Légendes et chansons de gestes canaques de Louise Michel - VI Les Blancs

Publié le 23 Mai 2024

Légendes et chansons de gestes canaques
1875
 

 

Petites Affiches de la Nouvelle Calédonie
Journal des intérêts maritime, commerciaux & agricoles
paraissant tous les mercredis.

 

Jusqu’à présent on s’est beaucoup occupé de faire prospérer la Calédonie, mais on n’a jamais senti le besoin de chercher à conserver les traditions et les légendes des tribus qui, refoulées de plus en plus, disparaîtront bientôt ou du moins verront nos us et coutumes remplacer les leurs sans qu’il en reste même de trace. Quelques voyageurs ont écrit des romans auxquels on a cru tant qu’on n y est pas venu voir, mais alors il a fallu abandonner les idées faites d’avance.

Comme le dit l’auteur des chants que nous sommes heureux de donner à nos lecteurs, il est grand temps, si l’on veut garder quelque chose de pur et d’intact des chants de ces grands enfants de la nature, et nous ne pouvons que la féliciter de la tâche entreprise par elle et menée à si bonne fin.

C’est bien là ce ton mélancolique, ce sont bien là ces chants uniformes et tristes que la nuit quelquefois l’on entend sortir d’une cour isolée ou qui s’élèvent tout à coup autour d’un brasier à demi éteint.

C’est bien là ce chant de guerre que doivent vociférer nos insulaires ; les pilous pilous pacifiques que nous avons autrefois vu exécuter à Nouméa peuvent nous en donner une idée. Mais ne retardons pas plus longtemps le plaisir que procurera certainement à nos lecteurs le travail inédit que nous lui offrons :

VI
Les Blancs

Homme blanc, d’où viens-tu ? Il a fallu bien des écorces pour tisser les ailes de ta pirogue ; bien des arbres pour la creuser.

Quelle puissance t’a donc arraché à ta case pour être venu d’aussi loin ?

Car tu viens du plus loin qu’habitent les hommes, sous le froid soleil qui les rend pâles.

Si tu étais parti des îles que nous connaissons, à peine les ailes de ta pirogue seraient froissées tandis qu’elles sont usées par le vent, comme s’il y avait soufflé dix fois l’igname.

Homme blanc, que nous diras-tu pour être venu d’aussi loin ?

Dans ton pays, on mange tous les jours, car un jeûne d’un matin paraissait t’incommoder ; que nous donneras-tu de tant de richesses ?

L’homme blanc ne raconte rien ; il ne donne rien. L’homme blanc s’établit dans le pays avec ses compagnons ; ils y semèrent les graines dont la race pâle se nourrit et les gardèrent pour eux ! On les avait reçus en frères mais ils ne le furent pas.

Depuis que les hommes blancs sont venus, on ne compte plus le nombre de fois qu’on a récolté l’igname ; on n’en fait plus la fête, on ne compte plus rien.

Les jours passent comme les gouttes d’eau du grand lac ; pourquoi le mesurerait-on, puisque les pirogues ailées de l’homme blanc garderont toujours le rivage.

Ils ont pris Counié à la ceinture pâle ; ils ont pris N’ji chevelure de brousse ; ils ont tout pris.

Plus jamais l’homme des îles ne sera joyeux ; plus jamais il ne dansera sur la rive le pilou des mers.

C’est ainsi qu’il disait, le vieillard de Counié, mais les jeunes gens se mirent à rire, ils dansèrent avec les filles blanches et leur donnèrent les colliers de jade de leurs mères ; ils échangèrent avec les hommes des grandes pirogues les haches de pierre de leurs pères pour les kougas (fusils) des Blancs.

Et toutes les ignames ils formèrent sur la rive le pilou des mers.

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article