Légendes et chansons de gestes canaques de Louise Michel

Publié le 3 Avril 2019

Légendes et chansons de gestes canaques
1875
 

 

Petites Affiches de la Nouvelle Calédonie
Journal des intérêts maritime, commerciaux & agricoles
paraissant tous les mercredis.

 

Jusqu’à présent on s’est beaucoup occupé de faire prospérer la Calédonie, mais on n’a jamais senti le besoin de chercher à conserver les traditions et les légendes des tribus qui, refoulées de plus en plus, disparaîtront bientôt ou du moins verront nos us et coutumes remplacer les leurs sans qu’il en reste même de trace. Quelques voyageurs ont écrit des romans auxquels on a cru tant qu’on n y est pas venu voir, mais alors il a fallu abandonner les idées faites d’avance.

Comme le dit l’auteur des chants que nous sommes heureux de donner à nos lecteurs, il est grand temps, si l’on veut garder quelque chose de pur et d’intact des chants de ces grands enfants de la nature, et nous ne pouvons que la féliciter de la tâche entreprise par elle et menée à si bonne fin.

C’est bien là ce ton mélancolique, ce sont bien là ces chants uniformes et tristes que la nuit quelquefois l’on entend sortir d’une cour isolée ou qui s’élèvent tout à coup autour d’un brasier à demi éteint.

C’est bien là ce chant de guerre que doivent vociférer nos insulaires ; les pilous pilous pacifiques que nous avons autrefois vu exécuter à Nouméa peuvent nous en donner une idée. Mais ne retardons pas plus longtemps le plaisir que procurera certainement à nos lecteurs le travail inédit que nous lui offrons :

AUX AMIS D’EUROPE

I

Vous êtes là-bas au XIXe siècle ; nous sommes ici au temps des haches de pierre et nous avons des chansons de gestes pour littérature.

Non pas la chanson de gestes du Moyen-Âge, mais celle des temps tout à fait primitifs ; avec des vocabulaires bornés et les œuvres à l’état d’enfance.

Les récits ne sont pas non plus la légende [du] Moyen-Âge, mais peut-être lui ressemblent-ils par la parole fréquemment matérialisable en symboles.

Comme les contes des nourrices, les légendes canaques sont interminables ; tantôt elles dérivent l’une de l’autre, tantôt se succèdent sans ordre, souvent aussi le conteur intervertit la suite ordinaire sans nuire au récit.

C’est extrêmement logique, car il n’y a pas de raison pour mettre la Barbe Bleue avant plutôt qu’après Peau-d’Ane.

Ces récits et ces chants sont ceux qui bercent toute l’humanité à son premier âge ; c’est pourquoi il est souvent facile de saisir la pensée du Canaque et de compléter la phrase. Leur style plein de métaphores est du reste vivant ; on le voit autant qu’on l’écoute, puisqu’il est tout matériel encore.

Une grande partie des vocabulaires de ce livre est due à un Canaque fort intelligent, Daoumi, qui parfois faisait des réflexions judicieuses sur certaines coutumes nationales, par exemple celles de l’anthropophagie. Cela était dû, pensait-il, à cette réflexion qu’il est indifférent au mort d’être ou de n’être pas mangé, et que de plus on rendait service à ceux qui avaient faim ; mais, ajoutait Daoumi, il y a longtemps que cette coutume nous fait horreur ; et depuis le temps de nos grands-pères, je ne crois pas qu’on y ait goûté dans ma tribu, ni même dans un grand nombre d’autres à part quelque cas de vengeance.

Nous pensons, nous, que l’anthropophagie est un peu aussi un goût dépravé fréquent chez l’homme tout à fait primitif ; il est encore un peu bête féroce.

La race canaque est meilleure qu’on ne le croit ; ils sentent une idée généreuse plus vite que nous ne la comprenons ; elle met dans leurs yeux une douceur infinie tandis qu’un récit de combats y allume des éclairs.

Le Canaque Daoumi me fit l’honneur de me présenter son frère beaucoup plus sauvage que lui, mais désireux de s’assimiler notre pauvre étroite civilisation qui l’éblouit, et trois ou quatre de ses amis, dont l’un taillé en hercule et coiffé en femme avec un peigne dans ses cheveux cimentés à la chaux, doit être le type des naturels du temps de Cook : douceur infinie sur le visage, mais pommettes saillantes et dents pointues, front étroit et mâchoires puissantes, crinière de fauve, œil étonné et confiant ; mélange du bœuf, du lion et de l’enfant.

Cette race est-elle appelée à monter ou à disparaître ? Le sol calédonien est-il un berceau ou le lit d’agonie d’une race décrépite ? Nous penchons à quelques peuplades près pour la première supposition, il serait donc possible de conserver ces peuplades en les mêlant à la vieille race d’Europe ; les unes donneraient leur force, l’autre son intelligence à une jeune génération.

En attendant, tandis que vos philosophes blancs noircissent du papier, nous écoutons des bardes noirs à qui malheureusement on fait mêler nos mots barbares à leurs mots primitifs avant de les saisir tels qu’ils sont. Le vocabulaire d’une peuplade n’est-ce pas ses mœurs, son histoire, sa physionomie ?

La race va s’éteindre et nous ne savons rien à peine, ni l’argot anglo-canaque-franc laisse survivre une partie des mots véritables.

Ne pourrait-on saisir ces dialectes, étudier cette race, avant que l’ombre recouvre des choses historiquement curieuses.

S’il est utile d’étudier les cadavres des nations, où pourrait-on avec la race canaque travailler sur le vif. N’est-il pas temps de faire un peu de vivisection historique ?

Combien d’échelons n’a-t-on pas déjà laissé tomber dans l’abîme ? C’est pour cela qu’il est si profond.

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A
Ca choque de parler de race, parce qu'il n'y a qu'une seule race, c'est celle de l'humanité composée de peuples, mais peut-être faut-il remettre le texte dans son époque?
C
C'est déjà bien d'avoir ce livre en accès libre parce que Louise Michel, exil en Nouvelle Calédonie coûte 169 euros d'occaz.....
A
Oui, on est d'accord, pas de souci et tu as raison de publier ces pépites oubliées. Le net a du bon quand même quand on peut retrouver ce genre de document!
C
Oui il faut le remettre dans son contexte sinon on passe à côté de pépites. Louise Michel est même avant-gardiste en développant ces idées de préservation des savoirs à une époque, en pleine colonisation où l'on pense plus à détruire qu'à préserver. Je retrouve à cette époque-là le mot race utilisé dans les écrits sans aucune idée péjorative, c'était le mot employé, par toutes les "races" et on ne peut leur tenir rigueur de sensibilités qui ont évolué et se sont imposées à mon avis bien plus tard. Chez Elisée Reclus, un incontournable dans tout ce qu'il peut nous transmettre de connaissances géographiques, ethnographiques etc....on retrouve ces expressions-là.