Tanzanie: des terres Maasai volées par une compagnie organisatrice de safari

Publié le 9 Février 2015

Un évènement trop fréquent en Tanzanie 
Des terres Maasai volées par une compagnie organisatrice de safari

Les vastes étendues du district de Ngorongoro (Tanzanie Septentrionale) associées à une faune sauvage en abondance, limitrophes du Parc National du Serengeti, en font une région-phare de l’industrie touristique de Tanzanie. Toutefois, derrière la beauté des paysages et l’image pastorale, se cache une réalité beaucoup plus complexe et conflictuelle. Car cette terre et les Maasaï qui l’ont traditionnellement habitée depuis des siècles reflètent aujourd’hui l’exclusion et l’aliénation. 
L’histoire de la Ferme de Sukenya en est un exemple parmi tant d’autres.

 

Au commencement : la Ferme de Sukenya 

Les villages de Soitsambu, Sukenya et Mondorosi, essentiellement composés de pasteurs maasaï, font partie de la division administrative de Loliondo, au cœur du district de Ngorongoro. La gestion de la terre repose sur l’accès à des ressources saisonnières, qui impliquent une transhumance en rotation en fonction de la pluviosité. En 1984, les Brasseries Tanzaniennes (Tanzania Breweries Ltd : TBL) ont obtenu un terrain de 10.000 acres au sein même des terres communautaires des villages de Mondorosi et de Sukenya. A cette époque, les allocations frauduleuses de terres étaient fréquentes dans tout le nord du pays et en particulier à Loliondo. A priori, TBL avait eu le feu vert des autorités locales et régionales pour utiliser cette terre, mais il faudra attendre 2004 pour que les Brasseries Tanzaniennes obtiennent officiellement un certificat d’occupation de cette terre maasaï qui par la même occasion bénéficiera d’une extension pour atteindre une superficie totale de 12.617 acres. A noter que depuis le début, TBL n’a jamais eu l’usage que d’une parcelle inférieure à 700 acres, et ce durant trois années seulement puisqu’en 1987, cette société abandonnera purement et simplement son exploitation. Les 3 communautés maasaï locales, c’est-à-dire les Ilpurko du village de Mondorosi, les Illoita du village de Sukenya, et le clan des Illaitayiok (majoritaire à Sukenya mais minoritaire dans la région) continuèrent d’utiliser cette terre comme ils l’avaient toujours fait, à savoir dans le cadre de l’exploitation en rotation des pâturages avec installation de campements provisoires, mais aussi de l’accès à des points d’eau de première nécessité, et de l’accès à l’ensemble des villages eux-mêmes.

Le conflit

Le certificat de 2004 attribuait le contrôle de la terre à TBL sur la base d’un bail de 99 ans antidaté à compter d’octobre 2003. Une des conditions à l’attribution du titre d’occupation stipulait que la terre devrait être utilisée « pour des activités agricoles et de fermes d’élevage ». En 2006, TBL se débarrassa de ce qui lui restait de bail, à savoir 96 ans, entre les mains d’une agence américaine de Tourisme : la Tanzania Conservation Ltd (TCL). Les propriétaires de cette affaire de tourisme possèdent aussi les Safaris Thomson, une société également américaine dont le siège est situé dans le Massachusetts, et qui n’a pas tardé à organiser des voyages de luxe sur la terre en litige qu’elle a développée en réserve naturelle privée connue sous l’appellation d’ « Enashiva Nature Refuge ». 
Selon des éléments du procès que les villages maasaï affectés par la spoliation ont intenté à ladite société en Tanzanie, des agents de sécurité de la société associés à des officiers de police ont chassé de force les Maasaï de cette terre, incendiant leurs villages, détruisant leurs maisons et leur interdisant l’accès aux pâturages. A partir du moment où TBL (Brasseries Tanzaniennes) avait abandonné la gestion de la terre en question depuis une période supérieure à 12 ans, celle-ci aurait due en toute logique être rendue aux villageois maasaï. Un conseiller de la Zone de Conservation de Ngorongoro s’est ainsi exprimé sur le sujet : « nous sommes comme des esclaves sur notre propre terre. Les ressources naturelles sont devenues pour nous une malédiction ; ceux qui en bénéficient viennent de très loin, et les authentiques propriétaires locaux continuent de souffrir. » Selon un autre Maasaï, « tout le processus d’attribution des terres se caractérise par la corruption, la tricherie et la division des communautés. » En raison de cette impossibilité provoquée par TCL/Safaris Thomson d’utiliser les ressources naturelles de la Ferme de Sukenya, les communautés pastorales maasaï ont été contraintes de faire de larges détours (de plus de 14 heures) par le Kenya voisin afin de trouver des points d’eau à la saison sèche. Ce faisant, les pasteurs maasaï n’ont subitement plus eu accès à une ressource pâturable tout à fait vitale pour eux. L’interdiction d’accès à la terre a généré une crise majeure entre les différents acteurs : la société voyagiste, les autorités locales et les villageois dont l’immense majorité considèrent à juste titre que la terre en question est toujours leur terre.

La montée des tensions

L’escalade du conflit entre TCL/Safaris Thomson et les résidents locaux n’a fait que croître ces dernières années avec de nombreuses arrestations, des emprisonnements, un homicide, ainsi qu’un certain nombre d’incidents provoqués par les employés de TCL et la police. 
Des associations locales issues de la société civile, mais aussi des personnes physiques concernées ont apporté tout leur soutien destiné à résoudre le conflit, mais à ce jour toute tentative a échoué, causant encore plus de tension et de méfiance. 
En 2011, le village de Soitsambu a intenté un procès pour remettre en cause le droit à la terre de TCL/Safaris Thomson, avec le soutien du Groupe International des Droits des Minorités, le Centre des Droits Humains et Juridiques ainsi que le Conseil des Femmes Pastorales. Originellement stoppée sur une question de forme, la procédure a repris en 2013 et le procès devrait avoir lieu à la mi-décembre. 
Les villageois, soutenus par EarthRights (Droits à la Terre) International, ont également déposé une plainte auprès de la Justice américaine afin d’obtenir les documents de « la vente » de telle sorte à venir conforter leur lutte devant la Cour Tanzanienne pour recouvrer leur terre, et voir reconnues et compensées les violences et les destructions matérielles qu’ils ont subies. Un membre de la communauté maasaï s’est exprimé en ces termes : « la terre nous appartient, que nous gagnions ce procès ou que nous le perdions. Nous ne pouvons faire autrement qu’avoir l’usage de notre terre et nous n’abandonnerons jamais. » 
Tous les leaders maasaï traditionnels du district de Ngorongoro se sont réunis à maintes reprises depuis 2013 au village de Sukenya pour tenter de résoudre le conflit. Une résolution décidée et toujours très active aujourd’hui fut de renforcer l’unité parmi les trois communautés maasaï affectées par la spoliation. Une autre fut de s’assurer que les élus du Conseil de district prennent fait et cause pour les villageois dans ce combat pour la terre. « Nous ne pouvons rester assis sans rien faire alors que notre terre est entre les mains de voleurs. Il est de notre responsabilité de veiller à ce que cette terre nous revienne à tout prix, » a notamment déclaré un responsable du Conseil.

Une trêve précaire

Un jour de juillet 2014, un pasteur maasaï, Olunjai Timan, était sur le chemin de retour vers son village après avoir fait pâturer son cheptel aux abords de la terre en litige, lorsqu’il se retrouva confronté à des policiers et à des agents de sécurité de TCL/Thomson Safaris. Il fut abattu et laissé sur place face contre terre. La nouvelle fit rapidement le tour des villages, et la nuit suivante, 300 jeunes gens se rassemblèrent et se préparèrent à pénétrer la terre en conflit afin de mettre le feu au camp des Safaris Thomson. Quand les Anciens l’apprirent, ils se précipitèrent sur place pour les en empêcher. Ils prirent cette nuit-là la décision de continuer de mettre en œuvre des moyens pacifiques au lieu d’utiliser la confrontation. Cependant, l’incident souleva la question : « comment qualifier un tel gouvernement qui attaque ses propres citoyens ? » Lors d’une réunion du Conseil de District qui a suivi l’incident, un leader maasaï traditionnel a imploré devant l’assemblée : « J’ai décidé d’inciter nos guerriers à ne pas incendier le campement des Thomson Safaris, parce que je veux la paix. Il n’y a aucun avantage pour personne à devoir mourir prématurément. Nous avons besoin de cette terre pour nos vaches et nous ne pouvons nous passer de pâturer là-bas ou même d’y transiter. Qui en sont les réels propriétaires ? Ceux qui détiennent un bout de papier, ou bien nous qui y sommes nés et y avons vécu depuis toujours ? »

Un membre du Conseil de District originaire de Mondorosi a ajouté : « Nous avions juste fini de payer les amendes récoltées par des pasteurs maasaï innocents sommés de ne pas pénétrer sur notre propre terre, et voilà qu’aujourd’hui l’un d’entre nous a de nouveau été abattu par une arme à feu. Nous devons nous battre, il n’y a plus rien qui nous retient. »

En écho à un sentiment général, un leader parmi les jeunes (guerriers) a exprimé la vérité : « Nous autres, Maasaï, ne sommes plus ceux de 1959, à l’époque où nos grands-parents ont signé pour être déplacés hors du Serengeti. Nous n’aurons de cesse de nous battre pour notre terre et pour nos droits. » Une trêve précaire a été conclue entre les villageois et Thomson Safaris. Aujourd’hui, en effet, les villageois sont autorisés à avoir à nouveau accès à leurs pâturages au sein de la terre en litige. Mais, s’ils se méfient du fait que cette autorisation peut leur être retirée à tout moment, ils sont pleins d’espoir que le procès à venir transformera cette autorisation ponctuelle en un droit définitif avec un titre de propriété à leur nom.

Source : Cultural Survival, 2/2015
Texte traduit pour le GITPA par Xavier Peron, 
membre du réseau des experts du GITPA pour l'Afrique


 Informations sur les maasaï sur le site du GITPA

 

 

Rédigé par caroleone

Publié dans #indigènes et indiens

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