Pérou : Un fossé qui ne se comble pas : la demande d'enseignants interculturels bilingues

Publié le 14 Janvier 2021

Le manque d'urgence dont fait preuve le ministère de l'éducation pour combler les lacunes de la formation des enseignants au sein du EIB est préoccupant, car il contredit son discours sur la qualité de l'éducation, ainsi que le sens que le Projet d'éducation nationale (PEN) donne au concept d'équité, qui "consiste à fournir le traitement nécessaire (égal ou différencié) pour corriger les inégalités et garantir le plein exercice des droits individuels et collectifs dans des conditions égales".

Un fossé qui ne se comble pas : la demande d'enseignants bilingues interculturels

Par Lucy Trapnell*.

10 janvier 2021 - Les enseignants sont des acteurs clés dans l'amélioration de l'éducation péruvienne. Elle est établie par la loi 2994, la loi sur la réforme des enseignants, et la loi 28044 sur l'éducation générale, dont l'article 13 souligne l'importance de la formation initiale et continue des enseignants comme l'un des facteurs influençant la qualité de l'éducation. L'article 20 de cette loi détermine l'obligation des enseignants (qui travaillent dans des établissements d'enseignement interculturel bilingue) de maîtriser à la fois la langue maternelle de la région où ils travaillent et l'espagnol. De son côté, la politique sectorielle sur l'éducation interculturelle et l'éducation interculturelle bilingue (DS 006-2016) stipule que le ministère de l'éducation doit promouvoir une approche interculturelle dans la formation initiale et continue des enseignants dans tous les établissements de formation du pays afin de répondre à la diversité et de garantir la formation des enseignants de la BEI pour combler le fossé entre la demande et l'offre d'enseignants bilingues.

Dans ces conditions, il est difficile de comprendre pourquoi la majorité des 26 862 établissements d'enseignement pour l'éducation interculturelle bilingue (EIB) reconnus par le ministère de l'éducation ne disposent pas d'enseignants qui garantissent une formation de qualité aux enfants et adolescents des peuples indigènes, et qu'aucune mesure n'est prise pour inverser cette situation.

Selon les informations statistiques de la Direction de l'éducation interculturelle bilingue (DEIB), il existe un déficit national d'enseignement dans l'éducation interculturelle bilingue de 25 796 enseignants d'ici 2020. Ce déficit est constitué d'enseignants non spécialisés en EIB (enseignants monolingues espagnols et EIB sans diplôme pédagogique) et pour lesquels une formation est requise pour les niveaux initial, primaire et secondaire.

Dans une analyse détaillée, nous avons constaté que 61 % de ces postes sont occupés par des enseignants monolingues qui ne connaissent pas la langue des élèves. Il s'agit notamment des monolingues engagés avec un diplôme d'enseignement (7786), des monolingues engagés sans diplôme d'enseignement (2622) et des monolingues nommés (5317), qui servent près de 320 000 enfants et adolescents, violant ainsi leur droit à recevoir une éducation dans leur langue maternelle et en espagnol, ainsi que dans le cadre de leur culture.

Comme on le sait, la langue utilisée à l'école est une condition essentielle de l'apprentissage. L'utilisation de l'espagnol comme seul moyen d'enseignement et d'apprentissage dans des contextes où les élèves ont un niveau de bilinguisme naissant, comme c'est le cas, par exemple, dans les écoles Ashaninka sur l'Ene et le Gran Pajonal et dans les établissements d'enseignement Nomatsigenga à Pangoa, empêche non seulement les élèves de comprendre les messages des enseignants dans le cadre de l'expérience d'apprentissage, mais aussi de converser et d'échanger des points de vue, qui sont des éléments fondamentaux pour le développement d'un apprentissage significatif. Il faut donc se demander pourquoi une stratégie n'a pas été proposée pour le remplacement progressif de ces enseignants par des professeurs pédagogiquement formés qui connaissent la langue et la culture des élèves. Se pourrait-il que le caractère civilisateur et hispanophone qui a caractérisé l'école des XIXe et XXe siècles soit encore présent dans le système et dans la mentalité des fonctionnaires et leur fasse perdre de vue des questions aussi évidentes que celles qui sont soulevées ici ?

Le déficit en enseignants de l'EIB estimé par le DEIB, comme nous l'avons souligné, est également constitué d'un pourcentage de nouveaux postes qui doivent être créés (24,5 %) à couvrir par des enseignants formés à l'EIB, afin de surmonter la surcharge d'enseignants, conformément à la résolution ministérielle 556-2014-MINEDU et d'avoir des enseignants avec de meilleures compétences pour le développement de l'EIB.

Les enseignants bilingues sans qualification pédagogique travaillant dans les établissements d'enseignement de l'EIB (14,5 %) constituent une autre partie importante de l'écart. Au sein de ce groupe d'enseignants, il existe une grande diversité de situations : il peut s'agir de diplômés sans qualification pédagogique (1670), d'études pédagogiques inachevées (1451), d'études non pédagogiques (399) ou de diplômés de l'enseignement secondaire (217). Même lorsque ces enseignants traitent la langue originale de leurs élèves, ils ne disposent pas des compétences pédagogiques en EIB nécessaires pour développer un apprentissage pertinent et de qualité.

Comment remédier à cette situation ?

Pour combler l'écart dans le nombre d'enseignants de l'EIB, il faut une participation décisive de l'État, ce qui n'a pas été le cas. Bien qu'il y ait une augmentation indéniable du nombre d'établissements d'enseignement supérieur qui offrent la carrière de EIB (1), ceux-ci ont été créés davantage à l'initiative des établissements de formation que suite à un plan stratégique d'élargissement de la couverture, qui tient compte de la demande d'enseignants des différents peuples autochtones et de la nécessité d'une proposition qui inclut la formation des enseignants de l'EIB du secondaire.

La réalité est que les mesures qui ont été prises n'ont pas été suffisantes et qu'une plus grande volonté politique est nécessaire de la part de l'État pour répondre à cette demande. Un exemple en est le décalage entre l'objectif de formation initiale et continue fixé dans le Plan national pour l'éducation interculturelle bilingue à l'horizon 2021, approuvé par consultation préalable en décembre 2016, et les progrès effectivement réalisés. L'un des objectifs du plan en matière de formation des enseignants d'ici 2019 était de faire en sorte que 30,8 % des enseignants du primaire aient une formation pédagogique dans le cadre de l'EIB. Cependant, seulement 13,8% ont été atteints.

L'un des problèmes est la lenteur avec laquelle l'approbation et le financement des programmes de formation professionnelle pour combler les lacunes en matière de BCI ont été réalisés. Ces programmes comprennent la formation des formateurs, la certification des enseignants diplômés, la formation des enseignants dont les études pédagogiques ne sont pas terminées et la formation des enseignants qui ont suivi d'autres carrières ou qui ont terminé leurs études secondaires.

Un autre problème est la lenteur de l'approbation et du financement des programmes de formation professionnelle visant à combler les lacunes de l'IBC et du programme spécial de formation initiale pour les populations autochtones moins nombreuses. C'est un autre signe que les décideurs politiques lui ont accordé une faible priorité. Ces programmes ont été conçus de manière diversifiée, de sorte qu'ils comportent des propositions techniques et des plans de mise en œuvre pour la formation des formateurs, la certification des enseignants diplômés, la formation des enseignants dont les études pédagogiques ne sont pas terminées et des enseignants qui ont suivi d'autres carrières ou qui ont terminé leurs études secondaires, ainsi que la formation des enseignants des villes moins peuplées. Elles auraient pu être initiées en 2020 ou 2021.

Dans une lettre officielle adressée à l'Organisation régionale des peuples indigènes de l'Est (ORPIO), la Direction de la formation initiale des enseignants (DIFOID) souligne deux raisons pour lesquelles ces programmes ne pourront pas être réalisés en 2021 :

a. Il n'y a toujours pas d'amendement aux règlements de la loi n° 30512, qui permettrait aux instituts de formation des enseignants et aux écoles de développer des programmes de formation initiale des enseignants pour combler les lacunes de l'enseignement interculturel bilingue initial et de l'enseignement primaire bilingue interculturel, même si ce travail a commencé au milieu de l'année 2020.

b. Le budget nécessaire au financement des programmes n'est pas disponible.

Toutefois, il convient de souligner que le 30 avril 2019, le MR 196-2019-MINEDU a été publié, approuvant le Plan opérationnel institutionnel pluriannuel 2020-2022 du ministère de l'Education, qui établit comme activité opérationnelle du DEIB le "Développement du programme national pour les enseignants en service sans qualification pédagogique de l'EIB" (p. 44) et alloue plus de 52 millions de soles par an et plus de 156 millions de soles sur trois ans pour le développement de programmes de formation professionnelle pour les enseignants de la BEI.

Avec le changement d'autorités, cette provision budgétaire a été mise de côté, en arguant qu'il n'était pas de la responsabilité du DEIB d'avoir ce budget, car il était de la responsabilité du DIFOID. En fin de compte, aucune des deux directions n'a demandé ce budget à l'unité de planification et de budget (UPP).

Et le temps continuera donc à passer... Nous espérons pouvoir compter sur la mise en œuvre des programmes de formation professionnelle d'ici 2022 ! En attendant, l'écart restera le même et des milliers d'étudiants issus des peuples indigènes continueront d'être privés de soins éducatifs qui feront valoir leur droit à être éduqués dans leur langue et à partir de leurs références culturelles.

En plus d'accélérer le lancement des programmes de formation professionnelle, il est nécessaire d'assurer la conception d'une stratégie à long terme visant à combler les lacunes dans la formation initiale des enseignants pour les EIB aux niveaux de l'enseignement initial, primaire et secondaire, ce qui comprend une planification avec un budget pluriannuel qui correspond aux objectifs du programme pour chaque année. Une stratégie à moyen et long terme est également nécessaire pour le remplacement des enseignants hispanophones par des diplômés de la formation initiale des enseignants. La mise en œuvre du programme spécial pour les enseignants des villes à faible population, telles que Urarina, Secoya, Yagua ou Matsés, pour n'en citer que quelques-unes, qui ne disposent pas de propositions de formation leur permettant de développer des compétences dans leur langue et d'approfondir leurs connaissances culturelles, mérite également une attention prioritaire (2).

Le manque d'urgence dont fait preuve le ministère de l'Éducation pour combler les lacunes de la formation des enseignants au sein de l'EIB est préoccupant, car il contredit son discours sur la qualité de l'éducation, ainsi que le sens donné par le PEN à 2036 au concept d'équité, qui "consiste à fournir le traitement nécessaire (égal ou différencié) pour corriger les inégalités et garantir le plein exercice des droits individuels et collectifs dans des conditions égales" (CNE 2020 : 74).

Notes :

(1) Jusqu'en 2006, quinze Instituts Pédagogiques Supérieurs (ISP), très hétérogènes quant à la qualité de leur proposition, ont été chargés de la formation des enseignants dans la spécialité de l'EIB. En 2013, ils étaient 23 et actuellement ils sont 37 (34 publics et 3 étatiques). Le nombre d'universités qui proposent le diplôme EIB a également augmenté, en grande partie grâce à l'offre du programme de bourses d'études 18, et il y en a actuellement quatorze. Toutefois, il est très probable que ce nombre diminuera dans les années à venir en raison des restrictions actuellement rencontrées par les candidats pour accéder à la bourse.

(2) Aucun des instituts pédagogiques ou universités de la région de ces peuples ne dispose d'enseignants ou de chercheurs qui parlent la langue et connaissent la tradition culturelle de ces peuples. Pour cette raison, la Direction de l'éducation interculturelle bilingue a envisagé la nécessité d'une bourse spéciale pour répondre à ces besoins et pour couvrir les frais de transport vers les communautés pour le développement de la pratique professionnelle. Le PRONABEC n'a pas accédé à cette demande.

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* Lucy Trapnell est anthropologue et éducatrice Elle est membre du Conseil national de l'éducation.

Traduction carolita d'un article paru sur Servindi.org le 10/01/2021

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