Légendes et chansons de gestes canaques de Louise Michel - XII - Le Génie Ondoué
Publié le 14 Avril 2019
Journal des intérêts maritime, commerciaux & agricoles
paraissant tous les mercredis.
Jusqu’à présent on s’est beaucoup occupé de faire prospérer la Calédonie, mais on n’a jamais senti le besoin de chercher à conserver les traditions et les légendes des tribus qui, refoulées de plus en plus, disparaîtront bientôt ou du moins verront nos us et coutumes remplacer les leurs sans qu’il en reste même de trace. Quelques voyageurs ont écrit des romans auxquels on a cru tant qu’on n y est pas venu voir, mais alors il a fallu abandonner les idées faites d’avance.
Comme le dit l’auteur des chants que nous sommes heureux de donner à nos lecteurs, il est grand temps, si l’on veut garder quelque chose de pur et d’intact des chants de ces grands enfants de la nature, et nous ne pouvons que la féliciter de la tâche entreprise par elle et menée à si bonne fin.
C’est bien là ce ton mélancolique, ce sont bien là ces chants uniformes et tristes que la nuit quelquefois l’on entend sortir d’une cour isolée ou qui s’élèvent tout à coup autour d’un brasier à demi éteint.
C’est bien là ce chant de guerre que doivent vociférer nos insulaires ; les pilous pilous pacifiques que nous avons autrefois vu exécuter à Nouméa peuvent nous en donner une idée. Mais ne retardons pas plus longtemps le plaisir que procurera certainement à nos lecteurs le travail inédit que nous lui offrons :
XII
Le Génie Ondoué
Savez-vous la légende de Faust ? Elle existe chez les Canaques comme dans la vieille Allemagne, avec cette différence que le Faust avide de science, c’est une femme : la sorcière Keidée (la bruyère) ; que le barbet noir, c’est le lézard Apait ; et que Méphistophélès est le génie Ondoué, qui donne la puissance et prend en échange le souffle.
Quant à Marguerite, elle ne s’y trouve pas : la légende est nue comme les déserts calédoniens ; mais en revanche, le magnétisme, et même le spiritisme, y joue son rôle comme en Europe.
Du reste, la sorcière Keidée n’est pas la seule qui ait prétendu voir au loin dans le sommeil extatique, et le génie Ondoué n’est pas le seul non plus qui passe pour briser le crâne de ses anciens amis afin d’y prendre l’esprit.
Il faut bien briser la coque pour avoir le fruit. Ceci est dans toutes les traditions imaginables.
Keidée, jeune encore, s’en alla de sa tribu et bâtit sa case près du pic des Morts, jamais elle n’avait eu de fiancé et elle en avait tant refusé que nul jeune homme n’osait plus lui offrir le peigne de bambou et encore bien moins envoyer à sa famille des vieilles avec des présents de l’indidio (monnaie d’or) pour son père et des colliers pour sa mère. On savait qu’elle ne voulait pas d’époux.
Près de la case de Keidée, coulait la Ti-Ondoué, la rivière des Morts ou du Génie Ondoué. C’était là que le sorcier de la tribu faisait au soir du sacrifice descendre dans l’onde une belle jeune fille dont les esprits prenaient le souffle, et couvraient le corps de coquillages précieux.
Toute petite, Keidée avait passé les clairs de lune au bord de la mer, près de la passe qui sépare l’île Balabio de la grande terre ; là, roule le torrent des esprits, mais comme grondant et agité.
Keidée leur parlait, elle vivait parmi eux si bien que le génie Ondoué venait familièrement avec elle.
Quelquefois Ondoué soufflait sur les yeux de la sorcière, alors elle s’endormait sur le rivage et parlait en dormant.
Ceux qui devaient aller au pic des Morts l’interrogeaient : et quand ils en revenaient ils savaient ce qu’elle avait vu de loin.
Le lézard Apait, qui annonce la dernière heure, la suivait caché dans l’herbe et quand elle s’endormait il se couchait près d’elle.
Depuis ce temps-là les sorciers et les sorcières soufflent ou crachent sur les malades et sur les semences ainsi qu’il fut appris à Keidée par le génie Ondoué.
Dans son sommeil elle avait vu venir de loin les hommes blancs, elle savait qu’il y aurait de grandes guerres et que les fils des tribus avec les haches de pierre tomberaient sous le tonnerre des Blancs.
Le nain Rounahak (feuille), qui habite dans les bois, lui disait la chanson des branches et les esprits qui passent dans les vents glissant la faisaient forte.
Il arriva que des jeunes gens voulurent troubler le sommeil de Keidée, mais elle prononça les paroles qui conjurent et ils rencontrèrent le gecko à l’œil rouge.
À partir de cet instant, ils ne mangèrent plus, ils ne burent plus ; et s’étant couchés à l’ombre, ils moururent en regardant dans leur pensée l’œil rouge du gecko.
C’était le lézard Apait qui les avait mangés [1] pour venger Keidée.
La sorcière interrogeait l’apei-peit dans le tabou des morts et dans les vents de mer.
Elle donnait aux guerriers le talisman qui rend vainqueurs (un os de roussette dans un tillit).
Elle savait après la bataille entourer de roseaux les membres brisés ; elle ouvrait la veine du malade avec la pierre tranchante afin que le sang brûlant redevînt froid. Elle rafraîchissait le blessé avec la graine bouillie d’ounoé (papaye) et les racines de nou (cocotier).
Il y eut même un vieux tout couvert des plaies du kouga (fusil) et qu’on avait relégué pour mourir par-delà la montagne que la sorcière rendit à la vigueur de ses jeunes années.
Et la sorcière, toujours jeune et forte, voyait depuis bien des générations devenir blancs ceux qu’elle avait vus tout-petits.
Un matin, les grands chefs, venant la consulter, la trouvèrent étendue sur sa natte le crâne brisé.
Il y avait eu pendant la nuit une grande tempête, et le génie Ondoué était venu chercher Keidée pour l’emmener avec les esprits.
1. Les manger, signifie « les avoir tués », mais l’expression est plus forte. [Note des Petites Affiches.]
Légendes et chansons de gestes canaques - Wikisource
Une grande partie des vocabulaires de ce livre est due à un Canaque fort intelligent, Daoumi, qui parfois faisait des réflexions judicieuses sur certaines coutumes nationales, par exemple celles de
https://fr.wikisource.org/wiki/L%C3%A9gendes_et_chansons_de_gestes_canaques