Guatemala : Justice en péril
Publié le 29 Janvier 2018
L'Observatoire de l’Indépendance Judiciaire (constitué d’Impunity Watch, El Instituto de la Judicatura, et La Plataforma contra la Impunidad) vient de publier un important rapport d’enquête, Justice en péril,sous-titréLes obstacles à l’indépendance judiciaire au Guatemala :
www.impunitywatch.org ou www.independenciajudicial.org
ou http://www.prensalibre.com/pl/media/PDF/Informe-Justicia-en-Riesgo-impunity-watch.pdf
Ce rapport de l’Observatoire énonce des faits et situations qui n’étonneront guère les Guatémaltèques, puisque l’une des principales revendications de ces dernières années est celle d’une autre Justice.
Extraits.
« Le Guatemala est l'un des pays d'Amérique latine qui dépense le moins pour la Justice : 19 dollars par habitant contre 30 dollars en moyenne dans la région, et un taux de seulement 6 juges pour 100 000 habitants. »
Pressions politiques
« Dans les groupes de discussion, les participants ont noté qu'ils ont reçu des pressions indues de la part de députés, de maires, de militaires, d’hommes d'affaires, de médias et d'autres acteurs locaux pour influencer un cas particulier. En de nombreuses occasions, les députés font pression sur les juges et les magistrats de leur district en échange de leur élection comme magistrats de la Cour suprême de justice ou des cours d'appel.
« Ainsi les députés et les maires obtiennent-ils le contrôle politique des organes judiciaires de leur localité.»
Les participants ont également décrit des interventions de hauts personnages de la République, « députés et autres personnalités "influentes" du gouvernement de la République. »
Comment s’en étonner ? « La Constitution politique de la République autorise l'ingérence du pouvoir législatif dans la justice, puisque c’est le Congrès des députés qui nomme les juges de la Cour suprême de justice et des Cours d'appel pour une période de cinq ans. »
Ceci explique sans doute que « sur les 54 plaintes déposées par des juges au cours des trois dernières années devant l'Unité des Délits contre des Agents de Justice du Procureur de la République, seules deux affaires ont abouti à un
verdict. »Le document cite un universitaire, président de commission de recrutement à la Cour suprême, qui déclara publiquement un jour que ce processus de nomination « est nettement politique », sans y voir de quoi s’étonner.
Des juges aux ordres
Le rapport estime que « l'attribution des fonctions administratives à la Cour suprême et au Président de l’Organisme Judiciaire favorise une organisation hiérarchique et verticale contraire au modèle de l'État de droit démocratique. »
« Le régime disciplinaire et le Contrôle Général des Tribunaux sont actuellement inefficaces pour sanctionner les fautes des juges ;bien au contraire, ils agissent de manière sélective à l'encontre des juges ou magistrats indépendants. Les plaintes contre les juges qui bénéficient d'un soutien politique et institutionnel auprès des tribunaux restent donc impunies. »
« Dans bien des cas, les mutations de juges ne sont pas fondées sur des motifs de service, mais sont utilisées pour exercer des représailles contre des juges indépendants ou contre ceux qui ont dénoncé la corruption judiciaire. »
« 14% (de ceux qui ont répondu au sondage) ont déclaré avoir été soumis à des pressions internes de la part d'autres organes du Pouvoir Judiciaire, et 26% ont déclaré avoir été menacés de mesures disciplinaires ou administratives en raison de la manière dont ils avaient tranché une affaire. »
Interrogée par le journal Prensa Libre à l'occasion de la publication de ce rapport, l’ex-juge Claudia Escobar, aujourd’hui en exil, a estimé que de nombreux juges n'ont pas conscience de ce qu’implique leur nomination : selon elle, « ils se sentent dépendants des juges des échelons supérieurs et ne voient pas l'ingérence, ou les menaces sur leur indépendance, comme un problème car ils sont considérés comme des employés, en position de recevoir des ordres. »
Trois autres puissances
Médias -Sur les 83 juges qui ont répondu au sondage, 51 ont indiqué qu'ils étaient d'accord ou entièrement d'accord avec le fait que « les décisions ou les actions de certains juges ont été influencées de façon inappropriée par des actions médiatiques réelles ou anticipées (presse, télévision, radio). »
Avocats - « Les corporations locales d'avocats (...) se chargent de recruter les opérateurs de justice locaux, afin de pouvoir négocier les procès. »« C'est une réalité qu'il y a des avocats qui ont des contacts avec des personnes au sein de l’administration judiciaire elle-même, ce qui fait que leurs menaces sont réellement à prendre au sérieux. » D’ailleurs, un « Tribunal d’honneur » de la Corporation des avocats est en mesure d’engager des procédures disciplinaires …contre les magistrats !
Organisations sociales - « Les dirigeants d’organisations sociales utilisent leur prestige pour tenter d'influencer les décisions judiciaires. La présence de ces dirigeants dans les audiences où ils ne sont pas parties à la procédure,de même que les visites individuelles ou collectives aux tribunaux,deviennent des actes d'intimidation lorsqu'ils agitent la menace d'agir au nom de la ‘communauté’. »
Or l’on sait que nombre de ces organisations sont financées par des pays où l'état de droit est plus enraciné: pour cette raison, ces institutions lointaines (d’Europe, par exemple !) devraient être questionnées au sujetde cette forme insidieuse de violation de l'indépendance des juges dans un pays qu’ils « aident ».
Silence
Le rapport ignore toutefois une modalité vicieuse selon laquelle même un juge capable et honorable est tenu de faire fi de toute critique raisonnée et de sa conviction intime: l'article 9 de la loi guatémaltèque contre le féminicide et les violences faites à la femme (décret 22-2008) selon lequel - et donc très légalement - une plainte conduit automatiquement à une condamnation:
« .... sur simple dénonciation de la violence dans la sphère privée, le tribunal saisi devra prendre les mesures de sûreté visées à l'article 7 de la loi. " (qui stipule une peine de prison d’au moins 5 ans).
Ce qui, en un cas au moins, a conduit un juge guatémaltèque à déclarer benoîtement au condamné, au prononcé de sa sentence : « Comme vous le savez, la dénonciation est la preuve-reine » !
En niant ainsi la présomption d’innocence, ce magistrat n’effectue-t-il pas la remise en cause la plus radicale qui soit de la justice en tant qu’institution ?
On se demande quelles étaient les véritables intentions des instigateurs d’un tel article – qui n’a pas d’équivalent dans les autres lois du même type en Amérique latine. Et on se demande aussi pourquoi aucune voix ne semble en indiquer les dangers, dans le pays ou ailleurs.
Corruption
Pour en revenir au rapport de l’Observatoire : « Au cours de l'enquête, des informations ont été reçues sur des réseaux de corruption impliquant des avocats, des juges, des procureurs et d'autres acteurs locaux à l'intérieur du pays, qui retirent de la justice un bénéfice économique. »
En présence de magistrats de haut rang, Iván Velásquez, le très respectabledirigeant de la Commission internationale contre l'impunité au Guatemala (CICIG), a manifesté lors de la présentation publique de cette étude son espoir « qu’on parvienne à ce que l’Organisme judiciaire soit composé des personnes les plus appropriées, compétentes et honorables », ce qui en dit long sur certaines personnes actuellement en fonction!
Une autre justice ?
Si l’on en reste à une dynamique strictement nationale, les évènements récents laissent peu d’espoir qu’une autre Justice entre de sitôt en vigueur dans le pays, malgré les coups de boutoir donnés par la CICIG,émanation de l’ONU. Espérons que ce rapport de l’Observatoire de l’Indépendance Judiciaire éclaire et attire l’attention de cette dernière institution ou d’autres instances internationales qui seraient en capacité d’engager des procédures contre des responsables judiciaires et autres intervenants aussi criminels, et ouvrir ainsi la voie de la liberté à des quantités d’innocents en prison.
Puisque « Combattre l’impunité » est le mot d’ordre de diverses initiatives internationales actuelles au Guatemala, ne faudrait-il pas l’étendre à ces responsables judiciaires, y compris au plus haut niveau, ainsi qu’aux autres intervenants ?
Henri Guéguen – Janvier 2018
et http://cocomagnanville.over-blog.com/2017/10/guatemala-denonciation.html