Légendes et chansons de gestes canaques de Louise Michel - VII - Idara (bruyère) la prophétesse

Publié le 9 Avril 2019

Légendes et chansons de gestes canaques
1875
 

 

Petites Affiches de la Nouvelle Calédonie
Journal des intérêts maritime, commerciaux & agricoles
paraissant tous les mercredis.

 

Jusqu’à présent on s’est beaucoup occupé de faire prospérer la Calédonie, mais on n’a jamais senti le besoin de chercher à conserver les traditions et les légendes des tribus qui, refoulées de plus en plus, disparaîtront bientôt ou du moins verront nos us et coutumes remplacer les leurs sans qu’il en reste même de trace. Quelques voyageurs ont écrit des romans auxquels on a cru tant qu’on n y est pas venu voir, mais alors il a fallu abandonner les idées faites d’avance.

Comme le dit l’auteur des chants que nous sommes heureux de donner à nos lecteurs, il est grand temps, si l’on veut garder quelque chose de pur et d’intact des chants de ces grands enfants de la nature, et nous ne pouvons que la féliciter de la tâche entreprise par elle et menée à si bonne fin.

C’est bien là ce ton mélancolique, ce sont bien là ces chants uniformes et tristes que la nuit quelquefois l’on entend sortir d’une cour isolée ou qui s’élèvent tout à coup autour d’un brasier à demi éteint.

C’est bien là ce chant de guerre que doivent vociférer nos insulaires ; les pilous pilous pacifiques que nous avons autrefois vu exécuter à Nouméa peuvent nous en donner une idée. Mais ne retardons pas plus longtemps le plaisir que procurera certainement à nos lecteurs le travail inédit que nous lui offrons :

VII
Idara (bruyère) la prophétesse

Elle est assise sous les cocotiers, Idara la prophétesse.

Autour d’elle sont les jeunes filles menant la danse du soir.

Devant elle, les jeunes gens jouent, quand elle se tait, de la flûte de roseaux, pour la laisser se reposer et l’applaudir.

À ses côtés sont les vieillards et les guerriers ; à ses pieds les enfants et les femmes.

Idara est la fille des tribus, elle a combattu avec les braves contre les hommes pâles.

Idara est la mère des héros ; c’est elle qui panse leurs blessures avec la feuille mâchée de la liane cueillie au clair de la lune. C’est elle qui leur donne le breuvage réchauffant du bouis ; c’est elle encore qui les endort avec le chant magique.

Écoutez, vieillards, Idara va parler !

Elle ouvre sa bouche aux dents tremblantes dont les pointes sont émoussées. Quand les Blancs sont venus dans les grandes pirogues, nous les avons maudits, car ils nous attaquaient avec la foudre et nous n’avions que les flèches, la sagaie et les haches de pierre.

Ils ont semé leurs grains sur les terres des tribus ; ils ont élevé leurs villages de pierres dans les vallées, aux endroits que nous choisissions pour les nôtres, près des cours d’eau et des cocotiers : sous les rochers qui abriteront les pirogues.

Les hommes blancs ont vu les vallées pleines de bananiers et d’ignames, les montagnes couvertes de taros ; ils ont vu tous les tillits des cases et ils ont regardé tout cela d’un œil de mépris.

Les Blancs se sont promenés le long des grands fleuves et ils ont pris en pitié nos cultures ! Mais vous avez des instruments pour ouvrir la terre, ô Blancs ! et nous n’avons que les bâtons, le feu et la hache ! !

Si vous étiez réduits aux seules ressources de la nature, seriez-vous plus que nous ?

Et quelles que soient vos richesses, vous avez quelque chose à nous envier, puisque vous venez de l’autre rive du grand lac vers la terre des tribus.

Nous vous avons combattus et nous vous avons maudits, vous qui venez vous emparer de notre sol.

Nous vous combattrons et nous vous maudirons encore. Mais qui donc vous mène ? et quels souffles ont poussé vos pirogues !

Faudrait-il qu’un jour les tribus se mêlent de tous les points du monde à travers toutes les mers !

Soufflez, ô jeunes gens, dans les flûtes de roseaux ! Idara a parlé !

Vieillards, à vous de conter, la tribu écoute.

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