Au-delà des forêts : les ONG de conservation se transforment en "entreprises".
Publié le 16 Mars 2019
Si les organisations de conservation recueillaient des fonds pour créer des aires protégées dans des forêts prétendument menacées de destruction, elles forment aujourd'hui une véritable "industrie" transnationale qui gère et contrôle des zones qui vont bien au-delà des forêts.
Le World Rainforest Movement (WRM) croit fermement qu'il n'est pas possible de séparer la forêt des communautés qui en dépendent. Cette vision s'oppose à celle des ONG de conservation, qui défendent une nature sans peuple, inspirée du modèle des parcs nationaux créés aux États-Unis. (1) Pour cette raison, la création et l'expansion d'aires protégées sans communautés a été une préoccupation constante pour le WRM.
C'est un fait que les projets destructeurs, tels que l'exploitation forestière, l'exploitation minière ou l'agro-industrie, ont des impacts terribles sur les forêts et les communautés. Cependant, les parcs de conservation, lorsqu'ils imposent des restrictions à l'occupation humaine, expulsent aussi des communautés et/ou leur interdisent d'utiliser ce qu'ils considèrent comme leur maison, d'où ils tirent presque tout ce dont ils ont besoin, avec l'argument pervers que ce sont les communautés qui causent la destruction de la forêt.
Les véritables forces destructrices ont avancé sur les forêts en même temps que les ONG de conservation. Ces organisations ont joué un rôle crucial dans la construction de l'idée néolibérale selon laquelle la nature ne sera sauvée que si un prix est fixé, car elle fournit des "services" pour lesquels quelqu'un doit être payé. C'est ainsi qu'est né ce qu'on appelle l'"environnementalisme de marché".
Les industries polluantes ont aimé cela : elles ont maintenant la permission de continuer à polluer tout en montrant un visage propre. Ils peuvent "compenser" une partie des émissions qu'ils génèrent en brûlant du pétrole, du gaz et du charbon en payant pour "protéger" une forêt ou établir une plantation d'arbres. Et au lieu de réduire leurs émissions, qui sont la cause du changement climatique, ils annoncent leurs "bonnes actions".
Contrairement à ce que le bon sens pourrait indiquer, les ONG de conservation figurent parmi les principaux bénéficiaires de la destruction des forêts : elles ont réussi à obtenir un accès fort à cette nouvelle source de ressources auprès des industries et des gouvernements des pays les plus polluants, menant des projets qui nuisent aux communautés qui utilisent et protègent les forêts.
Le rôle de ces ONG dans les projets REDD+ à travers le monde, notamment The Nature Conservancy (TNC), Conservation International (CI), World Wildlife Fund (WWF), Wildlife Conservation Society (WCS) et Wildlife Works Carbon (WWC), en est une démonstration claire. Selon ces organisations, le mécanisme REDD+ ne répondrait pas seulement à la crise climatique mais bénéficierait également aux communautés dans les zones de projets. Cependant, l'opinion dominante des programmes et projets REDD+, promus par ces organisations, est que les communautés sont des obstacles et des menaces pour les forêts et qu'elles finissent par interdire ou restreindre leur accès et leur utilisation. (2)
Même avec l'échec de dix années d'expériences au cours desquelles REDD+ n'a pas réussi à réduire la déforestation, l'idée n'est pas morte. Le mécanisme est non seulement vivant, mais il dirige maintenant des programmes dans des régions beaucoup plus vastes, bien au-delà des forêts. Les programmes REDD+ à l'échelle du paysage couvrent des juridictions entières, telles qu'une province ou un État dans un pays. Le WWF, par exemple, administre le principal programme juridictionnel REDD+ en Afrique, dans la province de Mai N'dombe, République démocratique du Congo, avec un financement de la Banque mondiale. (3)
Les récents accords et mécanismes internationaux visant à influencer le changement climatique finissent par perpétuer cette logique. L'approche dite de " restauration des paysages forestiers " guide les actions du Bonn Challenge (4), qui est aujourd'hui la plus grande initiative internationale avec pour objectif de " restaurer " 350 millions d'hectares de forêts et de paysages en faveur du climat. (5) Cependant, pour "restaurer" des forêts sur une si grande superficie, on ne peut penser qu'à des monocultures d'arbres à grande échelle, dont il existe déjà des dizaines de millions d'hectares dans le monde.
Ainsi, les formes d'appropriation des territoires par ces organisations sont multipliées afin d'étendre leur influence. En Indonésie, ces organisations font des progrès dans des domaines déjà accordés dans le passé à des entreprises de déforestation, comme les plantations de palmiers à huile. Dans ce pays, sur l'île de Sumatra, les ONG de conservation WWF et la Société zoologique de Francfort, avec le financement de la banque allemande de développement KfW, ont créé la société ABT pour développer un projet de "restauration" situé près du parc national Bukit Tigapuluh. Sans accès à l'information sur ce que l'entreprise veut vraiment, la communauté de Kubu résiste. Les habitants de Kubu, qui entretiennent une relation forte avec la forêt où ils vivent et qu'ils protègent fermement, se battent pour le contrôle du territoire. En Indonésie, près de 600 000 hectares ont déjà été concédés en concession pour la " restauration des paysages forestiers ". (6)
Un autre mécanisme est la création de projets pour "compenser" la destruction de la biodiversité. L'argument est que la perte d'une forêt détruite peut être compensée par la conservation d'une autre forêt prétendument menacée de "caractéristiques similaires". La société minière Rio Tinto, par exemple, qui a causé la destruction d'une forêt à Madagascar suite à l'extraction d'ilménite (7), a décidé de payer une filiale locale de l'ONG Birdlife International pour protéger une autre forêt "similaire" à 50 km du site minier. L'ONG a limité l'utilisation de la forêt par la communauté locale, qui a été forcée de pratiquer son agriculture dans une zone plus éloignée et moins fertile.
Le renforcement des fonds nationaux pour la conservation de la biodiversité, les fonds fiduciaires dits de conservation, un partenariat public-privé, va dans le même sens. Au Mozambique, par exemple, le Biofund a été créé avec le WWF, la WCS et l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) parmi ses membres. (8) L'une de ses fonctions est de valider les projets destructeurs : les entreprises peuvent "compenser" la destruction qu'elles causent en allouant des ressources à investir dans l'entretien des aires protégées ou dans la création de nouvelles aires protégées dans le même pays. La Banque mondiale a suggéré que cela se fasse au Libéria, également en Afrique, en raison des grandes réserves minérales du pays, qui sont extrêmement attrayantes pour les grandes sociétés minières du monde. (9)
Créer une " industrie " de la conservation
Récemment, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a accepté une plainte déposée par l'ONG Survival International pour enquêter sur des violations présumées des droits humains du peuple autochtone Baka par des " éco-gardes ", financées par le WWF, dans une zone protégée au Cameroun. (10) Un détail : la décision de l'OCDE d'accepter la plainte n'a pas été publiée parce qu'elle n'accepte que les plaintes contre des entreprises, souvent des multinationales. Cette fois, c'est le WWF qui a été dénoncé.
Ce qui est très inquiétant, c'est que la logique mercantile du "tout le monde y gagne" de "l'environnementalisme de marché" s'est répandue et, avec lui, l'alliance entre forces destructrices et ONG conservationnistes. Cette logique repose sur le principe qu'il n'y aura plus de protection que s'il y a plus de destruction. En outre, ces organisations fournissent d'autres services aux entreprises destructrices : elles légitiment et déclarent durables certaines activités qui sont, sans aucun doute, destructrices, à travers des certifications et des "labels verts".
Dans cette logique perverse qui détruit progressivement les forêts, quelque chose sera préservé : les intérêts et le volume des ressources dont disposent actuellement les entreprises "conservationnistes". Allons-nous continuer à qualifier ces organismes de " sans but lucratif " ? Les perdants de cette alliance entre les industries de la conservation et de la destruction sont les communautés indigènes, traditionnelles et paysannes, dont les territoires et les forêts sont menacés par leurs projets en expansion.
De nombreuses communautés ont lutté contre ces projets de conservation. En Inde, par exemple, des milliers de personnes résistent à l'expulsion de leurs territoires centenaires, voire millénaires, à l'intérieur de ce qui est maintenant considéré comme des réserves de tigres. Ces luttes contribuent à renforcer une vision opposée : que la meilleure façon de conserver les forêts est de s'assurer que les communautés qui y vivent et en prennent soin puissent exercer un contrôle sur elles et sur leur mode de vie. Les luttes ont abouti, de différentes manières, à la conquête de leurs territoires, où se trouvent les forêts. Malgré cela, les menaces persistent et la lutte pour la justice sociale et environnementale est permanente. Joignons-nous à elle, aujourd'hui et pour toujours.
1. Naturaleza cercada. Pueblos indígenas, áreas protegidas y conservación de la biodiversidad. WRM.
2. REDD: Una colección de conflictos, contradicciones y mentiras, WRM
3. WWF’s REDD Project in Mai Ndombe, DRC: No consultation, no transparency and communities paid less than DRC’s mínimum wage, REDD-Monitor, 2017
4. Algunas de las principales iniciativas para expandir los monocultivos de árboles en América Latina, África y Asia, Boletín 228 del WRM, 2017
5. Bonn Challenge. Barometer of Progress: Spotlight Report 2017, IUCN
6. Ecosystem Restoration Concessions, 2016, y una visita de campo en marzo de 2018 a la comunidad de Kubu
7. El proyecto de compensación de biodiversidad de Río Tinto en Madagascar impone severas restricciones a las comunidades locales, Boletín 230 del WRM, 2017
8. BioFund Foundation Bodies
9. El Banco Mundial prepara el camino para una estrategia nacional de compensación en Liberia, Boletín 213 del WRM, 2015
10. Human Rights abuses complaint against WWF to be examined by OECD, The Guardian, 2017
traduction carolita d'un article paru dans le bulletin d'information n° 242 du WRM "Mouvement mondial pour les forêts tropicales" Sur la série d'article, ONG conservationnistes : Quels intérêts protègent-elles réellement ?