Quelqu'un veut réfléchir à la transition énergétique ?

Publié le 23 Juillet 2022

21 juillet, 2022 par La Tinta 

Malgré les avertissements des scientifiques et les protestations des écologistes, le Parlement européen a accepté d'inclure l'énergie nucléaire et le gaz dans la taxonomie des "activités économiques écologiquement viables", en leur donnant le même statut que les énergies renouvelables. Suite à la publication du dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) en avril, une cartographie publiée dans Energy Policy fait état de 425 "bombes à carbone" dans le monde et 195 sont des projets pétroliers et gaziers, dont Vaca Muerta en Argentine. Qu'en est-il des engagements en matière de transition énergétique ?

Par Valeria Foglia pour ANRed

La France, l'Allemagne et la Pologne sont parmi les pays qui ont poussé le plus fort pour classer le nucléaire et le gaz, deux énergies polluantes, comme "vertes". Cette décision ne fait pas que jeter aux oubliettes les engagements tièdes pris lors de la COP26 à Glasgow. Cela laisse également à gauche un organisme aussi conservateur que l'Agence internationale de l'énergie qui, dans un rapport historique de mai 2021, affirmait que l'obtention d'émissions nettes nulles d'ici 2050 "nécessite une transformation sans précédent de la manière dont l'énergie est produite, transportée et utilisée dans le monde". Plus précisément, l'AIE affirme qu'"aucun nouveau gisement de pétrole et de gaz naturel n'est nécessaire sur la voie du zéro net".

La décision de la Chambre européenne, qui entrera en vigueur en 2023, signifie que ces technologies non durables accapareront des subventions et des investissements qui pourraient être utilisés pour le développement des énergies renouvelables. Malgré ce nouveau label, le gaz est loin d'être un combustible de transition : certains le définissent comme un mur empêchant la transition énergétique. On peut en dire autant de l'énergie nucléaire. Emergencia en la Tierra a consulté Silvana Buján, journaliste scientifique, militante écologiste et leader du mouvement antinucléaire en Argentine.

Le mensonge nucléaire  

"La Commission (européenne) considère que les investissements privés dans le gaz et l'énergie nucléaire ont un rôle à jouer dans la transition écologique", indique un communiqué sur le site du Parlement européen. Les répercussions, tant pour que contre, ont été rapides. Greta Thunberg a fait valoir que ce "label vert" signifie retarder "une transition réelle et durable qui est désespérément nécessaire", ainsi que l'approfondissement de la dépendance au gaz russe. À l'autre pôle, Élisabeth Borne, le premier ministre du gouvernement d'Emmanuel Macron, a déclaré devant le Parlement français que "la transition énergétique passe par le nucléaire" et a annoncé que 100 % du capital de l'entreprise endettée Électricité de France (EDF) passerait dans le giron public (elle en possédait déjà 85 %).

Avec ce déguisement climatique et cette indépendance supposée vis-à-vis de la Russie, le pays européen possédant le plus grand nombre de centrales nucléaires se perçoit comme "la première grande nation écologique qui abandonnera les combustibles fossiles", selon Mme Borne. Silvana Buján ne partage pas cet optimisme : "La France, qui se targue d'avoir un cycle vertueux de l'énergie nucléaire et a le culot d'apposer le logo de recyclage de l'industrie nucléaire sur Électricité de France, exporte ses déchets radioactifs en Sibérie par train et les déverse depuis des années".

Buján, auteur de : Energía nuclear: una historia de engaños, ocultamiento y abandono, rejette tous les mythes "écolos" construits autour de cette technologie. Spoiler : elle n'est ni propre ni renouvelable, et ne contribue pas non plus à la transition énergétique nécessaire pour empêcher le réchauffement climatique de dépasser 1,5°C d'ici 2100, comme le propose le GIEC.

Elle n'est pas renouvelable. Elle dépend de l'extraction de l'uranium, "un minéral qui est dans la nature" et que "nous ne pouvons pas inventer", précise le spécialiste. Si le cyanure est utilisé pour les méga-mines d'or et d'argent, pour l'extraction de l'uranium, la lixiviation se fait avec de l'acide sulfurique, générant d'énormes responsabilités environnementales.

Elle n'est pas propre. Bien que les émissions de CO2 des centrales elles-mêmes soient faibles, leur mise en œuvre implique "un réseau d'émissions comparable à celui des centrales au charbon". Buján énumère : la construction des réacteurs et le kilométrage des réseaux et systèmes de transport depuis les mines d'uranium, les équipements à combustible fossile utilisés pour les grands concasseurs, le transport par route et par bateau, et, bien sûr, les déchets radioactifs.

Ce dernier point est, selon la journaliste spécialisée, "le grand trou noir de l'industrie nucléaire", car, pour l'instant, "il n'y a pas de dépôt dans le monde pour les déchets hautement radioactifs", donc ils "vont et viennent". La Finlande, par exemple, construit Onkalo, son dépôt de combustible nucléaire usé, depuis près de 20 ans. "Elle a investi plus de 20 milliards de dollars et n'a toujours pas terminé", note Mme Buján.

Parmi les projets de dépôt qui ont "échoué lamentablement", Mme Buján cite celui de Cuenca, en Espagne, et celui qui devait être situé à Yucca Mountain, dans le Nevada, aux États-Unis. "Personne ne veut mettre des déchets près de sa maison", dit-elle. Les dépôts à faible et moyenne activité, quant à eux, "sont placés là où ils le peuvent". L'Espagne, par exemple, a El Cabril, mais elle loue aussi des espaces à la France, qui ne les garantit pas toujours.

Ce n'est ni un problème mineur ni un problème temporaire. Mme Buján estime que les déchets radioactifs "sont un problème éthique : on ne peut pas laisser aux générations futures ce cadeau de la mort", en faisant "un trou quelque part" pour enterrer des déchets qui, des milliers d'années plus tard, pourraient libérer "le pire type de rayonnement", le rayonnement gamma.

Elle n'est pas transitoire. Mme Buján rejette l'argument avancé par ceux qui font pression pour que l'énergie nucléaire soit incluse dans la taxonomie de l'UE. "Les énergies de transition ne peuvent pas être des énergies qui laissent un passif environnemental aussi énorme, ingérable et hors d'échelle humaine. Vous ne pouvez pas penser que je vais faire quelque chose de transitoire, puis l'éteindre et laisser un "cadeau à poils" à toutes les générations futures. C'est contraire à l'éthique et, personnellement, je ne veux pas appartenir à une civilisation qui a hypothéqué la santé et la sécurité pour l'avenir.

Elle n'est pas donnée. Mme Buján cite l'exemple d'EDF en France : "C'est l'un des plus gros débiteurs fiscaux. Il ne fera jamais de bénéfices. Le spécialiste identifie un "calcul menteur du kilowattheure", qui ne prend en compte que le coût du fonctionnement de la centrale - "tout au plus, ils ajoutent la valeur de la construction" - et non "le processus hautement polluant - jamais corrigé en Argentine - de l'extraction de l'uranium". Ni "tout ce que vous allez devoir faire pour protéger ces déchets pendant au moins 40 000 ans".

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Elle n'est pas sûre. Outre les erreurs humaines, les défauts de construction, les événements catastrophiques de plus en plus intenses et fréquents (EDF a dû arrêter plusieurs réacteurs en raison de la canicule), ainsi que les déchets radioactifs ingérables, Mme Buján ajoute dans son livre le danger d'attaques terroristes, un phénomène qui a pris de l'ampleur avec la guerre entre la Russie et l'Ukraine.

"Quand on vous dit que c'est bon marché, transitoire, propre ou sûr, la réponse est clairement non, et cela peut être prouvé par les arguments les plus durs, les plus scientifiques et les plus techniques", souligne-t-elle.

Ce qui se passe en Argentine 

Le pays n'est pas étranger à la lutte antinucléaire : en 1996, des milliers de personnes ont empêché l'installation de la première décharge de déchets radioactifs dans la commune rurale de Gastre, dans le Chubut. Un geste de "Patagonie non-nucléaire" promu par Javier Rodríguez Pardo, fondateur du Mouvement antinucléaire de Chubut, à qui Buján a dédié son livre.

L'auteur y écrit que "notre pays ne dispose toujours pas de dépôts ou de systèmes de stockage définitif pour les déchets radioactifs de haute, moyenne et faible activité générés par l'activité nucléaire étatique et privée, et pourtant il persiste dans la construction de nouvelles centrales nucléaires".

Interrogée sur l'impact de l'évolution de la situation en Europe sur l'Argentine, Mme Buján répond que "nous aurons, comme toujours, les "fêtards de l'atome", c'est-à-dire une grande partie de la Commission nationale de l'énergie atomique". La spécialiste reconnaît qu'"il y a de moins en moins de cette génération qui croyait que c'était une technologie de pointe" et se félicite que le CNEA ait "une aile qui fait de la technologie satellite, de la médecine nucléaire et des choses qui sont merveilleuses". Elle regrette toutefois que "l'idée d'investir des milliards de dollars pour construire une centrale nucléaire" ait encore du poids.


Le Movimiento Antinuclear de la República Argentina (MARA) a également lancé un avertissement : "Le lobby nucléaire a entamé sa dernière offensive pour amener le gouvernement argentin à importer un réacteur nucléaire de Chine". Selon eux, cela implique une dette de plus de huit milliards de dollars auprès d'un consortium de banques dirigé par l'ICBC. Dans un article de Cristian Basualdo, un dirigeant de MARA, ils soulignent que tant le macrisme que le kirchnerisme ont soutenu et dénigré le projet, selon qu'ils étaient au gouvernement ou dans l'opposition.

En raison de leur soutien à l'énergie nucléaire, les membres de Jóvenes por el Clima, qui se qualifient de "représentants des vendredis pour l'avenir en Argentine", se sont différenciés du mouvement créé par Greta Thunberg en soutenant publiquement l'agenda de Nucleoeléctrica, l'exploitant des centrales d'Embalse et d'Atucha I et II.

Bombes climatiques

Une bombe à carbone est un projet d'exploitation de charbon, de pétrole ou de gaz fossile susceptible d'émettre plus d'une gigatonne de CO2. En mai, une cartographie établie par des scientifiques des États-Unis, du Canada, d'Allemagne et du Royaume-Uni a recensé 425 bombes à carbone, dont les deux tiers se trouvent en Chine, en Russie, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

L'étude identifie dix pays ayant plus de dix bombes à carbone : la Chine (141), la Russie (41), les États-Unis (28), l'Iran (24), l'Arabie saoudite (23,5), l'Australie (23), l'Inde (18), le Qatar (13), le Canada (12) et l'Irak (11). À elles deux, elles représentent les trois quarts du potentiel d'émissions de toutes les pompes à carbone.

Parmi ceux-ci, 195 sont des projets pétroliers et gaziers, dont Vaca Muerta dans le Neuquén, qui, au total, pourraient ajouter un milliard de tonnes d'émissions de CO2 au cours de leur durée de vie. Selon The Guardian, 60 % ont déjà commencé à pomper. Les cinq premiers projets pétroliers et gaziers en termes de potentiel d'émissions se situent aux États-Unis, deuxième pollueur mondial après la Chine.

Malgré les annonces de Biden concernant l'objectif de zéro émission nette d'ici 2050, quelque 22 projets sont en cours de réalisation dans le bassin permien - la Mecque de la fracturation américaine -, le golfe du Mexique et le Colorado, entre autres. Le pays nord-américain est suivi de l'Arabie saoudite, de la Russie, du Qatar, de l'Irak, du Canada, de la Chine et du Brésil en termes d'émissions potentielles de la "bombe à carbone" du pétrole et du gaz.

En avril dernier, alors que la crise énergétique mondiale se profilait déjà, le consultant climatique Enrique Maurtua Konstantinidis expliquait à Emergencia en la Tierra que, dans notre pays, les énergies renouvelables stagnent depuis trois ans. Loin d'être chers, depuis 2010, leur prix a baissé de 85 %, selon le dernier rapport du GIEC. "Nous subventionnons trop les autres. C'est là le problème", a déclaré l'expert.

Ce scénario se répète dans d'autres pays du Sud, selon le rapport Step Off The Gas de l'Institut international du développement durable. Les projets gaziers reçoivent quatre fois plus de fonds publics que l'énergie solaire ou éolienne. "L'Argentine dépend aujourd'hui largement de la consommation de gaz et reste coincée entre des subventions élevées et la dette", conclut le rapport.

Continuez, continuez.....

Depuis le début de l'année, une série d'annonces ont prouvé le seul engagement des dirigeants mondiaux : veiller à ce que l'industrie fossile profite jusqu'à la dernière goutte. Boris Johnson est sur le départ, mais son administration au Royaume-Uni a permis de poursuivre les forages en mer du Nord, entre la Norvège et le Danemark, à la recherche d'hydrocarbures. Par ailleurs, la fracturation, qui fait l'objet d'un moratoire depuis 2019, n'est pas écartée. Selon les militants d'Uplift, jusqu'à 46 projets pétroliers et gaziers pourraient être approuvés entre 2022 et 2025.

En avril, le gouvernement du "vert" Justin Trudeau au Canada a approuvé le projet Bay du Nord à la demande d'Equinor, la même compagnie norvégienne qui cherche à faire de l'exploration sismique dans les eaux très profondes de la mer argentine. Il lui permettra d'exploiter pendant trente ans une installation flottante dans les gisements jurassiques du bassin du col flamand, dans l'océan Atlantique.

(Image : Beata Zawrzel/NurPhoto)

En avril également, le groupe israélien Delek a acquis la société qui cherche à développer le champ pétrolifère de Cambo en mer du Nord, à 125 kilomètres au large de l'Écosse, lui donnant ainsi une nouvelle vie après le retrait de Shell en décembre. En partenariat avec Exxon, la compagnie pétrolière portugaise Galp Energia cherche à construire d'autres usines à gaz au Mozambique.

En juin, l'Allemagne a redémarré ses centrales électriques au charbon, la technologie la plus polluante au monde, en raison de la réduction de l'approvisionnement par Gazprom via le gazoduc Nord Stream. Contrairement à sa promesse électorale, l'administration Biden a défriché de nouvelles terres et eaux publiques pour le forage de combustibles fossiles.

Chaque fraction de degré compte

Après la montée en puissance du mouvement pour le climat en 2019, l'arrêt forcé par une pandémie est apparu comme une occasion de délaisser les énergies fossiles au profit des énergies renouvelables. Bien que la baisse mondiale des émissions en 2020 ait été sans précédent, la "magie" d'une transition énergétique pacifique ne s'est pas produite et les émissions ont presque retrouvé leurs niveaux antérieurs, comme l'a vérifié le consortium scientifique Global Carbon Project (GCP).

Au milieu d'un activisme climatique stagnant, la guerre en Ukraine et la nécessité de tourner le dos au gaz naturel russe semblaient offrir une nouvelle opportunité. Cependant, la Russie a gagné de nouveaux clients et dispose de plusieurs "bombes à carbone" à approvisionner et avec lesquelles faire des affaires dans le pays et à l'étranger, ce qu'elle partage avec d'autres méga-émetteurs.

Le "grand bénéficiaire" de la crise énergétique provoquée par la guerre est l'industrie du gaz, a récemment déclaré Climate Action Tracker. Cette "ruée vers l'or" mondiale met en péril la transition vers la décarbonisation, en favorisant la production de gaz fossiles, les pipelines et les installations de GNL. La déclaration fait valoir que le risque est de "nous enfermer dans une autre décennie à forte intensité de carbone" et de nous éloigner des objectifs de l'accord de Paris.

L'augmentation de la température de la terre depuis l'ère préindustrielle est-elle importante ? Non. Les scientifiques de l'université de Stanford qui ont participé au bilan CO2 du GCP considèrent que des hausses de 1,5 et 2°C constituent des "seuils destructeurs" susceptibles d'entraîner des impacts climatiques "graves et généralisés", tels que des sécheresses intenses, des vagues de chaleur extrêmes, des inondations côtières, des pertes de récoltes et des extinctions. La planète s'est déjà réchauffée de 1,2°C et les effets sont déjà visibles. À ce rythme, on estime que les 2°C pourraient être dépassés en quelques décennies, tandis que les 1,5°C seraient atteints en une décennie.

Alors que le GIEC a proposé une réduction de 48 % des émissions annuelles de gaz à effet de serre dans le monde d'ici à 2030 et une réduction nette à zéro d'ici à 2050, les entreprises du secteur de l'énergie et les gouvernements en font presque une question de science-fiction. Les principaux émetteurs ont montré à maintes reprises qu'ils ne sont pas intéressés par l'abandon du modèle fossile, mais par la survie des profits de l'industrie. La sortie de la crise ne dépend pas d'eux.

*Par Valeria Foglia pour ANRed / Image de couverture : Allard Schager/Getty Images.

traduction caro d'un article paru sur la Tinta le 21/07/2022

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