La lutte des communautés afro-colombiennes : entretien avec Luis Armando Ortiz
Publié le 4 Janvier 2018
04 Jan 2018 RAFFAELE MORGANTINI / RICARDO VAZ.
L'histoire des communautés afro-colombiennes est une histoire de persécutions, de déplacements forcés, de violations des droits de l'homme et de lutte constante pour la dignité. Pour mieux comprendre cette lutte, notamment dans le contexte de la (non-)mise en œuvre des accords de paix en Colombie, nous nous sommes entretenus avec Luis Armando Ortiz, l'un des leaders du Proceso de Comunidades Negras.
Qu'est-ce que le Proceso de Comunidades Negras ?
Le PCN, Proceso de Comunidades Negras, est l'organisation nationale qui chapeaute la plupart des organisations communautaires noires de Colombie. Il y en a aussi d'autres, mais le PCN est celle qui a le plus de transcendance et de pertinence dans le contexte national et international.
Pouvez-vous nous donner une perspective plus historique de la lutte des communautés afro-colombiennes dans votre pays ?
Eh bien, la lutte a été historique depuis le processus de colonisation, dans la recherche de la liberté, de ces personnes âgées, nos ancêtres qui ont fui un processus connu sous le nom de cimarronaje des enclaves minières. Ces gens se trouvaient à l'époque dans les selvas les plus reculées, et ils ont ensuite constitué ce que l'on appelle les palenques, qui sont des sortes de "nations", au sein de la nation à cette époque coloniale puis républicaine, pour se protéger des chasseurs d'esclaves qui voulaient les capturer pour les ramener dans les enclaves minières. Il s'agit d'espaces construits par nos ancêtres comme stratégie de défense, avec des barricades de bâtons (d'où le nom de palenques), pour se protéger de ceux qui portaient ces menaces.
Puis vint le processus d'abolition de l'esclavage en 1851, un processus dans lequel il n'y avait pas de conditions minimales de dignité pour ces affranchis, mais ces communautés s'installèrent principalement sur les rives des bassins de la côte Pacifique colombienne et dans d'autres régions aux conditions similaires de la côte Atlantique et Caraïbes. La Colombie est donc un pays qui compte une importante population d'Afro-descendants ou de communautés noires, qui sont pour la plupart installés dans ces territoires et dans les municipalités de ces régions et les capitales de leurs départements, comme Cali (Valle del Cauca), Medellin (Antioquia), Quibdó (Chocó) et, après un processus de migration et de déplacement, également à Bogota, où se trouve une importante colonie de communautés noires. En Colombie, nous représentons 20% du recensement de la population nationale.
Grève civique en Colombie, octobre 2017 (photo : jjcaicedo96).
Et précisément ces déplacements de population, ces migrations, à quelle époque ont-ils eu lieu et pour quelles raisons ?
Il y a eu une migration historique liée essentiellement à l'offre de travail dans les plantations de canne à sucre, en particulier dans le Valle del Cauca. De nombreux habitants du Pacifique sont allés travailler comme salariés dans ces plantations de canne à sucre pour la production de sucre. D'autres aussi avec le boom du développement des grandes capitales, comme main-d'œuvre non qualifiée dans la construction d'autoroutes, de chemins de fer et de ports. Disons que la main-d'œuvre a migré face à ces processus d'offre de travail, en partie en développant les infrastructures qui ont historiquement fait défaut dans nos territoires. Ces premiers processus migratoires ont eu lieu principalement entre le début et le milieu du 20e siècle.
Mais, malgré cela, ce n'était pas un problème majeur. Les problèmes ont commencé avec les déplacements forcés des habitants de nos communautés, principalement en raison de certaines pratiques productives très négatives liées aux projets de "développement" ou à la mise en place de cultures de coca qui sont arrivées principalement au milieu des années 90 dans le Pacifique colombien. Ces processus ont également entraîné la pénétration de grands capitaux sur le territoire pour l'exploitation de minéraux (or, argent, etc.). L'expansion de la frontière portuaire dans des villes comme Buenaventura est un autre exemple qui a provoqué des déplacements forcés, des tortures, des assassinats, des disparitions, des violations sexuelles, le recrutement forcé d'adolescents et de jeunes leaders, dont les enfants n'ont pas été exemptés, dans le cadre du conflit armé.
Les processus de déplacement forcé ont donc augmenté en corrélation avec l'adoption des fameux accords de libre-échange ?
Exactement, autour de tout ce que le modèle économique qu'ils voulaient mettre en place en Colombie avec l'ouverture économique qui a ensuite donné lieu aux accords de libre-échange. Ceux-ci ont généré une dynamique agressive contre les territoires ancestraux. D'une part, l'expansion des ports, compte tenu du fait que plus de 60 % du commerce extérieur de la Colombie transite par Buenaventura, par exemple. D'autre part, les terres du Pacifique sont très riches en or et en argent. De nombreux gisements de coltan et de pétrole ont été découverts, une grande biodiversité de la flore et de la faune, et c'est là que les tentacules de l'économie néolibérale ont été dirigés dans nos territoires.
Dans notre vision, une économie qui détruit les territoires et la nature devrait être une économie illégale. Cependant, cette économie a été légalisée par le gouvernement national, et aujourd'hui elle pénètre de manière violente et agressive, générant des impacts en termes de violations des droits de l'homme, violant notre droit légitime à avoir notre propre économie, le droit de pouvoir choisir un modèle de développement à partir de la vision ethnique des communautés qui sont là. Nous les appelons plans d'"ethno-développement", ou plans de vie, comme certaines communautés les appellent aussi, ou PEDRIN, comme plans de développement rural intégré. Ces propositions s'opposent aux plans de développement du gouvernement national qui obéissent simplement au plan hégémonique de l'économie néolibérale dans le monde.
Il y a donc ce contrepoint, comme on dit, dans notre langage très populaire, de se battre pour notre modèle de développement alors que l'on assiste à un intérêt massif à éloigner nos populations de leurs territoires par tous les moyens possibles. D'une part, par la violence au cœur du conflit armé, une dispute pour le contrôle territorial d'une économie illicite autour de la coca. Et d'autre part, par les mégaprojets qui sont développés sur la côte Pacifique.
Quelle est la position de l'État sur le déplacement forcé de vos communautés ?
Nous reconnaissons comme victimes de déplacement les personnes qui se trouvent dans des zones de confrontation ou dans des zones économiques où ces méga-projets sont développés et où les habitants doivent fuir ou sont forcés de partir. Nous déposons des plaintes auprès du bureau du Médiateur pour rendre évidentes ces situations, souvent rendues invisibles par les documents officiels. C'est là que nous avons fait quelques progrès, en diffusant de la documentation sur ce problème. Quatre-vingt-quatorze pour cent des personnes déplacées en Colombie sont des Noirs, des paysans et des indigènes. Parmi eux, les Noirs constituent la grande majorité.
Aujourd'hui, la locomotive du développement, les barrages hydroélectriques, l'exploitation planifiée des hydrocarbures, les infrastructures portuaires, les projets miniers, etc. sont toujours plus sources de déplacements sur nos territoires. Dans certains cas, les communautés ne sont pas déplacées, mais elles vivent dans des zones d'exploitation aux impacts très dangereux du point de vue sanitaire.
Quel est le but de votre visite, de votre tournée en Europe, réunissant toutes ces revendications des populations afro-colombiennes ?
Le but principal de cette visite est de dénoncer, devant la communauté internationale, la manière systématique dont le gouvernement, à travers différentes stratégies, a généré le chaos au sein de notre population, les acteurs armés illégaux dans ces territoires assassinent également de manière continue et systématique nos dirigeants, les membres de leurs familles, pour s'être opposés précisément à ce type d'attaques de la part des acteurs armés illégaux, mais aussi des institutions du gouvernement national lui-même. Notre peuple est assassiné, nos jeunes sont recrutés au service de structures illégales, du trafic de drogue et du paramilitarisme, qui interviennent sur le territoire dans l'exercice d'une économie illégale.
Récemment, à Tumaco, un incident a également révélé que le gouvernement, plus précisément la police, est responsable de l'assassinat de sept dirigeants paysans cultivateurs de coca à Alto Mira. Il existe un contexte de terreur, d'expulsion et de déplacement, dans lequel les autorités sont responsables, que nous voulons dénoncer. Beaucoup d'entre nous n'ont pas le courage de le dire, nous savons les risques que nous courons, mais quelqu'un doit attirer l'attention de la communauté internationale.
Nous appelons la communauté internationale, les médias alternatifs, les mouvements sociaux de gauche, les mouvements politiques alternatifs, à se joindre à notre lutte, à attirer l'attention des citoyens du monde là où ils se trouvent, à travers les différents médias, afin que cette réalité soit connue.
Et comment ce message contraste-t-il avec l'image que le gouvernement colombien tente de projeter à l'étranger ?
Le gouvernement national n'a pas fait connaître cette réalité qui se produit dans cette autre Colombie, cette Colombie oubliée, marginalisée et exclue, cette Colombie qui a les plus hauts niveaux de pauvreté et de misère, cette Colombie dont on ne parle pas. Cependant, le président Santos fait une propagande internationale selon laquelle la Colombie, après l'accord de paix et depuis la cessation des combats avec les FARC, est un pays en paix, en plus de demander pour le mois de mai la reconnaissance de la certification des Nations Unies dans le domaine des droits de l'homme. Il s'agit aussi de nier la version officielle du Président de la République, ce qui est un total contresens.
Nous faisons face à un ennemi qui nie nos droits, qui nie les conquêtes du peuple noir dans le cadre de la loi 70, dans le cadre des accords qui ont été signés avec le gouvernement national et les FARC à La Havane avec la table des victimes, dans laquelle les communautés noires étaient également présentes. Le chapitre ethnique a été proposé et inclus dans le texte. Nous avons très peur parce que c'est précisément dans le cadre de tous ces chapitres que le gouvernement national a démantelé systématiquement, il y a une attaque systématique contre les droits du peuple noir.
Comment le PCN se positionne-t-il par rapport à ce processus de paix et à sa mise en œuvre, et de quelle manière ce processus affecte-t-il (positivement ou négativement) les conditions de vie des communautés afro-colombiennes ?
Tout d'abord, il faut dire que dans la communauté noire, nous parions sur un vote positif pour cet accord, précisément parce que nous avons été victimes de nombreux abus et nous parions sur un vote positif avec confiance, comme tous les Colombiens, et avec l'espoir d'avoir un pays en paix. Nous avons de nombreux défis à relever et c'est précisément pour faire face à la manière vorace dont le gouvernement va à l'encontre de nos intérêts, démantèle nos droits. Nous prévoyons une mobilisation nationale, tout d'abord pour exiger le respect de nombreux accords. Il y a plus de 100 accords historiques avec le gouvernement national qui n'ont jamais été respectés, ce qui justifie le scepticisme que nous avons à l'égard du nouvel accord qui a été conclu entre le gouvernement et les FARC.
Nous apportons également des propositions comme nous l'avons toujours fait, des alternatives, pour surmonter la crise sociale, économique, culturelle et environnementale de notre territoire. Nous ne pensons pas que la répression ou la force soit la solution aux problèmes de conflit qui existent sur le territoire, nous pensons que les plans d'ethno-développement sont la meilleure formule pour pouvoir résoudre un problème qui s'est enraciné dans un territoire, historiquement caractérisé comme un territoire pacifique dont nous, la majorité des noirs de Colombie, sommes originaires. Et ce travail est lié aux appels que nous lançons à la communauté internationale, afin qu'elle pense aussi que les problèmes qui se posent dans ces endroits éloignés, d'où nous venons, auront aussi un impact ici.
Marche du PCN pour la défense des droits de l'homme (Photo : Renacientes.net)
Nous avons constaté qu'après l'accord de paix et la remise des armes par les FARC, les groupes paramilitaires se développent. Comment le PCN se positionne-t-il face à ce problème ? Et quelle a été la réponse du gouvernement ?
Les paramilitaires sont dans nos territoires pour contrôler le trafic de drogue. Depuis que les FARC ont déposé les armes, de nouveaux groupes et structures sont apparus dans ces territoires. Il existe des dizaines d'organisations qui opèrent dans les zones rurales du Pacifique et dans la périphérie urbaine. Il y a quelques semaines, ils ont assassiné une dirigeante, une femme qui faisait du travail social avec les jeunes pour qu'ils ne tombent pas dans la délinquance. Hier, j'ai appris que le fils d'un dirigeant d'un conseil communautaire avait été assassiné pour avoir refusé de rejoindre un groupe paramilitaire. Il y a une attaque incessante contre les mouvements sociaux.
Le gouvernement ne dit rien de ces événements. Il tente simplement d'échapper à ses responsabilités. De façon claire, il existe une complicité entre le gouvernement et ces groupes. Ces groupes n'attaquent pas les forces gouvernementales parce qu'ils ne peuvent pas les attaquer, la question est de savoir qui fournit à ces groupes la matière première (les armes) ? Selon les résultats des enquêtes qui ont été menées en Colombie, les armes des paramilitaires provenaient de la police, des forces armées ou des services de renseignement (DAS). La police, l'armée, les juges, le bureau du procureur général lui-même, ne nous protègent pas. Nous devons recourir à d'autres instances pour nous protéger, afin que des enquêtes efficaces soient menées sur les violations commises à l'encontre de nos communautés.
Il y a quelques mois, il y a eu une grande grève à Buenaventura et en novembre, une grève nationale. Comment évaluez-vous ce type de mobilisation et comment pensez-vous qu'elle pourrait évoluer à l'avenir, non seulement comme un instrument de défense de vos droits mais aussi comme un instrument pour exiger du gouvernement une réelle mise en œuvre des accords de paix ?
Disons que c'est l'outil le plus positif que nous ayons trouvé pour exiger l'attention du gouvernement afin de résoudre les besoins fondamentaux non satisfaits que nous avons, pour réduire le fossé des inégalités. Nous nous caractérisons par le fait d'être des personnes de paix. La mobilisation comme mesure de fait est l'outil auquel nous avons eu recours et c'est à partir de ce scénario que nous rendons possible les dialogues, qui sont des dialogues de sourds, dans la mesure où ces stratégies et ces situations sont connues dans le contexte national et pour avoir le soutien et la solidarité internationale est que nous nous mobilisons.
Nous manifestons, avant tout, contre la guerre économique qui est menée contre nos territoires, qui est dirigée par le système commercial capitaliste international où les agents entrent en compétition pour s'emparer des richesses naturelles de notre pays, à travers des méga-projets extractifs. Ce fait aggrave la crise politique et sociale du pays. Ces méga-projets ont un impact sur le comportement climatique, dévastent les forêts, les champs, les sources d'eau. Ces projets font partie du plan du gouvernement Santos, de la "locomotive du développement" qui dévaste tout sur son passage. Nos communautés sont expulsées de leurs territoires ancestraux vers des territoires urbains où elles trouvent plus de pauvreté, de délinquance, de prostitution. Des espaces où l'infrastructure nécessaire n'existe pas pour que l'intégration soit possible.
Quels types de convergences et d'alliances stratégiques existent entre le PCN et d'autres mouvements ou organisations, ou encore des partis politiques progressistes ?
Sur les questions de mobilisation, par exemple, il y a des convergences, bien sûr. Avec des partis comme le Polo Democrático, par exemple, qui nous a soutenus dans la lutte pour la défense des droits ancestraux des communautés afro-colombiennes. Avec les communautés paysannes et indigènes également, bien sûr, dans le cadre de la Minga. C'était un espace où toutes les victimes de ce système, les gens, se sont réunis pour unir leurs forces et construire une unité plus forte, pour contre-attaquer les injustices du système qui nous opprime à travers un exercice social.
Mural illustrant le déplacement forcé de communautés afro-colombiennes par des groupes paramilitaires.
Luis Armando Ortiz est le représentant légal du conseil communautaire ACAPA (Tumaco, Nariño) et l'un des dirigeants du PCN, une organisation nationale de défense des droits des communautés noires en Colombie.
Photo de couverture : Marche du PCN à l'occasion de sa cinquième réunion (Photo : Renacientes.net)
Source : Diario de Nuestra América, Investig'Action
traduction carolita d'un article paru sur investigAction.net le 4 janvier 2018
La Lucha de las Comunidades Afrocolombianas: entrevista con Luis Armando Ortiz
La historia de las comunidades Afrocolombianas es una historia de persecuciones, desplazamientos forzados, violaciones de derechos humanos y de constante lucha por la dignidad. Para comprender mejor