Martinique et Kanaky : ce que nous apprennent les Soulèvements "d'Outre-Mer"
Publié le 27 Octobre 2024
Les colonies françaises n'en finissent plus de s'enflammer. Ces terres jadis conquises par un Empire raciste, esclavagiste et colonial, ne restent françaises qu'au prix de l'écrasement des luttes de libérations nationales, et de la répression féroce des mouvements autonomistes et indépendantistes. Israël n'a pas le monopole de la colonisation et des violations répétées du droit international. Du Pacifique à l'Atlantique en passant par l'Océan Indien, la France - elle aussi - occupe et colonise en toute impunité, et bafoue le droit des peuples à l'autodétermination.
Voici un texte de soutien et d'analyse, écrit depuis la dynamiques des Greniers des Soulèvements de la terre.
Insurrections décoloniales
Depuis des mois, la Kanaky se soulève contre la volonté gouvernementale d'un "dégel du corps électoral". Or ce « dégel » n'est autre qu'une tentative de blanchiment électoral. Il s'agit de faire voter les colons récemment débarqués pour enrayer à tout prix le processus de décolonisation. Garder la main sur le nickel et les autres richesses de la terre. Contrôler un espace maritime immense aux fins d'hégémonie militaire. Conserver une colonie, coûte que coûte, par la force et la violence. La déportation et l'incarcération des militants-es de la Cellule de Coordination des Actions de Terrain (CCAT), l'exécution de plus d'une dizaine de manifestant-es par la police et les milices coloniales des caldoches, ces descendants de colons devenus colons à leur tour, et le silence organisé des médias dominants n'y changeront rien. La Kanaky n'est pas la France. La décolonisation est la seule issue possible.
Depuis des semaines, la Martinique se soulève contre la vie chère. Le Rassemblement pour la Protection des Peuples et des Ressources Afro-caribéens (RPPRAC MARTINIQUE ) a impulsé un blocage en règle de l'île. Les manifestant-es tiennent tête à la police métropolitaine. Ce mouvement, à l'image des grèves offensives du LKP (Lynniaz Kont Pwofitasyon) en 2009, dépasse largement la simple défense du "pouvoir d'achat". A travers lui, c'est toute l'organisation économique de la dépendance coloniale qui est remise en cause. La terre est restée aux mains des descendant.es des grandes familles de propriétaires esclavagistes. Elle est accaparée et exploitée pour produire des denrées exotiques spéculatives à destination de l'export (banane, canne à sucre, etc.). Elle est empoisonnée à coup de chlordéchone, de glyphosate et autres pesticides. Le système plantationnaire est la matrice historique du complexe agro-industriel. Il impose ses règles de commerce et, privée de sa terre et de son autonomie, la population colonisée est contrainte d'acheter des produits métropolitains importés et surtaxés pour assurer sa subsistance. Les produits alimentaires sont 40% plus chers qu'en France, alors même que la population est bien plus pauvre. Paniqué, le gouvernement a instauré un couvre-feu jusqu'au 28 octobre, a envoyé la CRS-8 et a concédé une baisse de 20% (du prix ?) des denrées alimentaires sur un panier de 60 produits. Le RPPRAC, jugeant à juste titre que c'est insuffisant, annonce la poursuite de son mouvement exemplaire pour l'autonomie politique et alimentaire.
Aujourd'hui, depuis les Greniers des Soulèvements de la Terre, nous souhaitons adresser un message de solidarité à tous-tes les habitant-es en lutte dans ses territoires qui restent des colonies françaises. Parvenu.es à des moments charnières de leur lutte, nous leur apportons tout notre soutien.
Subsistances subversives
Depuis avril 2023 et la parution de l'appel à constituer des Greniers des Soulèvements [1], une douzaine de nos comités locaux se sont organisés pour produire des légumes afin de ravitailler les mobilisations inscrites à notre calendrier d'action pour la défense des terres. Cette pratique locale du ravitaillement des luttes et de la production agricole solidaire a vocation à s’étendre à d’autres secteurs du mouvement social, à dépasser les seuls actes des Soulèvements de la Terre.
Elle s’appuie sur des expériences locales de Réseaux de Ravitaillement qui essaiment peu à peu dans diverses régions de France. Les greniers cherchent à relier les rues et les champs ; les salarié-es, les étudiant-es et les paysan-nes ; les manifs, les grèves et la production agricole auto-organisée pour nourrir et faire durer nos luttes.
Cette expérience modeste et embryonnaire a le mérite d'esquisser une perspective politique : celle de subsistances subversives. Pour nous, la subsistance est l'axe majeur de la lutte des classes entendue comme lutte pour l'accès à l'alimentation, à la terre et aux outils de travail. C'est-à-dire la lutte des classes entendue comme une lutte pour la vie au sens prosaïque, une nécessité vitale.
Mais comme viennent nous le rappeler Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau dans leur « Manifeste pour les "produits" de haute nécessité » [2], la subsistance dépasse le prosaïque, car elle inclut l'accès à des « produits de haute nécessité » :
Alors que mettre dans ces « produits » de haute nécessité ? C’est tout ce qui constitue le cœur de notre souffrant désir de faire peuple et nation, d’entrer en dignité sur la grand-scène du monde, L'autre très haute nécessité est ensuite de s'inscrire dans une contestation radicale du capitalisme contemporain qui n'est pas une perversion mais bien la plénitude hystérique d'un dogme. Langue, musique, littérature et surtout la dignité qui se forge dans la poétique de la lutte, la pratique d'une résistance comme expression non seulement d'une capacité d'agir, mais comme expression d'une créativité qui crée un langage, une esthétique, une communauté, un rapport au monde.
Ce que nous apprennent les soulèvements « d'Outre-Mer »
Vu d’ici, les subsistances subversives, c’est cet horizon que viennent nourrir Martinique et Kanaky. Leurs combats nous indiquent le chemin à suivre pour reconstruire un véritable rapport de force, ici, en France métropolitaine. Un rapport de force qui redessine un mouvement social trop cloisonné et timide, un rapport de force qui fasse sauter les barrières entre les luttes du monde salarié, celles du monde agricole et celles de l'écologie politique. Ce rapport de force est porté par des organisations populaires telles que le CCAT ou le RPPRAC. Autonomes vis-à-vis des syndicats et des partis, elles se constituent en force d'intervention incontournable sur le terrain par les blocages et l’autodéfense face à la police. Elles recueillent l'appui de toutes les composantes institutionnelles de gauche, tout en gardant les mains libres. Elles peuvent ainsi aller plus loin que ces dernières, tant en matière d’intransigeance dans les négociations que dans la radicalité des formes d'action et des affirmations politiques. En ce moment même, Kanaky et Karaïb, depuis les lointaines périphéries impériales, travaillent à rouvrir un horizon révolutionnaire. A nous de les appuyer dans ce moment décisif, à nous en ressaisir pour frapper l'Empire en son centre.
D’un coté, Martinique nous invite à sortir des mouvements défensifs centrés sur la sauvegarde des acquis et des droits sociaux face au dépeçage néo-libéral, à dépasser les journées syndicales pour le « pouvoir d’achat ». Martinique nous incite à bloquer durablement l’économie par des piquets volants en articulant les revendications sur la hausse des salaires et des minimas sociaux avec celles d’un blocage des prix des produits alimentaires et des produits de première nécessité. Elle nous appelle à construire un mouvement offensif pour socialiser l’alimentation et l’arracher aux logiques spéculatives.
De l’autre, Kanaky nous invite à dépasser le seul horizon des réformes institutionnelles. Kanaky nous incite à prolonger l'expérience révolutionnaire algérienne qui, en reprenant et en communisant les biens laissés vacants par les colons en fuite, avait construit un puissant secteur « socialisé » et « autogéré » où terres et usines basculaient sous le contrôle des habitant-e-s et des paysan-nes. Elle nous appelle à identifier les accapareurs qui nous privent de notre autonomie et de nos moyens de subsistance, à les chasser et à les exproprier, à socialiser la terre et les outils de travail pour les arracher aux logiques d’accumulation.
Ensemble, Martinique et Kanaky nous invitent à anticiper le prochain « mouvement social », à constituer dès à présent les formes d’auto-organisation qui nous permettront de déborder le cadre neutralisant dans lequel les derniers mouvements ont été confinés. Elles nous incitent à élargir la palette de nos formes d’actions, à voir plus loin que les revendications limitées dans lesquelles l’hégémonie libérale nous enserre, à réaffirmer notre volonté d’autonomie et d’autodétermination.
Elles nous appellent à élaborer une politique de subsistances subversives qui relie les luttes sociales, les luttes paysannes et les luttes écologiques, autour d’un combat unitaire pour nos conditions de vie, pour l’accès de tous-tes à l’alimentation, à la terre et à l'eau.
"Ce mouvement se doit donc de fleurir en vision politique, laquelle devrait ouvrir à une force politique de renouvellement et de projection apte à nous faire accéder à la responsabilité de nous-mêmes par nous-mêmes et au pouvoir de nous-mêmes sur nous-mêmes. Nous appelons à une haute politique, à un art politique, qui installe l'individu, sa relation à l'Autre, au centre d'un projet commun où règne ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté."