Légendes et chansons de gestes canaques de Louise Michel - X - Le premier repas de chair humaine

Publié le 12 Avril 2019

Légendes et chansons de gestes canaques
1875
 

 

Petites Affiches de la Nouvelle Calédonie
Journal des intérêts maritime, commerciaux & agricoles
paraissant tous les mercredis.

 

Jusqu’à présent on s’est beaucoup occupé de faire prospérer la Calédonie, mais on n’a jamais senti le besoin de chercher à conserver les traditions et les légendes des tribus qui, refoulées de plus en plus, disparaîtront bientôt ou du moins verront nos us et coutumes remplacer les leurs sans qu’il en reste même de trace. Quelques voyageurs ont écrit des romans auxquels on a cru tant qu’on n y est pas venu voir, mais alors il a fallu abandonner les idées faites d’avance.

Comme le dit l’auteur des chants que nous sommes heureux de donner à nos lecteurs, il est grand temps, si l’on veut garder quelque chose de pur et d’intact des chants de ces grands enfants de la nature, et nous ne pouvons que la féliciter de la tâche entreprise par elle et menée à si bonne fin.

C’est bien là ce ton mélancolique, ce sont bien là ces chants uniformes et tristes que la nuit quelquefois l’on entend sortir d’une cour isolée ou qui s’élèvent tout à coup autour d’un brasier à demi éteint.

C’est bien là ce chant de guerre que doivent vociférer nos insulaires ; les pilous pilous pacifiques que nous avons autrefois vu exécuter à Nouméa peuvent nous en donner une idée. Mais ne retardons pas plus longtemps le plaisir que procurera certainement à nos lecteurs le travail inédit que nous lui offrons :

X
Le premier repas de chair humaine
Deuxième légende

Cette légende suit d’ordinaire celle de Païla la brune, et s’il arrive parfois aux conteurs canaques de la placer avant, cela n’implique nulle querelle entre les savants ; il n’y a encore chez ces peuples ni académies, ni instituts, qui puissent lancer la foudre sur les coupables.

Quant à nous, nous ne voyons guère moyen de la placer avant, puis que c’est l’histoire des fils de Païla ; eux n’y regardent pas de si près.

Lorsque l’île d’Inguiène eut été repeuplée par les fils de Tamabo, tout le monde était bon et il n’y avait pas de mal sur la terre venant des hommes.

On avait, depuis l’enfance des petits-fils de Tamabo, fêté chaque année l’igname ; mais tant de fois qu’on ne pouvait plus les nombrer.

C’était plus de quatre-vingt-dix fois (quatre-vingt-dix doca cha cananeuneuderi).

Jusque-là tous les hommes avaient été braves, toutes les femmes vertueuses ! Tous les enfants beaux.

Chacun suivait joyeusement sa route ; les îles étaient abondantes en fruits délicieux, les rivages en poissons à la chair succulente. Les bananes mûrissaient sur l’arbre ; chacun avait en paix sa place à l’ombre et sa place au soleil ; tout homme, vieux ou jeune, avait sa part des récoltes.

Or un jour un enfant frappa son frère parce qu’il était le plus faible, et lui arrachant le fruit qu’il portait à sa bouche, le mangea devant lui.

Ce que voyant, le plus vieux de la tribu, qu’on appelait Koué (la marée montante), l’appela et lui dit : Enfant, prends garde à toi, si tu fais le mal, tu en souffriras comme les autres, et ton nom sera maudit !

Mais l’enfant le regarda en riant et, menaçant de nouveau son frère, poursuivit son chemin.

Il se nommait Téchéa, qui depuis signifie mauvais, l’autre s’appelait Kérou, qui depuis signifie bon.

Et depuis ce jour-là on fit encore dix fois l’igname sans que rien fût changé ; seulement les deux frères étaient devenus grands.

Le vieux Koué n’avait pas oublié Téchéa, mais l’enfant avait oublié le vieillard.

Cette année-là, on fit après la saison des pluies la fête sous les hauts palmiers ; tandis que les vieillards discouraient et que les jeunes gens dansaient la danse des récoltes, Téchéa, grand et fort comme nul autre ne l’avait été, prit à l’écart des jeunes gens forts comme lui.

Kérou et ses compagnons dansaient joyeusement, élevant dans leur bras des guirlandes de fleurs. Ils les jetaient avec un peigne de bambou aux pieds de la jeune fille qu’ils voulaient pour épouse. Si elle se parait du peigne et se couronnait de fleurs, la demande était agréée (cela se pratique encore ainsi dans un grand nombre d’îles).

Tout le jour Kérou hésita, n’osant pas jeter ses fleurs et son peigne aux pieds de celle qu’il aimait, car c’était Kaméa, la fille de Paébo, si belle qu’on lui avait donné le nom du soleil.

Vers le soir, il se décida tout à coup, et plus ému qu’on ne l’est d’ordinaire en lançant la sagaie, il jeta le peigne et les fleurs aux pieds de Kaméa.

La belle fille des guerriers ramassa en souriant les dents de bambou et les plaça dans ses cheveux ; elle se couronna des fleurs blanches et rouges.

Alors la danse s’arrêta et les jeunes gens dirent la chanson des noces :

Il fait bon danser sous les arbres verts, quand brillent les étoiles comme des yeux de feu entre les branches !

Les aïeux, endormis du grand sommeil, lèvent la tête sous la terre, éveillés par le chant du bonheur, et s’appuyant sur le coude, ils écoutent.

Le jeune homme a jeté son peigne et ses fleurs aux pieds de la fiancée ; c’est elle qui désormais dans la case changera les fleurs en fruits.

Ce chant, à peine était commencé que Téchéa, avec un groupe, tombait sur les jeunes gens à coups de massue.

Comme des oiseaux effarés, les jeunes filles, en criant, se dirigèrent dans la vallée sombre. Kaméa et sa sœur Anohanda combattirent avec leurs frères.

La lutte fut démesurée, aucun des danseurs n’était armé, mais ils ramassèrent pour se défendre, des pierres, des fagots, des branches et vendirent chèrement leur vie.

Bientôt, tous furent couchés à terre par les lourdes massues.

Kaméa et Anohanda seules, vivaient encore.

Téchéa et ses compagnons les emportèrent de force vers leurs cases, car ils voulaient en faire leurs compagnes, et c’était les fiançailles de Kérou qui avaient précipité la lutte.

Ces méchants poussaient du pied les corps étendus sur la terre, sans jeter vers eux, en signe de deuil, les branches vertes du palmier.

Téchéa ne répondit rien aux reproches de Kaméa ; il était le plus fort et l’emportait.

Le plus fort après lui, Dagouvy, entraînait Anohanda.

Pendant ce temps, les guerriers de la tribu qui mangeaient ensemble, derrière la montagne, entendant le bruit d’un combat, se levèrent et allèrent chercher leurs armes dans leurs cases, mais ils arrivèrent trop tard, et c’est depuis ce temps-là que les guerriers ne quittent plus leurs armes.

Ils virent les morts étendus, les fruits et les fleurs tombés sur place, le sol couvert de sang, ils écoutèrent les cris de désespoir des jeunes filles et coururent de ce côté, mais là encore, il n’était plus temps. Kaméa et Anohanda, les filles des braves s’étaient jetées dans les écueils.

Elles s’étaient jetées à l’endroit où le flot tournoie si profond que nul n’en revient.

Le vieux Koué qui allait mourir étendu dans sa hutte, tourna la tête au bruit et, se souvenant de Téchéa, il comprit à travers l’agonie et maudit celui qui faisait verser le sang pour la première fois. Les guerriers poursuivirent les coupables dans les bois, dans les brousses, sur les montagnes, ils les cherchèrent ainsi toute une lune afin que leurs vieux fussent vengés.

La lutte devait être sans appel.

Mais les guerriers se lassèrent : beaucoup étaient vieux ; leurs bras affaiblis manœuvraient mal les lourds casse-têtes, lançaient moins fort la sagaie et, une fois qu’ils s’étaient assis pour se reposer au bord de la mer, les compagnons de Téchéa tombèrent sur eux et ils furent victorieux.

Et la lune nouvelle vit ce que jamais encore elle n’avait vu.

Les forts, vainqueurs, firent un grand festin ; et ce n’était ni la tortue dans son écaille, ni la roussette rôtie entre les pierres dans les feuilles de bananiers qu’ils mangèrent, c’était la chair de l’homme !

Assis en cercle, ils chantaient à voix basse, se servant les meilleurs morceaux des corps bourrés d’ignames, et du foie épicé fortement.

Une double sagaie, frappa à la tête Téchéa et Dagouvy, c’était le vieux Koué qui dans l’agonie avait trouvé des forces pour la vengeance, les esprits jadis l’avaient aidé avant de l’emmener avec eux.

Tous se levèrent et arrivèrent à l’endroit d’où le coup était parti, mais ils trouvèrent le vieux Koué étendu sur sa natte, toute sa vie s’était épuisée en un instant.

Téchéa avait été puni de son crime ; mais l’homme ayant goûté à la chair de l’homme et bu du sang humain, il en voulut toujours boire.

Tel fut le premier repas de chair humaine.

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