Baby Loup : comment on trahit une crèche exemplaire

Publié le 2 Avril 2013

Ouverte 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, cette crèche privée d'un quartier difficile vit sous pression depuis qu'une employée refusant de quitter son voile a été licenciée.


Tout était prêt, jusqu'au cocktail de vin rosé au pamplemousse qui attendait les convives à l'entrée de la salle. Ce mardi 19 mars, les soutiens de la crèche Baby Loup, réunis dans la Maison des associations de solidarité, à Paris, espéraient pouvoir trinquer à la fin d'un éprouvant feuilleton judiciaire. Raté ! Le vin servira à consoler plutôt qu'à célébrer.

Plus tôt dans la journée, la Cour de cassation a, en effet, rendu un jugement qui a semé la consternation : le licenciement de la salariée de Baby Loup qui refusait d'ôter son voile islamique «constitue une discrimination en raison des convictions religieuses et doit être déclaré nul». Au contraire du conseil de prud'hommes et de la cour d'appel de Versailles qui avaient déjà jugé l'affaire - et débouté la plaignante -, les magistrats ont considéré que les règles de laïcité en vigueur dans le service public ne s'appliquent pas au sein de la crèche, qui est une entreprise privée.

«C'est incompréhensible... Cela fait vingt ans qu'on se bat pour le soutien et l'intégration des femmes ! Aujourd'hui, c'est la République qui a perdu», déplore Natalia Baleato, la directrice de l'établissement, situé à Chanteloup-les-Vignes, dans les Yvelines. Dans cette ville de 9 500 habitants, ni bibliothèque municipale, ni piscine, ni cinéma. Seulement 30 % des foyers sont imposables. Dans ce paysage, Baby Loup fait figure de «havre de paix», pour reprendre les termes d'une collaboratrice de la crèche. «On croyait que c'était terminé, que ce soir, ce serait la victoire, enfin...» reconnaît une employée.

Car la saga dure depuis cinq ans. Depuis qu'elle a été attaquée en justice par une ex-employée, en 2008, la crèche est devenue le symbole d'une certaine idée de l'émancipation des femmes, dans le respect de la laïcité républicaine. La directrice, Natalia Baleato, a reçu le soutien d'éminents défenseurs de la laïcité : celui du Haut Conseil à l'intégration (HCI), mais aussi celui d'Elisabeth Badinter, qui est la marraine de l'association, de Jeannette Bougrab, ancienne présidente de la Halde, ou de Manuel Valls, qui s'est engagé aux côtés de Baby Loup alors qu'il était encore député de l'Essonne.

Le combat, infiniment estimable, n'en reste pas moins très lourd à porter pour la directrice et ses employés. Car l'ambition de Natalia Baleato dépasse largement la seule garde d'enfants. Ce qui donne à Baby Loup son caractère exceptionnel, sans équivalent en France, ce sont ces horaires d'ouverture : vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. En offrant aux femmes du quartier la possibilité de faire garder leurs enfants, Baby Loup leur a tout simplement ouvert les portes du monde du travail. «Je déposais ma fille tous les matins à 5 heures pour être au travail à 6 heures. Sans la crèche, je n'aurais jamais accédé à l'emploi de cadre que j'occupe maintenant, j'aurais perdu le bénéfice de mon concours», témoigne une jeune chef de cuisine.

Sage-femme de profession et fervente féministe, Natalia Baleato ne s'est pas arrêtée là. Elle a également permis à ses employées, des femmes sans qualification pour la plupart, de se former aux métiers de la petite enfance. Avec une efficacité qu'aucune politique ne peut revendiquer, Baby Loup est devenu en quelques années un authentique vecteur d'intégration. Un progrès qui devrait être plébiscité par tous. Hélas, ce n'est pas le cas, les perspectives d'émancipation des femmes qu'autorise cette crèche n'étant pas du goût des adeptes de l'islam radical, de plus en plus nombreux à Chanteloup. «La loi du quartier joue contre nous», disait Natalia Baleato à l'époque du premier procès aux prud'hommes. Un constat que partage Luce Dupraz, qui a retracé l'histoire de la crèche dans son livre, Baby Loup, histoire d'un combat (Erès, 2012). Depuis la fin des années 90, «une islamisation rampante gagne le quartier, écrit-elle. Depuis 2005-2006, des salafistes marocains et turcs, formés en France ou en Arabie saoudite, prêcheraient un retour aux valeurs fondamentales de l'islam».

La tension monte et se cristallise en 2008 autour de l'affaire du voile d'une employée du nom de Fatima Afif. Après un congé parental de cinq ans, cette employée réapparaît voilée et refuse d'ôter son foulard dans l'enceinte de la crèche. Directrice adjointe de l'établissement, elle connaît pourtant très bien le règlement intérieur, qui veut que, «dans l'exercice de son travail, le personnel doit respecter et garder la neutralité d'opinion politique et confessionnelle». Dans une ville telle que Chanteloup-les-Vignes, où une cinquantaine de nationalités sont représentées, cette neutralité est une condition de survie pour la crèche. Fatima Afif n'en a cure. «Elle n'était pas comme ça avant son congé. C'était une femme charismatique, très intéressante, se souvient une collaboratrice de Baby Loup. Elle s'est fait endoctriner, c'est certain.»

Menaces sur le personnel


A Baby Loup, le personnel est sous pression, et toutes celles qui acceptent de raconter les difficultés qu'elles rencontrent au quotidien le font sous couvert d'anonymat. Coups de fil anonymes, pneus crevés, signes menaçants..., les attaques ne sont jamais physiques ; elles interviennent par périodes, puis plus rien pendant des semaines. Une véritable guerre des nerfs. «Je fais toujours le tour de ma voiture pour vérifier qu'il n'y a pas un pneu crevé», confie une employée. Une autre raconte qu'un jour elle a retrouvé toutes les portières de sa voiture grandes ouvertes. Trois jours après, même scénario. Un autre soir, ce sont trois hommes encagoulés qui lui ont barré le chemin. Ils n'ont pas bougé, pas dit un mot, la jeune femme les a dépassés, terrorisée. «J'ai déjà entendu des phrases comme "C'est fini, vous êtes morte", lancées sur mon passage», affirme-t-elle.

Une situation qui était encore tenable tant que la justice française se montrait solidaire de Baby Loup. Jusqu'à mardi dernier, les tribunaux qui ont eu à juger l'affaire ont donné raison à la directrice. Le conseil de prud'hommes a estimé que l'insubordination répétée de Fatima Afif justifiait son licenciement. En 2011, la cour d'appel de Versailles a confirmé et a précisé que «ces enfants, compte tenu de leur jeune âge, n'ont pas à être confrontés à des manifestations ostentatoires d'appartenance religieuse». Seule la Halde, sous la présidence de Louis Schweitzer, avait rendu un avis favorable à la salariée voilée, une position désavouée par Jeannette Bougrab dès son arrivée à la direction de l'organisme, au printemps 2010.

Mais la Cour de cassation n'est pas de cet avis. En renvoyant le jugement en appel, ce qui prendra certainement encore un ou deux ans, les magistrats maintiennent une épée de Damoclès au-dessus de la crèche. Car, si la plaignante obtient les 100 000 € de dommages et intérêts qu'elle réclame, Baby Loup ne survivra pas. Aujourd'hui, la directrice de la crèche se dit «inquiète». Inquiète pour la République d'abord, et pour l'avenir de Baby Loup : «Je ne sais pas si l'équipe va tenir...»

Pour l'instant, ses employées sont solidaires. «C'est vrai qu'on va travailler avec une certaine appréhension, déclare une jeune femme, mais pour l'instant on ne songe pas à quitter Chanteloup-les-Vignes.» Quant à Natalia Baleato, Chilienne ayant fui successivement la dictature de Pinochet puis le régime de Videla en Argentine, elle se montre courageuse... mais pragmatique : «J'en ai vu d'autres. Mais je ne suis pas kamikaze.» A la France de réagir pour que l'aventure Baby Loup ne se transforme pas en mission-suicide.


LES ENTREPRISES PRIVÉES LIVRÉES À ELLES-MÊMES


Il n'y a pas qu'à l'école et dans les services publics que le port du voile islamique provoque des crispations. Depuis quelques années, les entreprises privées tentent de résoudre ce casse-tête. Elles sont confrontées à des revendications religieuses qui peuvent donner lieu à des plaintes pour discrimination et à un code du travail suffisamment équivoque pour laisser la part belle à l'interprétation.

Ainsi, l'article L1121-1 dispose que : «Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.» Quant au règlement intérieur, il ne peut contenir des «dispositions discriminant les salariés dans leur emploi», notamment en raison de «leurs convictions religieuses». En juin 2003, la cour d'appel de Paris a ainsi confirmé la nullité du licenciement et a ordonné la réintégration d'une téléenquêtrice qui avait refusé de troquer son voile contre un bonnet, car l'employeur «ne justifiait d'aucun élément objectif permettant de restreindre la liberté de la salariée dans l'intérêt de l'entreprise». Un exemple parmi d'autres...

En septembre 2011, le Haut Conseil à l'intégration (HCI) s'est donc emparé de la question, et son rapport, qui a donné lieu à un avis sur «l'expression religieuse et la laïcité dans l'entreprise», est éloquent. Premier constat, les revendications «identitaires» de la part d'employés musulmans ne constituent plus aujourd'hui un «épiphénomène». Les entreprises adoptent trois attitudes : soit elles cèdent sur tout, soit elles refusent en bloc, soit elles laissent «le terrain se débrouiller».

Le HCI fait aussi état de nombreux exemples, où les patrons choisissent l'illégalité pour ne pas avoir à affronter la question du port du voile. Comme ce restaurant qui n'a pas de vestiaires pour femmes, car l'employeur a décidé de ne pas en embaucher. Certaines sociétés affrontent néanmoins l'obstacle, en ajoutant faute de mieux au règlement intérieur un «code de déontologie»... qui n'a aucune valeur juridique. Et c'est bien là que le bât blesse. En 2011, dans son avis, le HCI, qui a recueilli les doléances de nombreux chefs d'entreprise, a donc fait plusieurs recommandations au législateur pour imposer «une certaine neutralité en matière religieuse» dans les entreprises privées. Mais elles sont toujours dans les cartons.
Marianne.fr
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Le point sur la pétition

18.000 signatures au 2 avril......

Merci à tous les soutiens, diffusons et ne baissons pas les bras.
Caroleone

Rédigé par caroleone

Publié dans #Libre pensée et laïcité

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