Légendes et chansons de gestes canaques de Louise Michel - V Le kou-indio (récif)
Publié le 7 Avril 2019

Journal des intérêts maritime, commerciaux & agricoles
paraissant tous les mercredis.
Jusqu’à présent on s’est beaucoup occupé de faire prospérer la Calédonie, mais on n’a jamais senti le besoin de chercher à conserver les traditions et les légendes des tribus qui, refoulées de plus en plus, disparaîtront bientôt ou du moins verront nos us et coutumes remplacer les leurs sans qu’il en reste même de trace. Quelques voyageurs ont écrit des romans auxquels on a cru tant qu’on n y est pas venu voir, mais alors il a fallu abandonner les idées faites d’avance.
Comme le dit l’auteur des chants que nous sommes heureux de donner à nos lecteurs, il est grand temps, si l’on veut garder quelque chose de pur et d’intact des chants de ces grands enfants de la nature, et nous ne pouvons que la féliciter de la tâche entreprise par elle et menée à si bonne fin.
C’est bien là ce ton mélancolique, ce sont bien là ces chants uniformes et tristes que la nuit quelquefois l’on entend sortir d’une cour isolée ou qui s’élèvent tout à coup autour d’un brasier à demi éteint.
C’est bien là ce chant de guerre que doivent vociférer nos insulaires ; les pilous pilous pacifiques que nous avons autrefois vu exécuter à Nouméa peuvent nous en donner une idée. Mais ne retardons pas plus longtemps le plaisir que procurera certainement à nos lecteurs le travail inédit que nous lui offrons :
V
Le kou-indio (récif)
Là brille la fleur du corail, là nagent des poissons de quoi nourrir dix tribus.
N’y allez pas, n’allez pas chercher le corail pour vous parer, ni le poisson pour vous nourrir.
Là le kou-indio ouvre sa gueule avide, là est la mort.
Un récif le domine, à la marée basse plus haut que les cases du grand chef.
C’est là que de loin on vient pour mourir.
Un vieux y est venu : ses dents étaient cassées, il ne pouvait plus mordre ; ses jambes tremblantes ne le soutenaient plus.
Son fils Turido ne chassait pas, il ne pêchait pas non plus, et ne plantait pas de taros dans les réservoirs des montagnes, ni d’ignames dans les champs. Turido dormait le jour après la nuit sous les cocotiers et quand il avait faim il fouillait dans la keulé (marmite) des autres.
Mais son père de temps à autre lui demandait une igname et cela le gênait.
Père, dit un jour Turido, tu as vécu si longtemps qu’on ne peut plus nombrer les ans qu’on fait en homme, il mettait les deux pieds après les deux mains pour compter, si bien que nous ne savons plus ton âge ; tu as les dents cassées, tes jambes tremblent ; tu ne peux plus ni manger ni marcher, tu devrais t’en aller dans le cimetière, tu dormirais et tu n’aurais plus faim ; et si tu veux, j’ai un casse-tête qui n’a jamais servi, je t’en donnerai un coup et tu ne souffriras plus.
Mais le vieux ne répondit pas. Il prit un tehiou (peigne) auquel il tenait, le mit par-devant dans ses cheveux blanchis et s’en alla, car il ne voulait pas que son fils le tuât.
Il s’en alla sur le bord de la mer, lava dans l’eau salée ses jambes qui tremblaient et se trouva tout ragaillardi.
Si bien qu’il put aller jusqu’au kou-indio et descendre avec le flot tournant.
Il y avait dans la tribu une jeune fille qu’on appelait Moiek (la fleur), nul ne lui connaissait un chagrin, car elle souriait toujours, Moiek la Belle, et toujours on l’entendait chanter.
Rien ne pouvait assombrir sa pensée, ni sa mère ne l’avait point fiancée toute petite en mâchant au futur mari des ignames dans la bouche.
Moiek la fleur était libre, libre comme le vent.
Un soir, au clair de lune, Moiek s’en alla légère sur les rocs de la grève.
Elle s’en alla dans l’écueil, Moiek la Belle, parce que dans la grande guerre on avait fait prisonnier Oudaou qu’elle aimait sans en rien dire, et on l’avait mangé.
Et pour sauter dans le kou-indio, Moiek mit sur sa tête une couronne toute dentelée de fleurs de lianes que son bien-aimé lui avait donnée à la dernière igname.
Et les esprits, en la portant entre les eaux profondes firent refleurir les lianes de sa couronne afin qu’elle la portât toujours, Moiek la Belle, pour glisser avec eux sous les mers.
Légendes et chansons de gestes canaques - Wikisource
Une grande partie des vocabulaires de ce livre est due à un Canaque fort intelligent, Daoumi, qui parfois faisait des réflexions judicieuses sur certaines coutumes nationales, par exemple celles de
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