros : mouvements de masse rassemblant les chômeurs d’un quartier ou d’une banlieue.

 

 

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Rédigé par caroleone

Publié dans #Le chiapas en lutte

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