Par monts et par vaux, en bas et à gauche
Publié le 20 Février 2015
Contexte général
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de recontextualiser ce festival dans l’actualité zapatiste mais aussi mexicaine.
Au printemps 2014, les zapatistes ont subi une attaque paramilitaire au caracol de La Realidad, attaque qui a fait un mort, le compa Galeano. À la suite de cet événement, l’EZLN a « détruit » son icône médiatique, le sous-commandant insurgé Marcos. Au-delà du symbole de la disparition du porte-parole officiel, métis et hautement médiatisé de l’EZLN, le remplacement de Marcos par le sous-commandant insurgé Moises marque une cristallisation de l’identité indigène de la commandance zapatiste. L’importance de se (re)centrer sur cette identité indigène s’est vue aussi en août 2014, lors de la semaine de compartición (rencontres d’échanges) organisée entre les zapatistes et le Congrès national indigène. Le CNI est un espace politique plus ou moins formel ouvert à l’initiative des zapatistes lors des négociations avec le gouvernement qui devait aboutir aux accords de San Andrés Larraínzar sur les droits et cultures indigènes. Accords signés en 1996 et jamais appliqués par les gouvernements successifs.
Le CNI intègre quasiment toutes les différentes ethnies en lutte contre le capitalisme et ses promoteurs : partis politiques ou narcotrafiquants, qui souvent ont des liens de consanguinités importants. Cet espace, distinct et autonome de tous partis, mais aussi de l’EZLN, tente de fédérer les différentes luttes et de défendre les prisonnièr•e•s qui en sont issus. Souvent ils se basent pour leur organisation sur les « us et coutumes » (usos y costumbres) des peuples originels. Cette forme d’organisation de la vie des communautés est théoriquement reconnue dans la Constitution mexicaine, mais évidemment comme on verra plus loin, souvent bafouée.
Néanmoins les zapatistes savent très bien qu’unir un front indigène, si nécessaire que ce soit, n’est pas suffisant. C’est pourquoi, après les rencontres d’août 2014 a surgi l’invitation pour le Premier Festival mondial des résistances et rébellions contre le capitalisme, du 21 décembre 2014 au 3 janvier 2015. L’invitation lancée conjointement avec le CNI était destinée aux adhérent•e•s nationaux et internationaux de la Sixième Déclaration de la jungle Lacandone. LaSexta, comme on dit entre initié•e•s, était la énième tentative lancée en 2006 par les zapatistes pour s’ouvrir aux secteurs non indigènes de la société et aux secteurs internationaux en lutte contre le capitalisme, en bas et à gauche. Une des particularités de la Sexta est la volonté de sortir du calendrier de ceux d’en haut ainsi que le refus des partis politiques et de la voie électorale comme stratégie de changement social. Ce refus a, pendant un temps, coupé le mouvement zapatiste de possibles soutiens de gauche toujours dans la croyance électoraliste.
Mais nous sommes loin de 2006 et la situation au Mexique a beaucoup évolué depuis cette initiative. Le refus des partis, tous en collusion avec les narcos à un niveau ou à un autre, est beaucoup plus partagés et dans les organisations, collectifs, luttes mais aussi au sein de la société mexicaine en général.
L’organisation du festival a réactivé la Sexta nationale, plutôt atone depuis quelques années. Et elle se déroulait dans le moment de mobilisation pour Ayotzinapa.
Le 26 septembre 2014, dans l’État du Guerrero, six personnes (dont trois étudiants) sont tués et 43 élèves de l’école normale rurale [1] Raúl Isidro Burgos d’Ayotzinapa sont enlevés et à ce jour toujours portés disparus. Les premières versions officielles sur ces actes disent que les policiers municipaux étaient les premiers responsables et que ceux-ci avaient livré les étudiants au cartel des « guerriers unis » et que tous agissaient sous les ordres du maire d’Iguala (du PRD, parti dit de gôche) [2].
L’horreur de ces actes alliée à la dignité et la clarté politique des familles et ami•e•s des disparus a réveillé la société mexicaine. Le réveil est brutal : tout le monde connaît l’importance des cartels et du narcotrafic mais Ayotzinapa est la preuve que le Mexique s’est transformé en narco-État, toutes institutions, tous partis politiques confondus. On a souvent l’image que les narcos se concentrent sur le trafic de drogue. Or, ils sont impliqués dans nombre de trafics (arme, organes, migrant•e•s, traite des blanches…) mais les cartels sont aussi les têtes de pont de la modernisation capitaliste car, par leurs politiques de terreur, ils forcent les gens à fuir et laisser leurs terres aux grands projets d’infrastructure. Il semblerait que le capitalisme n’ait plus besoin de la paix sociale pour se développer. Il crée le chaos pour s’approprier les vies et les territoires.
Une semaine environ avant le début du festival, l’EZLN a annoncé que les zapatistes ne seraient pas présent•e•s en tant que zapatistes dans le festival [3]. Il•le•s préféraient laisser la place d’honneur aux parents et ami•e•s des disparus.
L’invitation au festival nous a touchés car nous sentions bien que la force des mouvements mexicains pouvaient nous inspirer et enrichir, sans compter que les multinationales à l’origine des projets sont souvent issus de notre monde, l’Europe occidentale.
Avant le début du festival prévu le 21 décembre, il a fallu s’inscrire.
L’organisation de cet événement pour l’accueil des participant•e•s a demandé un cadre assez bureaucratique, aussi bien au niveau des inscriptions que pour la gestion des transports et pas seulement, mais commençons par là.
Dans notre cas nous nous sommes inscrits sur internet, Nom – Prénoms – … – Quelles routes souhaiterions-nous empruntées ? On nous proposait quatre rutas, quatre chemins sillonnant le sud du pays, organisés en convoi, sur deux temps. Nous en avons choisi deux, les plus longues qui nous permettaient de découvrir et rencontrer le plus d’endroits et de personnes possibles. Nous ne sommes pas venus pour nous reposer et nous en avons bien fait les frais…
Arrivés au DF (Distrito Federal), Mexico City et banlieues, nous étions conviés à passer au Rincón Zapatista. Un espace politique, culturel, de vente, qui génère des ressources pour l’EZLN et où se distribue des produits et du matériel d’information.
Là, C., grande organisatrice de caravanes depuis la nuit des luttes, nous attendaient en compagnie d’autres personnes, visages découverts.
Nous avons joints à notre inscription aux différentes routes, deux photocopies de passeport qui nous assureraient un passage plus rapide en cas de contrôle des agents de l’État ou de l’armée. On nous promettait la vue d’animaux sauvages sur les routes du Campeche et c’est seulement ces chiens de l’État que nous avons croisés.
Chaque étape de la caravane s’est déroulée dans des endroits de luttes, en confrontation directe avec l’État, des entreprises et leurs sbires.
Xochicuautla, communauté au nom imprononçable au début comme ceux de ses peuples, les Nhatö et Ñhañhu (tous appelés Otomi par les espagnols conquistadores) nous accueillait pour l’inauguration du festival. Perchée à environ 3 000 mètres d’altitude, entourée de forêts de résineux où régnait une fraîcheur hivernale, cet endroit ne collait pas avec les cartes postales du Mexique.
L’entrée était bien contrôlée, normal, par nos premiers encapuchados, les « encapuchés ». Une chose surprenante était que l’accès au village était délimité et interdit à nous autres. Nous ne savons dans quel sens allait cette « protection » : de nous envers les villageois, ou l’inverse, ou les deux.
Plusieurs tables d’accueil étaient installées à l’entrée d’un immense chapiteau où pas loin de mille chaises faisaient face à la scène. Une fois dûment enregistrés, on nous a décorés d’un badge à garder toujours visible et qui allait nous suivre jusqu’à la fin du festival.
Nous avons commencé à déambuler dans le chapiteau, en admirant les muraux, banderoles, photos alliant art et lutte. Cette esthétique sera toujours présente lors des autres étapes, s’enrichissant même de nouvelles réalisations.
Puis ce fut l’inauguration. Des chants venus de loin ont débuté, des parfums d’encens, des rythmes battus des pieds, un mélange de cultes indigène et catholique nous a tenus sur nos chaises. Une vingtaine de personnes ont traversé l’espace et parmi les chants d’adultes et d’enfants sont arrivés à nos oreilles des noms connus comme Jésus ou Vierge.
Après une heure, le temps des discours entrecoupés de musiques et chants a démarré.
Xochicuautla lutte depuis 2007 contre la construction d’une autoroute reliant le DF et Toluca pour que l’accès aux zones de loisirs ou d’habitations des riches métropolitains se fasse le plus rapidement possible. Destruction de terres sacrées et communales, expropriations, incarcérations arbitraires suite à des affrontements, pollutions ont déjà commencé.
La présentation de cette lutte a précédé celle de la douleur et de la rage des parents, familles et amis des morts et disparus d’Ayotzinapa. Ce sont des voix lourdes, des fois tremblantes, qui exprimaient leur condition de gens pauvres, souvent de simples agriculteur•ice•s, qui se battent pour l’éducation de leurs enfants. Sous formes d’interrogations parfois mais surtout convaincus, ils et elles nous ont exprimé tour à tour leur refus de l’État, celui des partis, celui de se faire acheter pour se taire. Ils et elles ont dénoncé le mensonge permanent, mêlé leur douleur et leur rage à celle d’autres massacres et luttes du Mexique. Ils et elles ont remercié le CNI et l’EZLN de leur invitation en précisant à la fin du festival qu’il était dommage que l’EZLN n’ait pas plus parlé.
Chacune de leurs interventions nous serrait la gorge, et pour certain•e•s les larmes coulaient. À chaque fois un slogan revenait « no están solo•a•s », vous n’êtes pas seul•e•s.
Au début de chaque étape, les parents, familles et amis des morts et disparus d’Ayotzinapa ont pris la parole.
Mais déjà une partie d’entre nous devait grimper dans les bus pour Amilcingo. Les deux jours suivant se déroulaient sur ces deux lieux en parallèle.
Les bus devront, sur toute la durée du festival, voyager ensemble en caravane, ce qui nous assurait à la fois sécurité et pauses interminables.
C’est entre plaisir de quitter le froid de Xochicuautla pour aller au sud de Mexico dans l’État du Morelos et la frustration d’effleurer cette lutte et les gens qui la mènent, que nous avons pris la route.
Six heures plus tard… Un feu au milieu de la route immobilise la caravane. Ce n’est que l’arrivée à Amilcingo contrôlée par de jeunes encapuchés, ouf.
Ce comité d’accueil nous a mis dans l’ambiance. Tout nous réchauffait les os ; le climat, ces encagoulés et les gens du village qui nous ont offert leur sourire, des yeux pour les uns ou des bouches pour les autres.
Bien ordonné•e•s en cinq files nous passons les différentes tables : d’enregistrement, des médias libres et enfin des logements. Ils avaient prévu de pouvoir accueillir 3 500 personnes et ont donné un numéro de dortoir ou un emplacement de tente aux quelque 500 personnes que nous étions.
Le réveil collectif nous a emmenés vers les café-haricot-riz-tortilla en attendant l’inauguration.
Au pied de la haute scène une cérémonie nahua commence.
Mains en l’air, incantation envers dieu sait quel dieu, tambours, encens, danses nous convient au respect du culte et nous poussent aux questionnements sur liens entre luttes et religions, sur l’évolution des traditions, sur les schémas normés…
La voix du « prêtre » résonne telle celle de John Trudel au-dessus de rythmes et chants sacrés, une voix langoureuse peu coupée de ponctuation se tournant tour à tour vers les quatre points cardinaux.
Puis les comparticiones ont démarré. Après les prises de parole d’Ayotzinapa, c’est une présentation de la lutte d’Amilcingo. Cette commune fait partie des 82 communautés réparties sur trois États (Morelos, Tlaxcala et Puebla) touchées par le PIM, Projet intégral Morelos. Ce mégaprojet regroupe la construction d’une centrale thermoélectrique, un aqueduc, un gazoduc et comme projet d’avenir un couloir industriel. Nous nous trouvons à une quarantaine de kilomètres du volcan toujours en activité Popocatepetl, sur une zone sismique régulièrement agitée où la construction d’un gazoduc est plus qu’un danger, une aberration. La construction de l’aqueduc et de la centrale thermoélectrique prive les communautés d’une grande partie de l’eau nécessaire. On peut déjà observer un appauvrissement du sol. Le tout se réalise avec le plus haut dénigrement des populations, début des travaux sans permis, sans consultation ou information publique. Une résistance s’est développée avec blocage de route, détention d’autorités corrompues, affrontements avec les policiers fédéraux et bien sûr la répression inévitable. Pour appuyer cette lutte une radio a vu le jour en 2013, Radio communautaire Amilcinko.
S’ensuivent les comparticiones des autres membres du CNI, de la Sexta nationale et internationale, dans cet ordre. Le cadre des comparticiones se retrouvera quasi à l’identique sur les autres étapes.
Deux jours, deux fois huit heures où tour à tour les différent•e•s intervenant•e•s présenteront leur lutte, leur réussite ou échec, leur soutien et solidarité en cinq à quinze minutes chacun•e. Les centaines d’interventions de représentant•e•s formel•le•s de communautés ou groupes différaient entre celles du CNI et celles de la Sexta. Pour le CNI, on se retrouvait presque toujours sur le modèle d’Almicingo : une communauté fait face à un grand projet d’infrastructure qui tend à accaparer les terres collectives et les ressources naturelles. Les gens s’organisent et luttent. La répression s’abat. Dans la biodiversité des projets, on peut citer des aéroports, des autoroutes, des zones touristiques, des éoliennes industrielles, du gaz de schiste, des OGM, etc.
Les adhérent•e•s de la Sexta sont souvent plus urbains et ne se retrouvent pas à s’appuyer sur une communauté villageoise. Les thèmes variaient donc plus : migrations, prisonnièr•e•s politiques, occupations de terres ou de logement, projets collectifs, médias libres…
Un points commun étaient la solidarité exprimée.
L’écoute et l’attention patiente nous impressionneront. Les réactions nous réuniront.
À chaque fin d’intervention, le compañero ou la compañera terminera sa présentation par un, voire des slogans, que le « public » scandera et les enchaînera avec nombres d’autres. Cela donne une impression vivante de force collective.
Amilcingo a en quelques mois organisé cette étape au rythme de réunions et assemblées régulières avec la participation d’une soixantaine de communautés. Cela s’est traduit aussi par dix commissions. Des moins voyantes mais néanmoins importantes était celle de l’enregistrement des participants, du son, de l’hospitalité, la commission compte-rendu qui s’appliquera à retranscrire toute les présentations du festival. Ou celle des médias libres qui demandera formellement de ne pas réaliser de films, de prendre des photos panoramiques seulement dans les moments culturels. Il n’y avait pas de problème pour les enregistrements audio.
La commission culture a travaillé avec les enfants qui nous ont montré leur réalisation de masques, poèmes et musiques à la fin des comparticiones.
Puis viennent les commissions cuisine, toilette et santé aussi efficaces que les précédentes. Les femmes (évidemment) nous ont préparé de très bons repas dans une ambiance joyeuse et reposante. Une certaine fusion s’est réalisée malencontreusement entre ces trois commissions. Après être passé•e par la première, quelques heures plus tard dans la nuit un défilé muet, main sur le ventre, se dirigeait vers la seconde pour enfin tous se retrouver au petit matin à la troisième, puis retour à la seconde…
Efficace, tout est rentré en ordre dans nos intestins au cours de la seconde journée.
Une grande partie des hommes se retrouvaient (eux) dans la commission vigilance.
Cette impressionnante délégation, masquée ou pas, a assuré la garde du village et ses alentours jour et nuit en piquet ou à vélo.
Nous avons pu rencontrer cette fois des gens du village et des compartiteurs avec des discussions riches où l’on ressentait une curiosité réciproque et une base commune qui accélère la rencontre, mais déjà nous devions grimper dans les bus, direction Mexico City.
C’est le FPFVI-UNOPI, Front populaire Francisco Villa indépendant - Union nationale des organisations politiques de gauche (la France n’a pas de leçon à donner au Mexique en terme d’acronyme) qui accueillait le festival dans un de ses lieux, le Lienzo Charro.
Ce front que l’on surnomme les « panchos » occupent neuf lieux dans des quartiers pauvres de la ville. Il•le•s accueillent des gens dans le besoin de logement et ouvrent des lieux de grandeur conséquente. Ils essaient d’y construire une organisation autogérée de base communiste, sans police, avec un fonctionnement apparemment carré. Huit cents familles habitent la plus importante communauté, d’autres regroupent cent, cinq cents voire six cents familles.
Le Lienzo Charro, et ce dans tout le Mexique, est une sorte de manège pour le dressage des chevaux et est utilisé pour des spectacles équestres. Principalement activité de riches, les « panchos » l’ont mise en place pour les populations pauvres du quartier. C’est un lieu qui accueille de grands événements comme ce festival.
Ici, il•le•s assuraient l’accueil du CNI et la sécurité, impressionnant dispositif d’environ deux cents personnes, dont soixante-dix pour cent de femmes, muni•e•s d’un drapeau du front au manche ressemblant plus à celui d’une masse qu’à un porte-drapeau.
C’est un festival culturel qui nous attendait en cet endroit, trois jours de vente de produits zapatistes AOC et de concerts.
Au matin du quatrième jour, le 27 décembre, nous avons attendu quatre heures durant les bus pour partir dans l’État du Campeche à Monclova, qui se trouve à la frontière du Guatemala à quelque mille kilomètres de Mexico City.
Ce voyage fut une petite aventure qui a duré pour les plus chanceux vingt et une heures et pour les autres trente-huit heures. Quelques fois arrêté•e•s par la police ou les services d’immigration comme il est de coutume sur les routes mexicaines, les fédéraux ont voulu sur quelques kilomètres nous escorter, à un rythme très lent, pour notre sécurité. À ce moment-là, nous considérions que celle-ci n’était plus assurée, mais cela n’a duré qu’une heure ou deux.
Monclova nous attendait. Sa nature et son climat tropicaux nous ont surpris, ses moustiques agacés, ses alligators ont empêché les bains de nuit dans la magnifique rivière.
La vie et les comparticiones ressemblaient fort à l’étape d’Amilcingo, le tout rythmé par les pluies.
Monclova est une communauté où les femmes et les hommes du « mouvement de résistance civil du non-paiement de l’électricité » luttent depuis 2006 pour le droit au bon accès de l’énergie électrique et à un tarif juste.
Deux jours encore trop courts et nous repartions pour le centre du monde de la lutte, le Chiapas.
Nous sommes parti•e•s le 31 décembre en début d’après-midi de San Cristóbal de Las Casas pour le caracol d’Oventic où devait se dérouler une fête des résistances mais aussi la célébration de l’anniversaire du soulèvement zapatiste. Pour qui n’est jamais allé en territoire zapatiste, l’arrivée à Oventic, en plus dans le cadre du festival avec la masse des participant•e•s aussi bien zapatistes qu’autres, est impressionnante.
Les zapatistes, des grands-mères aux enfants, sont tou•te•s en passe-montagne ou avec le paliacate, le mouchoir-bandana rouge pour se dissimuler le visage. Le niveau d’organisation ne manque pas d’impressionner non plus : une scène énorme avec trois espaces de concert, un service de sécurité discret mais présent, des ambulances zapatistes, les écoles transformées en dortoir, etc.
La fin d’après-midi et le début de soirée commencent avec des concerts et le flux incessant d’arrivée des visiteur•se•s, ainsi qu’une bruine qui ne s’arrêtera de manière intermittente que pour laisser la place à de la vraie pluie. Hé oui, nous sommes dans les Altos du Chiapas, et cette humidité transforme le lieu un peu en « Ovenstock » comme le remarquait un ami. Les premiers concerts variaient entre le rap ou le reggae et les passe-montagnes étaient plus observateur•rice•s que danseur•se•s. Ce qui ne sera plus le cas quand nous passerons aux corridos [4] ou autres musiques typiquement mexicaine. La scène était décorée par un drapeau de l’EZLN, des banderoles du festival ou pour la libération des prisonnier•e•s politiques, et d’un drapeau mexicain deux à trois fois plus grands que n’importe quelles autres banderoles…
Vers 22 heures, heure mexicaine, donc vers 23 heures, heure zapatiste (qui est sur le fuseau horaire de Cuba), « l’acte civique » a commencé. On arrête la musique, les gens s’assoient sur le terrain de basket transformé en piste de danse pour l’occasion. Et aussi on ferme les points de vente (stand de nourriture ou d’artisanat). La délégation des familles et ami•e•s des disparus d’Ayotzinapa arrivent sur scène. Derrière elles•eux, une délégation de la commandance zapatiste et quelques personnes du CNI.
Avant les prises de paroles, il y a eu le chant de l’hymne mexicain puis un simili-défilé de soldats de l’armée zapatiste, sans arme mais avec deux drapeaux : un de l’EZLN et un du Mexique, forcément. Les discours ont commencé avec en premier ceux des familles des tués et disparus d’Ayotzinapa. Toujours émotionnellement très forts, les mots prononcés ont suscité des larmes chez certain•e•s participant•e•s de l’assemblée. Les familles ont évidemment remercié l’EZLN de la place qu’ils leur avaient accordée et ont fortement appuyé la nécessité de changement social profond, anticapitaliste. Leurs morts et disparus sont le fait du système politique et économique qu’il faut abattre.
Le porte-parole du CNI a pris la suite, dénonçant, avec tout autant de force et détermination, le capitalisme de plus en plus sauvage. La situation des indigènes n’est pas très riante entre les grands projets entraînant l’expropriation de leurs terres et la répression des mouvements s’y opposant, sans compter le racisme structurel de la société mexicaine contre elle•eux. Il faut s’organiser en bas et à gauche pour entrevoir une possibilité de changement.
Le sous-commandant insurgé Moisés a terminé les prises de parole avec un discours d’hommage aux tués et disparus d’Ayotzinapa et à leurs familles et ami•e•s. Le discours s’est d’ailleurs interrompu lorsque Moisés est allé donner l’accolade à chacun•e des membres de la délégation. Lors de l’énumération des 46 noms, 46 zapatistes ont défilé sur la scène pour enlacer les parents et ami•e•s. À chaque nom énoncé, la foule criait ¡presente !. Moisés a terminé par une invitation à continuer et renforcer la pensée critique, la théorie. Il y a nécessité, y compris dans les moments les plus difficiles, d’allier la théorie et la pratique, sinon nous perdons pied avec la réalité.
En guise de fin, après le chant de l’hymne zapatiste, un feu d’artifice a été tiré avec quelques fusées tombant un peu au petit bonheur la chance, y compris sur les tentes du camping…
La musique a repris ses droits jusqu’au petit matin après ce moment formel de politique et d’émotions. Sous la pluie et sans alcool, car la loi sèche zapatiste ne s’applique pas encore aux nuées et aux cieux…
Final et questionnements
Les 2 et 3 janvier avait lieu la clôture au Cideci [5] de San Cristóbal de Las Casas et c’était la foule des grands jours. Le premier jour a été un peu chaotique à cause de problèmes organisationnels, mais aussi répétitifs pour nous qui avions suivi toute les comparticiones, vu que c’était un résumé des étapes précédentes.
L’ambiance, due au nombre de personnes présentes, nous a un peu déstabilisés en particulier la distance qui s’est établie entre le CNI et les personnes de la Sexta nationale ou internationale. Les personnes du CNI n’étaient plus vraiment accessibles et avaient un traitement spécifique qui les plaçait dans une position de supériorité. Sans doute était-ce nécessaire pour le CNI lui-même, pour qu’il puisse se renforcer, mais pour nous qui avions vécu avec elle•eux à Amilcingo et Campeche, on trouvait la séparation un peu brutale. D’ailleurs cette séparation s’était déjà sentie lors des voyages en bus, le CNI ayant leur bus propres. Même si nous pouvons en comprendre les raisons, nous trouvons cela un peu dommage, car vu le temps passé en bus, des complicités et rencontres n’auraient pas manqué de se faire entre le CNI et la Sexta.
Nous retrouvions aussi l’ambiance de marché alternatif dans les allées du Cideci qui rappelait celui vécu à Mexico City. Des groupes, collectifs ou individus essayaient de payer leur voyage en vendant des articles, connotés révolutionnairement, sur un grand nombre de petits stands. Quand on voit l’état de l’économie mexicaine, on comprend qu’il faille trouver des ressources où c’est possible. Néanmoins, l’ambiance foire peut avoir un côté pesant.
Puisqu’on est dans les questions, une importante est ce qui s’est passé, ou plutôt ce qui ne s’est pas passé, lors de l’étape du festival culturel à Mexico City. L’ouverture a été une prise de parole des parents et ami•e•s d’Ayotzinapa. Mais pourquoi le 26 décembre, date anniversaire des trois mois de disparition et alors qu’une manifestation pour commémorer cette date avait lieu en ville, il ne s’est rien passé sur le Lienzo Charro ? Les concerts ont continué.
Un autre point qui a été un peu dur est la forme même des rencontres. Déjà que la bureaucratie était lourde mais sans doute nécessaire pour diminuer les risques d’infiltration et pour pouvoir gérer certains aspects matériels. Mais l’ultraformalisme des rencontres et cette organisation, très structurée, n’évitaient pas certains écueils. Le manque d’informations faisait qu’on était assez déresponsabilisé•e•s et qu’on n’avait pas de prise sur les rencontres. Et la forme « je présente ma lutte, mon groupe devant l’assemblée », sans question, retour ou discussion était aussi surprenante. Depuis notre point de vue, il manquait un espace d’échanges, de débats formels, petits groupes ou autre. Heureusement que le côté informel existait. Cet aspect aurait pu être plus important si nous avions partagé des tâches d’organisation collectives tels la nourriture, le nettoyage des espaces collectifs, etc.
Certains ressentis de ce festival touchent aussi au choc culturel. Le nationalisme mexicain est très présent, et par exemple on n’imaginerait pas faire une rencontre anticapitaliste en France sous le drapeau français. L’histoire colonisatrice de la France n’est pas la même que l’histoire colonisée du Mexique, et il faut bien réussir à exister à côté des USA, mais cela n’empêche pas quelques surprises pour nous qui nous battons pour la disparition des drapeaux nationaux.
Les concepts de droit, de justice, de démocratie étaient aussi assez questionnants. La justice émane-t-elle d’une assemblée communautaire, et de quelle manière ou est-elle une émergence d’une institution quelconque ? Le concept de démocratie était aussi souvent employé, sans une certaine ambiguïté entre une démocratie directe, assembléiste et une démocratie autre qui reste dans le cadre de la représentativité. La critique, juste, du mauvais gouvernement entraîne par renversement l’apologie du bon gouvernement. Mais quel est-il ? De quoi ou de qui, encore une fois, émane-t-il ? Jusqu’à quelle échelle est-il viable ?
Ces quelques points critiques ne sont en aucun cas des points de rupture ou des accusations faciles. Nous savons très bien les difficultés qu’il y a à construire un mouvement horizontal, antihégémonique et donc divers, et personne ne détient la vérité. Nous sommes enthousiasmés par ces rencontres, même si notre point de vue d’Européens blancs l’éclaire d’une lumière particulière et rien n’est jamais parfait.
Un pronunciamento [6] final a été écrit par le CNI et lu à la fin. Il relate dans des termes généraux les comparticiones, et il appelle au renforcement des luttes anticapitalistes, en bas et à gauche. Il n’y a pas de grandes décisions, accords ou projets dans ce texte, et c’est peut-être pas plus mal. D’abord qui a la légitimité de prendre de telles décisions ? Et ensuite, on a trop vu de grandes décisions qui n’étaient jamais appliquées ou de manière verticale du haut vers le bas. Le chemin, pas à pas, pour que « là où ceux d’en haut détruisent, ceux d’en bas construisent » se fera en prenant le temps de se rencontrer et se connaître. Mais ces formes évitent l’écueil de l’hégémonie d’un groupe, d’un courant de pensée et permet une diversité des acteur•trice•s et des stratégies suivant les contextes locaux.
Une idée a surgit au sein de celleux qui représentaient la Sexta internationale : l’organisation d’une tournée des familles et ami•e•s des disparus d’Ayotzinapa en Europe. Il reste énormément de questions sur les objectifs et les modes d’organisation. Vu la situation au Mexique, en particulier avec l’armée désormais dans le viseur du mouvement en solidarité avec Ayotzinapa, une pression internationale sur le gouvernement ne peut qu’être bénéfique.
À la prochaine, au prochain festival ?
Source : Radio Zinzine.
NOTES
En allemand : Erklärung nach dem Ersten Weltfestival des Widerstandes.
Retour et analyse sur le Festival Mondial des Résistances et Rébellion
L'EZLN a convoqué en cette fin d'année 2014 le Premier Festival mondial des résistances et rébellions contre le capitalisme. Cette initiative est une nouvelle tentative des zapatistes de s'ouvr...