Pérou - L'esprit de la lutte dans l'histoire Awajún et Wampís

Publié le 18 Juin 2020

Photo : Jacob Balzani Lööv

Luis Chávez Rodríguez : Casa del colíbri à Chirimoto, Amazonas

Lorsque Nugkui, la déesse de l'agriculture Awajún-Wampís, permit la croissance du manioc, base du masato, dans l'aja (chacra ou ferme) ; dans la forêt l'ayahuasca était déjà puissamment enchevêtrée, le tabac se multipliait et s'épanouissait, avec son blanc réverbérant, le toe au milieu du feuillage. La première, appelée Nugkui mama, la plante mère, serait prise en charge par les filles de Nantu, pour un soutien corporel de base, tandis que les trois autres seraient gérées par les fils d'Etsa, à des fins médicinales. Ces plantes, imprégnées d'esprits curatifs, sont les plantes maîtresses qui régulent la santé dans sa globalité, c'est-à-dire dans le domaine de l'esprit, de l'âme et de la politique. La notion de santé est aussi, dans ce monde, un concept et une pratique qui inclut la notion de territoire dans la cosmovision intégratrice de la vie*.

Le toe (Brugmancia arborea), le tabac (Nicotania tabacum) et l'ayahuasca (Banisteriopis caapi) sont les trois plantes ayant les plus grandes connotations spirituelles dans la pharmacopée amazonienne variée des Aénts Chicham, parmi lesquelles on trouve sacha jergon (Dracontium loretense), chakruna (Psychonta viridis), aire sacha (Kalanchoe pinnata), bubinsana (Kallionga angustifolia), ajo sacha (Mansoae alliacea), chanca piedra (Phyllantus niruri), camalonga (Strychnus sp), mucura (Petiveria alliaceae), guayusa ou agracejo (Ilex guatysa, très répandu dans la partie équatorienne de l'Amazonie chez les Shuar et Achuar, et aussi chez les Quichuas) et les trois variétés du miraculeux sanango (Brunfelsia grandiflora). Ces plantes, qui sont parmi les plus connues, sont actuellement utilisées en Amazonie pour prévenir et renforcer l'organisme, ainsi que pour soulager les symptômes de Covid-19.

Dans le cas de l'Amazonas, la municipalité de Condorcanqui, par exemple, a inclus dans ses programmes radio, dans le district de Nieva, des sections consacrées à la diffusion des connaissances sur les herbes des Awajún et des Wampís pour un auditoire qui comprend le public métis de la région. De même, à San Martin, un autre lieu de diffusion et d'étude des plantes médicinales est le Centre Takiwasi, dirigé par le Dr Jacques Mavit, à Tarapoto. Ici, le savoir ancestral amazonien a été rigoureusement étudié, en prenant comme base les connaissances des maîtres traditionnels Awajún, parmi lesquels on trouve aujourd'hui l'Iwishin, un médecin traditionnel, Walter Cuñachiv et son épouse Isabel Taijín Waniak, originaires du district d'Imaza, en Amazonie, qui travaillent à Takiwasi depuis de nombreuses années. Ainsi, la sagesse des peuples indigènes ne cesse de partager ses connaissances ancestrales, pour les soins de santé non seulement de ses communautés, mais aussi du monde métis du Pérou et du monde occidental.

Les Wampis et les Awajún appartiennent au groupe linguistique Aénts Chicham, avec les peuples Shuar et Achuar, anciennement connus sous le nom de Jíbaros ou Xivaros, qui ont occupé pendant des millénaires les régions du nord-est du Pérou et du sud-est de l'Équateur, autour de la Cordillère du Cóndor (Pour plus d'informations sur le nom Aénts Chicham, voir l'étude de Santiago Utitiaj Paati et Grégory Deshoullière, 2018). Les frontières imposées par ces deux pays, depuis la "balkanisation" de l'Amérique du Sud avec les guerres d'indépendance, ont traumatisé les familles et les peuples de manière irrationnelle, comme c'est le cas du peuple Achuar, tandis que les Awajún (50 000 habitants dont 90% vivent dans la région amazonienne, principalement dans les districts de Cenepa, Nieva et Rio Santiago) et les Wampis (15 000 habitants situés dans la province de Condorcanqui, Amazonas et Datem del Marañon, Loreto) sont du côté péruvien, dans les régions de Cajamarca, Amazonas, San Martin et Loreto. D'autre part, le peuple Shuar est entièrement situé dans la province de Morona Santiago en Équateur. Les quatre peuples, bien qu'ils aient des variantes dialectales, peuvent être compris grâce à leur tronc linguistique commun. De même, ils partagent fondamentalement les mêmes dieux et déesses et d'autres êtres mythologiques avec des variations minimes, en conservant leurs fonctions dans l'organisation de leur cosmogonie.

La dimension médicinale et spirituelle, qui est toujours liée à d'autres sphères de la vie du peuple amazonien, chez les Aénts Chicham, est également connue pour une attitude nettement politique dans la défense de leur territoire. Pour cette raison, l'imaginaire occidental qui s'est efforcé de construire l'image de l'autre, non occidental, comme sauvage, les a considérés comme "indomptables, jibaros et guerriers", mettant en avant leurs rituels comme le Tsántsa. Cette pratique est complexe à comprendre sous d'autres perspectives et implique, entre autres intentions, le respect de l'ennemi et aussi un moyen d'effrayer l'adversaire et d'éloigner le siège prédateur de l'envahisseur, dont le résultat, aussi paradoxal qu'il puisse paraître, devient une action qui recherche la conciliation et enfin la paix. Ce sujet, qui inclut la stigmatisation des peuples amazoniens, a été étudié par l'anthropologue Oscar Espinosa de Rivero dans son article, Salvajes opuestos al progreso? (Sauvages opposés au progrès), publié dans Anthropológica, 2009 , auquel je me réfère pour mieux comprendre.    

Le harcèlement auquel ces peuples ont été soumis est dû aux caractéristiques géopolitiques de leur territoire, dans une large mesure, parce que la Cordillère du Condor est l'un des endroits les plus riches de la planète, non seulement en raison de la biodiversité qui y prospère, mais aussi parce qu'à l'intérieur, au cœur de la terre, il y a des minéraux qui ont provoqué l'avidité de multiples conquérants depuis l'époque précolombienne. Selon le prêtre et anthropologue José María Guallart SJ, on peut identifier dès l'époque pré-inca (apparemment les Mochicas, connus dans la tradition orale des Awajún sous le nom d'Iwa) de violentes tentatives d'expulsion de ses premiers occupants afin de s'emparer de produits qui sont aujourd'hui désignés comme des gisements miniers ou des ressources naturelles. Pour les Awajún et les Wampís, ces derniers ont toujours été les composantes d'un centre énergétique qui fait partie du territoire et a une fonction spirituelle. C'est une vision que le monde occidental ne peut même pas imaginer, en raison de la déformation culturelle que le système capitaliste a générée, notamment avec l'utilisation de l'or, qui est abondant dans cette région.

Dans cette histoire d'invasions du territoire des Awajún et des Wampís, après les Mochicas, les Quechuas sont venus sur ces terres, commandés par les Incas Túpac Yupanqui et Hayna Cápac, comme le rapporte le chroniqueur Cieza de León, qui à plusieurs reprises n'a pas réussi à les soumettre (James Regan Mainville, Los Awajún y Wampís contra el Estado, Investigaciones Sociales, 2010). Pendant la période de la domination coloniale espagnole, si encline à utiliser les minéraux précieux à des fins commerciales, la menace d'invasion et d'expulsion faisait partie de leurs principaux objectifs, mais ils n'ont pas réussi non plus à exterminer les courageux Aénts Chicham. Enfin, dans la République, avec la présence des caucheros, des colons forestiers et agriculteurs, des trafiquants de drogue, des politiciens corrompus, de l'exploitation minière "légale" et illégale, le même schéma d'invasion et de vandalisme s'est poursuivi, mais comme le dirait le poète Alejandro Romualdo, "ils ne pourront pas les tuer".

Dans cette histoire des Awajún et des Wampís, comme on le sait déjà au niveau national et dont les détails se trouvent dans des centaines d'articles de journaux et d'études universitaires, accessibles au public, la dernière de ces tentatives d'invasion de leur territoire a été celle connue sous le nom de "Baguazo" (2009), où l'État péruvien, dans l'un de ses gouvernements les plus corrompus, a tenté une nouvelle invasion ratée.

Cette situation de siège historique a conduit une partie du peuple Awajún, assimilé à la dynamique de la culture occidentale, à des situations d'extrême pauvreté dans la plupart des districts de Bagua et Condorcanqui, où persistent des niveaux élevés de malnutrition chronique chez ses enfants, auxquels s'ajoutent des problèmes de maladies virales telles que le VIH et l'hépatite, de contamination et de trafic d'êtres humains, et maintenant du Covid-19. Cependant, en examinant leur réserve culturelle et spirituelle, nous constatons que leur contact étroit avec la nature et leur organisation féroce leur ont permis de survivre. Malgré les conditions actuelles de carence et de maladie dont ils souffrent, comme tous les autres peuples autochtones du continent américain, à cause des invasions successives, ils ont dans leurs plantes médicinales et dans leur spiritualité élaborée le soutien qui explique leur héroïque résilience.  

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* La tradition orale des Aénts Chicham se caractérise surtout par la riche variété de leur mythologie. En ce qui concerne le sujet lié à l'agriculture et à la poterie Awajún, Enrique Ballón Aguirre dans Origen de la monogamia, el zapallo, la arcilla y las manchas de la luna, Amazonía Peruana (1994) propose une analyse sémiotique-linguistique qui se distingue de l'analyse anthropologique classique faite par Claude Levi-Strauss sur le thème de la poterie. Vous trouverez ici jusqu'à 15 variations de l'histoire légendaire des frères Etsa et Nantu.

traduction carolita d'un article de Luis Chávez Rodríguez paru sur SER.pe le 13/06/2020 

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